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Nelson (Ville) c. Marchi [Marchi], 2021 CSC 41, est la dernière mise à jour de la Cour suprême du Canada sur le droit de la responsabilité gouvernementale en matière de négligence. La Cour a jugé que les municipalités peuvent être poursuivies pour le déneigement négligent. Ce faisant, la Cour a créé un nouveau critère juridique pour déterminer quand les responsables gouvernementaux sont à l’abri des poursuites pour négligence.
Les principaux éléments à retenir de cette décision sont les suivants :
- L’arrêt Marchi n’a pas radicalement changé le droit de la responsabilité gouvernementale en matière de négligence.
- À la suite de l’arrêt Marchi, les tribunaux inférieurs devront examiner quatre facteurs pour déterminer si la conduite du gouvernement bénéficie de l’immunité à l’égard de la responsabilité :
- le niveau hiérarchique et les responsabilités de la ou des personnes qui décident;
- le processus suivi pour arriver à la décision;
- la nature et la portée des considérations budgétaires;
- la mesure selon laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs.
- Il n’est pas clair si l’arrêt Marchi a clarifié la loi dans ce domaine ou s’il conduit à davantage d’incertitude et d’imprévisibilité. Cet article présente les aspects du jugement qui pourraient susciter l’incertitude.
- La portée de l’arrêt Marchi est limitée, et certaines questions importantes relatives à la responsabilité du gouvernement en cas de négligence n’ont pas été abordées. Ces questions non résolues comprennent celles qui suivent :
- l’effet de lois comme la Loi de 2019 sur la responsabilité de la Couronne et les instances l’intéressant[1] qui régissent les limites de l’immunité gouvernementale;
- comment l’analyse peut être différente pour les réclamations portant sur des pertes économiques pures, plutôt que des dommages corporels. En règle générale, les tribunaux ont été réticents à conclure à l’existence d’une obligation de diligence pour des réclamations portant sur des pertes purement économiques.
En règle générale, pour présenter une action pour négligence, le demandeur doit démontrer que le défendeur avait une obligation de diligence, que le défendeur a enfreint la norme de diligence attendue d’une personne raisonnable dans sa position, que le manquement du défendeur à la norme de diligence a causé un préjudice au demandeur et que ce dernier a subi des dommages en conséquence de ce préjudice.
L’arrêt Marchi traite principalement du premier élément, à savoir si un responsable du gouvernement a une obligation de diligence envers un particulier ou si le responsable du gouvernement bénéficie d’une immunité à l’égard de la responsabilité. La loi reconnaît depuis longtemps que les organismes gouvernementaux n’ont pas d’obligation de diligence envers les particuliers en ce qui concerne les décisions de « politique générale fondamentale », car cela entraînerait une ingérence judiciaire inappropriée dans les affaires des autres branches du gouvernement[2].
Dans l’abstrait, cette proposition est inattaquable. Mais dans la pratique, les tribunaux ont observé depuis des décennies que la frontière entre les décisions de politique générale qui jouissent de l’immunité et les décisions opérationnelles qui entraînent la responsabilité est manifestement difficile à tracer[3]. Un texte de référence l’a même qualifié de domaine le plus « incertain et litigieux » du droit de la négligence[4].
Dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême donne des lignes directrices sur la manière de tracer cette ligne.
Contexte
Dans l’affaire Marchi, il s’agissait de savoir si les pratiques de déneigement de la ville de Nelson constituaient une « politique générale fondamentale », de sorte qu’elle bénéficiait d’une immunité à l’égard de la responsabilité, ou si les pratiques de déneigement constituaient une une question opérationnelle pouvant donner ouverture à une poursuite.
La demanderesse, Mme Marchi, s’est gravement blessée à la jambe en tentant d’escalader un banc de neige créé par la ville. Cela s’est produit alors que la ville était encore en train de déneiger et de sabler les rues et les trottoirs après une tempête de neige. La ville avait temporairement laissé le banc de neige en place afin de pouvoir déneiger en priorité d’autres zones[5].
Mme Marchi a poursuivi la ville pour négligence en raison de la création d’un banc de neige sans passage pour les piétons. La ville a fait valoir qu’elle bénéficiait d’une immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence parce que les décisions sur la façon de déneiger et les tâches prioritaires de déneigement étaient des questions de « politique générale fondamentale ».
La Cour suprême de la Colombie-Britannique a donné raison à la ville et a rejeté l’action. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a plutôt été d’avis contraire. La Cour d’appel a relevé de graves manquements dans l’analyse du juge de première instance et a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
La décision de la Cour suprême du Canada
La Cour suprême du Canada s’est rangée à l’avis de la Cour d’appel, mais a fait un pas de plus. Alors que la Cour d’appel a renvoyé l’ensemble du dossier pour la tenue d’un nouveau procès, la Cour suprême a tranché une partie de l’analyse à l’égard de la négligence − à savoir que la ville avait une obligation de diligence envers Mme Marchi et que ses actions ne constituaient pas des décisions politiques bénéficiant de l’immunité − de son propre chef, et a renvoyé uniquement les autres questions pour un nouvel examen conformément à ses motifs.
Comme nous l’avons vu plus haut, la Cour suprême tente de clarifier l’analyse appropriée pour déterminer si une action gouvernementale est une « politique générale fondamentale » jouissant de l’immunité dans l’arrêt Marchi. Elle ne prétend pas apporter un changement radical au droit dans ce domaine. Elle s’appuie plutôt sur la jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45.
La nouvelle analyse effectuée dans l’arrêt Marchi exige qu’un tribunal mette en balance quatre facteurs afin de déterminer si le comportement contesté est une « politique générale fondamentale » jouissant de l’immunité ou une question opérationnelle pouvant donner ouverture à une poursuite :
- le niveau hiérarchique et les responsabilités de la ou des personnes qui décident;
- le processus suivi pour arriver à la décision;
- la nature et la portée des considérations budgétaires;
- la mesure selon laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs[6].
La Cour a également expliqué comment ces facteurs devaient opérer.
- En ce qui concerne le premier facteur, le niveau hiérarchique et les responsabilités de la ou des personnes qui décident, plus les fonctions du décideur se rapprochent de celles d’un représentant gouvernemental démocratiquement redevable devant la population, plus la décision a de chances de bénéficier de l’immunité. Si les fonctions du décideur comprennent l’évaluation et la mise en balance de considérations de politique publique, cela penche également en faveur de l’immunité.
- En ce qui concerne le deuxième facteur, le processus suivi pour arriver à la décision, les éléments suivants pousseront le balancier vers l’immunité : une délibération interne, la nécessité d’un débat, surtout s’il s’agit d’un débat public, l’intention que la décision ait une large application et l’intention que la décision soit de nature prospective.
- En ce qui concerne le troisième facteur, la nature et la portée des considérations budgétaires, la Cour a expliqué que les décisions concernant les allocations budgétaires pour les ministères ou les organismes gouvernementaux sont plus susceptibles de constituer une « politique générale fondamentale » que les décisions budgétaires quotidiennes.
- En ce qui concerne le quatrième facteur, la mesure selon laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs, la Cour a déclaré que plus une décision implique la mise en balance d’intérêts concurrents et requiert des jugements de valeur, plus il est probable que la décision bénéficiera de l’immunité. À l’inverse, plus une décision est prise en fonction de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable, plus elle est susceptible de donner ouverture à une poursuite[7].
Les plaideurs et les tribunaux inférieurs apprécieront la feuille de route que la Cour suprême a fournie dans l’arrêt Marchi. La nouvelle structure analytique peut contribuer à ajouter de la certitude et de la prévisibilité au domaine délicat de la responsabilité gouvernementale en matière de négligence. Toutefois, la certitude et la prévisibilité ne sont pas garanties, et l’utilité de cette nouvelle structure analytique reste à voir.
Incertitude potentielle pour l’avenir
Un domaine qui pourrait être mûr pour l’incertitude est la façon dont les plaideurs et les tribunaux devraient démêler les comportements gouvernementaux se répartissant à plusieurs niveaux. Malgré la nouvelle structure analytique, la Cour fournit peu d’indications sur la manière de procéder. Certains diront que la Cour dans l’affaire Marchi simplifie à l’extrême le fonctionnement des organes gouvernementaux dans le monde réel. Les décisions des cours d’appel intermédiaires ont abordé cette question de manière plus approfondie que celle de l’arrêt Marchi[8]. En outre, l’accent mis à plusieurs reprises par la Cour sur les « décisions »[9] et les « décideurs »[10] peut faire oublier qu’un demandeur en cas de négligence conteste souvent une ligne de conduite plutôt qu’une décision discrétionnaire.
Enfin, il convient de noter que l’arrêt Marchi n’a pas (et n’a pas essayé) d’aborder toutes les questions épineuses liées à la responsabilité gouvernementale en matière de négligence. Les parties au litige devront chercher ailleurs les réponses à ces questions.
L’une de ces questions est le rôle des lois qui prétendent définir les limites de l’immunité gouvernementale. En Ontario, l’article 11 de la Loi de 2019 sur la responsabilité de la Couronne et les instances l’intéressant[11] énonce les critères permettant d’évaluer si la responsabilité de l’État bénéficie d’une immunité à l’égard des poursuites pour négligence. La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que l’article 11 codifiait la common law comme elle existait avant l’arrêt Marchi.[12] On peut soutenir que l’assemblée législative provinciale a figé la common law dans une loi et que, puisque l’arrêt Marchi modifie la common law, elle peut ne pas s’appliquer en Ontario. Après tout, en l’absence de questions constitutionnelles, aucun tribunal ne peut modifier une loi[13].
En outre, il est important de noter que la réclamation de Mme Marchi portait sur un préjudice physique, et non sur une perte économique pure. Il n’est pas clair si l’analyse aurait les mêmes assises dans le cas d’une réclamation pour perte économique pure. Dans le cas d’une telle réclamation, les tribunaux devraient probablement tenir compte de la loi dans ce domaine qui prévoit que « dans les cas de perte purement financière, il faut […] prendre soin de ne reconnaître une obligation que dans la mesure où l’on peut déterminer la catégorie des demandeurs, la période et les montants en cause »[14].
[1] SO 2019, chap 7, annexe 17.
[2] Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 RCS 1228,64 DLR (4th) 689 [Just]; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45 [Imperial Tobacco], par. 72.
[3] Voir par exemple Just, page 1239; Imperial Tobacco, par. 72 et 78; Francis c. Ontario, 2021 ONCA 197 [Francis],154 O.R. (3d) 498, par. 133; et Marchi, par. 44.
[4] Linden, Feldthusen, Hall, Knutsen, Young, Canadian Tort Law, 11e éd. (Toronto : LexisNexis, 2018), à la section 14.19.
[5] Marchi v. Nelson (City of), 2019 BCSC 308, par. 11, 27 et 29 à 34.
[6] Voir les par. 3 et 68.
[7] Marchi, par. 62 à 68.
[8] La Cour ne cite pas une décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario qui traite de cette question dans la décision Francis,supra note 3, par. 130 à 141.
[9] Voir les par. 3, 56, 62, 68 et 70.
[10] Ibid.
[12] Francis, supra note 3, par. 127 et 129.
[13] Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224, 455 DLR (4th) 714, par. 27.
[14] Design Services Ltd. c. Canada, 2008 CSC 22, [2008] 1 RCS 737, par. 62.