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Compétence des tribunaux canadiens : jusqu’où le « long bras de la justice » s’étend-il?

Auteur(s) : Jacqueline Code, Laura Fric

9 décembre 2015

En 2015, les tribunaux canadiens ont continué de réfléchir au rôle qu’ils devraient jouer dans le cadre de litiges comportant d’importants éléments étrangers. La question se pose en effet de plus en plus souvent, en raison de la mondialisation et des nouvelles formes que prend l’activité commerciale, d’où l’importance de comprendre les ramifications des décisions des tribunaux, aussi bien pour les entreprises canadiennes qu’étrangères.

Plusieurs causes soumises aux tribunaux canadiens l’an dernier ont abordé de grandes questions : les lois canadiennes devraient-elles s’appliquer aux entreprises qui ne sont pas physiquement présentes au Canada? Quelles limites sont ou devraient être appliquées à la bonne volonté du Canada de s’en remettre aux systèmes juridiques étrangers? Dans quelle mesure le Canada devrait-il fournir une aide juridique aux parties à un litige qui sont touchées par des activités commerciales étrangères au Canada? Dans quelles circonstances les tribunaux canadiens devraient-ils refuser d’intervenir dans des affaires qui devraient être tranchées par un tribunal étranger ou qui exercent une pression excessive sur les ressources judiciaires canadiennes?

Certaines causes importantes jugées en 2015 démontrent la nécessité pour les tribunaux canadiens d’adapter des concepts juridiques traditionnels à des faits qui n’ont rien de traditionnel, qu’il s’agisse de moteurs de recherche Internet n’ayant qu’une cyberprésence au Canada ou de sites de médias sociaux assortis de conditions d’utilisation potentiellement contraignantes dont les utilisateurs ne prennent pas toujours connaissance.

Causes marquantes en 2015

Voici quelques-unes des causes marquantes qui ont examiné ces questions en 2015.

  • Equustek Solutions Inc. c. Google Inc. – Dans cette affaire, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé une injonction ordonnant à Google de retirer un site Web complet de son index de recherche mondial, et pas seulement les résultats de recherche trouvés par Google.ca. Cette décision est venue appuyer le litige en cours du demandeur contre le défendeur dans cette province fondé sur l’utilisation inappropriée de renseignements confidentiels et l’utilisation illégitime de secrets commerciaux. Google n’était pas partie à ce litige. Le tribunal canadien a jugé qu’il avait compétence sur le géant de la recherche sur le Web, même si Google n’avait pas de présence physique en C.-B. La Cour a conclu que Google exerçait des activités en C.-B. parce qu’elle avait vendu de la publicité à des résidents de la C.-B., dont les défendeurs, et avait indexé des sites Web situés dans la province et/ou appartenant à des résidents de la province. Cette décision pourrait être une bonne nouvelle pour les entreprises qui cherchent à élargir la gamme de recours en cas de concurrence déloyale découlant de produits contrefaits ou de contenu reproduit illégalement et vendu ou distribué en ligne par des personnes qui tentent de se soustraire aux ordonnances des tribunaux.

Mais cette décision est également une mise en garde aux fournisseurs d’infrastructures techniques ou commerciales sur Internet, même s’ils n’ont pas d’établissement au Canada. D’autres causes viendront sans doute définir l’importance requise des activités au Canada pour qu’un tribunal canadien se déclare compétent, ainsi que la portée des recours disponibles à l’encontre d’une société Internet. (Pour obtenir un supplément d’information, se reporter à notre bulletin Actualité intitulé « La Cour d’appel de la Colombie-Britannique confirme une injonction au sujet de résultats de recherche globale ».)

  • Douez c. Facebook, Inc. – En revanche, la Cour d’appel de la C.-B. a déclaré qu’elle n’avait pas compétence à l’égard d’une demande d’autorisation de recours collectif contre Facebook présentée par des résidents de la Colombie-Britannique. Ces résidents prétendaient que la publication de leur nom ou de leur photo dans un élément publicitaire de Facebook violait la loi de cette province intitulée Privacy Act. Or, les modalités d’utilisation de Facebook comprennent une clause stipulant que tout différend devait être porté devant les tribunaux de la Californie.La Cour d’appel a conclu que cette clause stipulant le choix des tribunaux était claire et exécutoire, malgré les dispositions de la Privacy Act qui stipulaient que les actions en vertu de cette loi devaient être entendues et jugées par la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Cette disposition de la loi de la C.-B. ne pouvait pas lier les tribunaux de la Californie, ni retirer à un tribunal étranger la compétence qu’il aurait autrement eue en vertu de ses propres lois. Le tribunal de la Californie aurait donc eu à examiner l’effet de cette disposition aux termes de ses propres lois. Bien que la Cour d’appel ait déclaré qu’elle aurait évalué la preuve de « motifs sérieux » pour lesquels le tribunal refuserait d’appliquer la clause stipulant le choix des tribunaux, les demandeurs n’ont présenté aucune preuve en ce sens.

 
Cette affaire confirme que les législatures du Canada sont limitées dans leur capacité à réserver aux tribunaux canadiens le droit de se prononcer sur des questions qui découlent de leurs propres lois. Toutefois, les participants au commerce en ligne, y compris les médias sociaux, seront rassurés de savoir que des modalités d’utilisation qui sont claires seront appliquées, même si cela oblige un résident canadien à intenter une poursuite dans un ressort étranger comme la Californie. (Pour obtenir un complément d’information, se reporter à notre bulletin d’Actualités intitulé « La Cour d’appel de la C.-B. suspend une demande de recours collectif contre Facebook pour atteinte à la vie privée en se fondant sur une clause stipulant le choix des tribunaux applicables » sur osler.com.)

  • Kaynes c. BP plc – Le 26 mars 2015, la Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation d’en appeler de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario établissant qu’un recours collectif en matière de valeurs mobilières ne devrait pas être entendu en Ontario. Les demandeurs étaient des résidents canadiens qui avaient acheté des actions de BP inscrites à la cote de la Bourse de New York et de bourses européennes. BP avait cessé d’être un émetteur assujetti en vertu des lois ontariennes sur les valeurs mobilières, mais restait tenue de remettre des documents d’information à ses actionnaires situés au Canada. Les demandeurs alléguaient que certains de ces documents contenaient des présentations inexactes des faits faites avant et après le déversement d’hydrocarbures de la station Deep Water Horizon dans le golfe du Mexique qui avaient fait chuter le prix de leurs actions. Un recours collectif semblable avait été entrepris aux États-Unis par des actionnaires qui avaient acheté des actions de BP inscrites à la cote de la Bourse de New York. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé qu’il y avait suffisamment de facteurs de rattachement à l’Ontario (les documents d’information de BP ayant été reçus par les demandeurs au Canada) pour que la Cour ontarienne ait compétence à l’égard du recours collectif. La Cour d’appel de l’Ontario a cependant convenu avec BP qu’un tribunal ontarien n’était pas le forum le plus approprié (forum non conveniens) pour trancher ce litige, confirmant ainsi que, même si un tribunal ontarien avait compétence à l’égard d’un litige comportant un aspect de droit étranger, on devrait se poser la question additionnelle de savoir s’il devrait se saisir du litige.

 
Les États-Unis et l’Europe étaient manifestement des territoires de compétence plus appropriés pour de nombreuses raisons. Le recours collectif intenté aux États-Unis visait une période semblable et s’appliquait à tous les actionnaires de BP, dont les demandeurs, qui avaient acheté leurs actions alors qu’elles étaient inscrites à la cote de la Bourse de New York. Les lois sur les valeurs mobilières des États-Unis conféraient aux tribunaux américains une compétence exclusive à l’égard de poursuites alléguant des déclarations fausses ou trompeuses faites sur le marché secondaire à l’égard de titres inscrits à la cote d’une bourse de valeurs américaine. Comme la réclamation des demandeurs était largement fondée sur les obligations d’information imposées par les lois américaines sur les valeurs mobilières (BP n’étant plus un émetteur assujetti en Ontario), il était approprié, par déférence envers les tribunaux des États-Unis, que le tribunal canadien s’en remette à leur juridiction. Ainsi, les résidents canadiens qui avaient acquis leurs actions de BP négociées aux bourses de Londres ou de l’Allemagne pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que leurs réclamations soient régies par les lois sur les valeurs mobilières de ces territoires.
 

Enfin, la Cour souhaitait éviter une multiplication d’instances ayant une identité d’objet et de parties sur plusieurs territoires de compétence. Elle a ainsi non seulement favoriser l’ordre et l’équité, mais également l’économie des ressources judiciaires canadiennes.

  • Chevron Corp. c. Yaiguaje – Les demandeurs cherchaient à faire reconnaître et à exécuter au Canada un jugement d’un montant d’environ 9 milliards de dollars américains qui avait été qualifié de « frauduleux » par le Southern District de New York (SDNY). Les demandeurs ont obtenu ce jugement en Équateur à l’issue d’une poursuite alléguant des dommages à l’environnement qui seraient imputables au prédécesseur de Chevron Corporation. La Cour suprême du Canada a déterminé, dans une décision rendue le 4 septembre 2015, qu’un demandeur ayant obtenu un jugement dans un territoire de compétence étranger n’a pas à établir de liens entre le défendeur étranger (en l’occurrence, Chevron Corporation) et l’Ontario – soit par sa présence en Ontario, soit du fait qu’il est propriétaire de biens situés dans cette province – pour qu’un tribunal ontarien puisse être saisi de la question de savoir si le jugement étranger devrait être reconnu et exécuté en Ontario. La décision de la Cour suprême du Canada a seulement permis aux demandeurs de « mettre un pied dans la porte ». Elle permet au tribunal canadien de se déclarer compétent à l’égard du litige et de décider si le Canada devrait reconnaître et exécuter le jugement. Un long procès avait été tenu dans le SDNY, à l’issue duquel le tribunal américain a conclu que le jugement avait été rendu à la suite d’une multitude d’actes frauduleux, y compris des pots-de-vin versés à des juges équatoriens et des menaces proférées à leur endroit. Le SDNY a conclu que les avocats des demandeurs avaient enfreint la loi fédérale américaine intitulée Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act (RICO) et s’étaient rendus coupables d’extorsion, de blanchiment d’argent, de fraude électronique, de violations de la loi intitulée Foreign Corrupt Practices Act, de subornation de témoins et d’entrave à la justice pour obtenir ce jugement équatorien et tenter de dissimuler leurs crimes. 

Les prochains chapitres de l’histoire de Chevron au Canada restent à être rédigés. Les tribunaux entendront au moins une partie de l’histoire en 2016.

Ces affaires portent à croire que, dans un contexte où les activités commerciales sont de plus en plus mondiales et de moins en moins rattachées à un territoire physique, les tribunaux continueront de faire face à des situations nouvelles et complexes. Les limites de concepts traditionnels comme ceux de « compétence » et de « forum approprié » continueront d’être mises à l’épreuve. Cela aura des conséquences pour toutes les parties concernées. Plus particulièrement, les entreprises qui n’ont qu’une « cyberprésence » au Canada devront suivre de près l’évolution du droit dans ce domaine afin de déterminer à quel moment le système juridique canadien peut commencer à s’appliquer à leurs activités.

Remarque : Osler représente Facebook, BP et Chevron.