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Indalex : Quelle en est l’incidence sur les régimes de retraite?

Auteur(s) : Lesha Van Der Bij, Anthony Devir

11 février 2013

 

         

« L’insolvabilité d’une entreprise met en péril de nombreux intérêts. Le créancier pourrait ne pas recouvrer sont dû, l’investisseur, perdre la somme investie et l’employé, se retrouver sans emploi. Lorsque l’entreprise est le promoteur du régime de retraite de ses employés, les prestations promises par le régime ne sont pas à l’abri du risque couru. Les faits à l’origine des présents pourvois illustrent la concrétisation de ce risque. Régimes de retraite et créanciers se retrouvent dans une situation où, à cause de l’insuffisance de l’actif, les uns sauvent leur mise, les autres non. De manière très générale, le présent pourvoi soulève la question de savoir de quelle manière le droit pondère les intérêts des bénéficiaires d’un régime de retraite et ceux d’autres créanciers. » 1

 

Le 1er février2013, la Cour suprême du Canada a rendu une décision fort attendue dans l’affaire Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, qui a opposé les prétentions de retraités à celles de créanciers garantis dans le contexte de l’insolvabilité de l’employeur et promoteur de régimes de retraite.

Les retraités ont-ils perdu la bataille, mais gagné la guerre?

La décision de la Cour suprême dans Indalex a largement infirmé une décision antérieure de la Cour d’appel de l’Ontario dans cette affaire, qui avait tranché en faveur des prétentions des retraités et qui avait créé une certaine incertitude chez les prêteurs, les avocats en droit de l’insolvabilité et les acteurs du secteur des régimes de retraite. Bien que la Cour suprême ait finalement tranché en faveur des créanciers garantis dans l’affaire Indalex, elle semble vouloir attribuer à l’avenir un rôle plus important aux participants à un régime de retraite en ce qui a trait aux procédures d’insolvabilité. De plus, même si la Cour suprême a clarifié un certain nombre d’incertitudes liées à la décision de la Cour d’appel de l’Ontario, elle a peut-être soulevé plus de questions qu’elle n’a apporté de réponses.

En bref, la Cour suprême est arrivée aux conclusions suivantes :

  • les dispositions de la Loi sur les régimes de retraite (« LRR ») de l’Ontario relatives à la fiducie réputée s’appliquent à latotalitédes montants que l’employeur doit payer aux termes de la LRR à l’égard du déficit de liquidation d’un régime de retraite;
  • en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale, une ordonnance prononcée dans le cadre d’une procédure relevant de la LACC donnant priorité à une charge de débiteur‑exploitant (« DE ») sur une fiducie réputée provinciale est exécutoire;
  • les intérêts commerciaux d’Indalex sont entrés en conflit avec ses obligations fiduciaires à titre d’administrateur des régimes de retraite à certaines étapes de la procédure d’insolvabilité, et Indalex a manqué à ses obligations fiduciaires en omettant de prendre les mesures que l’existence de ce conflit commandait; toutefois, l’imposition d’une fiducie par interprétation à l’égard du déficit de liquidation du régime ne constituait pas une réparation appropriée pour ces manquements.

La décision est importante et apporte des éclaircissements utiles sur les questions de la prépondérance et de la portée de la fiducie réputée établie en vertu de la LRR dans la foulée de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario. La Cour suprême a cependant laissé un certain nombre de questions non résolues en ce qui a trait à l’application de la fiducie réputée aux liquidations déclarées avec effet rétroactif, ainsi qu’à la gouvernance des régimes de retraite, ce qui pourrait poser des défis aux employeurs qui exercent la double fonction de promoteur et d’administrateur de régime de retraite.

Contexte

Le 3 avril 2009, Indalex Limited (Indalex) a obtenu la protection contre ses créanciers sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC). Quelques jours plus tard, soit le 8 avril 2009, le tribunal chargé d’appliquer la LACC a permis à Indalex d’obtenir un financement de débiteur-exploitant (« DE »), accordant des prêts à Indalex afin de lui permettre de poursuivre ses activités pendant la période de restructuration. Le tribunal chargé de l’application de la LACC a accordé aux prêteurs DE une superpriorité sur l’ensemble de la dette existante, des titres de participation et des autres créances, et indiqué expressément que cela incluait les fiducies réputées et les privilèges d’origine législative. Le prêt DE était également garanti par Indalex É.-U.

Indalex a présenté une motion en vue de faire approuver la vente de son actif et de faire approuver la distribution du produit de la vente aux prêteurs DE. À l’audience sur l’approbation de la distribution le 20 juin 2009, deux groupes de participants des régimes ont contesté la distribution proposée aux prêteurs DE, en faisant valoir que l’actif d’Indalex correspondant au montant du déficit de liquidation dans les deux régimes de pension à prestations déterminées parrainés et administrés par Indalex (le « régime des salariés », qui avait été liquidé, et le « régime des cadres », qui ne l’avait pas encore été à ce moment-là) faisait l’objet d’une fiducie réputée et devait être remis aux régimes en priorité sur les prêteurs DE.

Le tribunal chargé d’appliquer la LACC a approuvé la distribution des montants de la vente aux prêteurs DE, mais a également ordonné au contrôleur de retenir un fonds en réserve, en attendant la décision relative aux droits des participants des régimes, suffisant pour couvrir les déficits dans le régime des salariés et le régime des cadres. Indalex É.-U., à titre de caution, a versé aux prêteurs DE le montant impayé du prêt et acquis de ce fait les droits des prêteurs DE d’être payés par prélèvement sur l’actif d’Indalex. Indalex É.-U. a donc réclamé sa part du produit de la vente retenu par le contrôleur dans le fonds en réserve, et les deux groupes de participants des régimes ont continué d’affirmer que ces sommes devaient être versées aux régimes de retraite.

La décision de la Cour d’appel de l’Ontario

La Cour d’appel de l’Ontario a examiné les dispositions de la LRR imposant une fiducie réputée à la liquidation d’un régime de retraite et établi que ces dispositions s’appliquaient à tous les montants que l’employeur était tenu de payer pour liquider le passif au titre de ses régimes de retraite. La Cour d’appel a alors conclu que le montant visé par la fiducie réputée devait être payé en priorité sur les montants dus aux prêteurs DE, malgré leur superpriorité. La Cour d’appel de l’Ontario a également conclu qu’Indalex avant manqué à ses obligations fiduciaires envers les participants du régime des salariés et du régime des cadres, et que la réparation appropriée pour ces manquements était l’imposition d’une « fiducie par interprétation » sur l’actif d’Indalex établie au montant des déficits de liquidation dans les régimes.

La décision de la Cour suprême du Canada

La Cour suprême s’est principalement attardée aux aspects suivants : i) la portée de la fiducie réputée créée en vertu de la LRR; ii) la priorité de la fiducie réputée sur la charge DE; et iii) les manquements allégués d’Indalex à son obligation fiduciaire et la réparation appropriée pour ces manquements.

Portée de la fiducie réputée

Les juges ont conclu, à quatre contre trois, que la fiducie réputée établie par le paragraphe 57(4) de la LRR s’appliquait aux déficits de liquidation « compte tenu du texte, du contexte et de l’objet » de l’article 75 de la LRR. L’article 75 prévoit que l’employeur d’un régime liquidé verse à la caisse de retraite un montant égal au total de tous les paiements dus ou accumulés qui n’ont pas encore été versés (al. 75(1)a)), en plus de toute somme supplémentaire requise du fait que la valeur de l’actif du régime de retraite est inférieure à celle de certaines prestations dues aux participants des régimes en Ontario (al. 75(1)b)).

Les juges majoritaires ont fait remarquer que l’alinéa 75(1)b) prévoyait que l’employeur verse un « montant » calculé à partir de la valeur de l’actif et du passif accumulés, lorsque le régime est liquidé. Les juges majoritaires ont déterminé que cette disposition n’exigeait pas que la totalité du passif puisse être calculée à la date de la liquidation, mais ont plutôt indiqué qu’aucun droit au titre de la pension ne pouvait prendre naissance après cette date. Autrement dit, « une cotisation est "accumulée" lorsque le passif est entièrement constitué, même si le paiement lui‑même ne devient exigible que plus tard ». Les juges majoritaires ont conclu que les « cotisations au titre du déficit de liquidation » faisaient l’objet de la fiducie réputée à la date de la liquidation, quelle que soit la période d’amortissement disponible en vertu de la LRR pour payer l’ensemble de ces cotisations.

Les juges majoritaires ont trouvé un autre élément soutenant cette position en examinant l’historique de la LRR, qui, selon eux, montre l’élargissement du concept de fiducie réputée au fil des ans et la nature réparatrice de la fiducie réputée créée par les dispositions de la LRR, ce qui favorise une interprétation plus large de la loi.

Même si les juges majoritaires ont affirmé qu’une liquidation était nécessaire pour que la fiducie réputée s’applique (elle ne s’applique pas à une entreprise en exploitation ni à un déficit de solvabilité), on ignore si la conclusion serait la même lorsque la liquidation du régime de retraite est ordonnée après le début de la procédure en application de la LACC. Par exemple, la fiducie réputée s’appliquerait-elle dans un cas où, après le début d’une procédure relevant de la LACC, le surintendant des institutions financières (le « surintendant ») prononcerait une ordonnance en vue de liquider un régime de retraite à une date de prise d’effet antérieure au début de la procédure en application de la LACC? On peut d’ailleurs se demander si le surintendant serait même en mesure de prononcer pareille ordonnance de liquidation ou s’il n’en serait pas empêché par une ordonnance de suspension des procédures prononcée dans le cadre de l’instance relevant de la LACC.

Priorité de la fiducie réputée et de la charge DE

En ce qui concerne l’aspect de la priorité, la Cour suprême a convenu à l’unanimité que la superpriorité accordée à la charge DE en vertu de la LACC l’emportait sur la fiducie réputée créée par la LRR, du fait de la doctrine de la prépondérance fédérale.

Manquement à l’obligation fiduciaire

Même si elle a conclu que le financement DE avait préséance sur la fiducie réputée créée par la LRR, la Cour suprême devait déterminer s’il était possible d’imposer une réparation en equity, pouvant avoir préséance sur toutes les priorités, pour tout manquement par Indalex à son obligation fiduciaire envers les bénéficiaires des régimes. Les juges Deschamps et Cromwell ont rédigé des décisions concordantes distinctes quant au manquement à l’obligation fiduciaire, mais ils étaient en grande partie d’accord sur les conclusions suivantes :

Portée des conflits d’intérêts

  • La Cour d’appel a fait une interprétation beaucoup trop large du risque de conflit d’intérêts et de l’obligation fiduciaire d’un administrateur. Par exemple, la décision d’Indalex de demander l’ordonnance initiale accordant une suspension des procédures sous le régime de la LACC n’avait pas, à elle seule, donné lieu à un conflit d’intérêts. Les juges majoritaires ont admis que cette demande initiale avait été présentée dans une « situation d’urgence » exigeant une action immédiate par Indalex.
  • Selon le juge Cromwell, « il y a donc conflit d’intérêts lorsqu’il existe un risque important que les obligations de l’employeur-administrateur envers la société nuisent de façon appréciable à la défense des intérêts des bénéficiaires d’un régime. » Dès lors qu’Indalex a commencé à prendre des mesures dans le cadre de la procédure en application de la LACC qui risquaient de nuire à sa capacité de capitaliser les régimes de retraite (p. ex. en demandant l’autorisation de la charge DE), il y avait un risque que les bénéficiaires des régimes soient touchés de manière défavorable et les intérêts commerciaux d’Indalex sont entrés en conflit avec ses obligations à titre d’administrateur des régimes.

La théorie des « deux chapeaux »

  • Bien que les juges majoritaires aient reconnu la « double fonction » d’un employeur-administrateur et les obligations potentiellement concurrentes envers la société et les participants des régimes, ils ont rejeté l’argument voulant qu’Indalex puisse omettre de prendre des mesures pour régler le conflit d’intérêts potentiel sous prétexte qu’elle portait le « chapeau » de dirigeant de la société. La juge Deschamps s’est montrée particulièrement critique à l’égard de la théorie des « deux chapeaux », en faisant remarquer que, dès qu’elle avait constaté l’existence d’un conflit potentiel, Indalex aurait dû, en tant qu’administrateur des régimes, trouver une solution pour assurer la protection des intérêts des participants.

Réparations

  • La Cour suprême a évoqué différentes solutions possibles aux conflits d’intérêts. La juge Deschamps a soutenu que toute solution devait « être adaptée au problème » et qu’une solution donnée ne vaudrait pas nécessairement pour tous les cas, ce qui pourrait vouloir dire qu’Indalex doive tenir les participants informés de la motion en autorisation du financement DE, qu’elle trouve un administrateur substitut pour le régime ou qu’elle nomme un avocat pour représenter les participants. Le juge Cromwell a suggéré que le débiteur qui se trouve en situation de conflit soit tenu d’en informer le juge chargé d’appliquer la LACC afin de profiter de l’expertise et des connaissances de celui-ci pour déterminer la meilleure façon de faire en sorte que les intérêts des bénéficiaires des régimes soient dûment représentés. Même si le juge Cromwell a laissé entendre que le juge chargé d’appliquer la LACC pourrait choisir de nommer un administrateur substitut, il a paru accepter l’idée qu’il puisse être suffisant que l’employeur-administrateur agisse comme s’il était un administrateur indépendant. Le juge LeBel (juge dissident) est même allé jusqu’à affirmer qu’Indalex aurait dû régler le conflit d’intérêts en renonçant immédiatement à sa fonction d’administrateur des régimes de retraite et en la transférant avec diligence à un administrateur indépendant.
  • Malgré le manquement d’Indalex à son obligation fiduciaire, la Cour a conclu à la majorité (cinq juges contre deux) que la fiducie par interprétation ordonnée par la Cour d’appel de l’Ontario ne constituait pas une réparation appropriée dans les circonstances. Plus particulièrement, les deux juges ont fait remarquer qu’aucun bien ni actif ne résultaient « des actes de l’auteur du manquement ».

Incidences concrètes

Conflits d’intérêts

Même si la Cour suprême a conclu à l’unanimité qu’Indalex avait manqué à son obligation fiduciaire envers les participants de ses régimes de retraite, elle semble avoir eu du mal à déterminer quels conflits avaient donné lieu aux manquements et, du coup, à quel moment ces conflits étaient apparus, dans quelle mesure le régime législatif avait permis ces conflits et ce qu’il convenait de faire (et quand) pour éviter ou éliminer les conflits. Néanmoins, les promoteurs de régime seront sans doute réconfortés par les conclusions suivantes, partagées par une majorité de juges :

  • l’omission d’Indalex de fournir aux bénéficiaires des régimes un avis raisonnable de la motion en autorisation du financement DE constitue sans équivoque un moment où il y a eu manquement à l’obligation fiduciaire;
  • la double fonction d’un employeur à titre de promoteur et d’administrateur de régime de retraite est enchâssée dans les lois sur les régimes de retraite, comme le risque qu’un conflit d’intérêts survienne dans le cadre de l’exercice des obligations particulières et parfois concomitantes d’une entreprise liées à chacune de ses fonctions.

Nomination d’un administrateur substitut

En théorie, la suggestion qu’un administrateur substitut soit nommé comme solution à un conflit d’intérêts que l’employeur-administrateur doit régler pour s’acquitter correctement de sa double fonction en vertu du régime de retraite paraît une option raisonnable. Or, un certain nombre de facteurs juridiques et pratiques doivent être pris en considération lorsqu’on évalue la pertinence de cette option.

  • Les lois surles régimes de retraite fixent des limites précises en ce qui a trait aux personnes pouvant assumer les fonctions d’administrateur d’un régime de retraite et, dans le contexte de la plupart des régimes à entreprise unique du secteur privé, l’employeur-promoteur est l’administrateur du régime de retraite.
  • Même si l’administrateur du régime de retraite peut déléguer certaines décisions et tâches administratives à des comités, à des personnes ou à des tiers compétents, les lois provinciales et fédérales en matière de régimes de retraite ne lui permettent pas de désigner simplement une société indépendante pour remplacer l’employeur à titre d’administrateur.
  • Les lois sur les régimes de retraite permettent à l’organisme de contrôle des régimes de retraite de nommer un tiers administrateur substitut dans certaines circonstances (p. ex. en Ontario, après une déclaration de liquidation de régime, lorsque l’administrateur omet de prendre les mesures qui s’imposent); toutefois, à tout le moins en Ontario, des dispositions plus générales autorisant l’organisme de contrôle à nommer un administrateur dans certaines circonstances ne sont pas encore en vigueur, et rien n’indique que ces circonstances engloberont les situations de conflits d’intérêts potentiels. Même pour les régimes de retraite sous réglementation fédérale, l’organisme de contrôle a hésité jusqu’ici à nommer un administrateur substitut lorsque l’administrateur actuel est une entreprise en exploitation.

Gouvernance des régimes de retraite

La Cour suprême semble avoir précisé la théorie des « deux chapeaux », qui porte sur les situations de conflit inhérent à la double fonction d’une entreprise à titre de promoteur et d’administrateur de régime de retraite. Les juges ont fourni certaines orientations, dans le contexte de la procédure d’insolvabilité, sur les situations pouvant donner lieu à un conflit d’intérêts lorsqu’une entreprise exerce la double fonction d’employeur et d’administrateur. Ils ont cependant donné peu de lignes directrices sur ce que l’entreprise était censée faire pour régler un conflit d’intérêts en dehors d’une instance en matière d’insolvabilité.

Même si l’arrêt Indalex reconnaît que la LRR permet l’exercice d’une double fonction, la décision semble exiger : i) une analyse approfondie, par l’employeur, de l’effet potentiel de tout processus décisionnel sur les bénéficiaires des régimes de retraite; et ii) la prise de mesures pour éviter la prise de décisions en situation de conflit ou, à tout le moins, pour que les intérêts des bénéficiaires soient représentés de façon indépendante. Les administrateurs de régime estimeront peut-être utile de mettre en place des protocoles afin de repérer ces conflits potentiels et de définir la marche à suivre pour les éviter, que ce soit en tenant les participants informés ou par d’autres moyens.


1 L’honorable juge Albert Thomas Cromwell.