Les projets de ressources et l’honneur de la Couronne : plus qu’une simple consultation sur les répercussions d’un projet

14 Mai 2020 12 MIN DE LECTURE

Dans ce bulletin d’actualités :

  • La décision de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Fort McKay First Nation v. Prosper Petroleum Ltd, rendue le 24 avril 2020, concluant que l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta (AER) a indûment omis de considérer l’honneur de la Couronne comme séparé de l’obligation de consulter sur le projet de sables bitumineux Rigel de Proper;
  • La décision de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans l’affaire Sipekne'katik v. Alton Natural Gas Storage LP, rendue le 24 mars 2020, concluant que le ministre de l’Environnement de la Nouvelle-Écosse a indûment omis de mener des consultations sur les droits et titres ancestraux revendiqués dépassant la portée des répercussions physiques du projet à l’étude.
  • Aperçus des décisions
  • Incidences sur les processus réglementaires

Introduction

Les tribunaux canadiens ont reconnu que « l’honneur de la Couronne » est un principe constitutionnel qui cherche à concilier les intérêts autochtones préexistants avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne. L’honneur de la Couronne est toujours en jeu dans les relations de la Couronne avec les peuples autochtones, mais le principe ne donne pas lieu à un motif d’action indépendante. L’honneur de la Couronne concerne plutôt la manière dont certaines obligations de la Couronne doivent être remplies. Plus précisément, les tribunaux ont estimé que l’honneur de la Couronne :

  • donne lieu à une obligation fiduciaire lorsque la Couronne assume un contrôle discrétionnaire sur un droit autochtone spécifique ;
  • donne lieu à une obligation de consultation lorsque la Couronne envisage une action qui affectera un droit autochtone revendiqué mais non encore prouvé ;
  • régit l’élaboration et la mise en œuvre des traités, ce qui entraîne des exigences telles que la négociation honorable et le fait d’éviter toute apparence de tromperie ; et
  • exige de la Couronne qu’elle agisse de manière à atteindre les objectifs des traités et les concessions d’origine législative envers les peuples autochtones.[1]

Bien que ces quatre cas soient les seuls où les tribunaux ont estimé que l’honneur de la Couronne était en jeu, il est possible que d’autres cas s’ajoutent à cette liste à l’avenir.

Jusqu’à récemment, le principe de l’honneur de la Couronne avait été soulevé dans des procédures réglementaires et des litiges comme argument accessoire dans des plaintes relatives à la consultation par la Couronne et le respect par celle-ci des obligations découlant des traités. Toutefois, deux récentes décisions des tribunaux de l’Alberta et de la Nouvelle-Écosse soulignent que ce principe peut lui-même être le fondement de contestations fructueuses portant sur des décisions réglementaires et peut étendre les exigences relatives aux organismes de réglementation et aux gouvernements :

  • Fort McKay First Nation v. Prosper Petroleum Ltd [PDF] (Fort McKay), dans laquelle la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que le devoir d’un organisme de réglementation de tenir compte de « l’intérêt public » comprend l’obligation de prendre en considération les questions pertinentes de droit constitutionnel, y compris l’honneur de la Couronne, séparément de l’obligation de consultation.
  • Sipekne’katik v. Alton Natural Gas Storage LP [PDF] (Sipekne’katik), dans laquelle la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a jugé que l’honneur de la Couronne exigeait une consultation sur les droits et titres ancestraux revendiqués dépassant la portée des répercussions physiques du projet envisagé.

Fort McKay

Contexte

L’affaire Fort McKay concernait le projet de sables bitumineux Rigel de Prosper Petroleum Ltd. (le projet Rigel) en Alberta et les demandes en suspens de la Première Nation de Fort McKay (PNFM) pour un plan de gestion de l’accès au lac Moose (un PGALM). Le projet Rigel a également fait l’objet d’autres litiges récents que nous avons commentés dans notre bulletin d’actualités d’Osler, « Le tribunal de l’Alberta donne dix jours au Cabinet pour prendre une décision à l’égard d’un projet de sables bitumineux ».

Depuis le début des années 2000, la PNFM a cherché à protéger une large zone de terres entourant ses réserves indiennes de « Moose Lake » dans le nord de l’Alberta par la mise en œuvre d’un PGALM. Les négociations entre le gouvernement de l’Alberta et la PNFM sur un PGALM ont été intermittentes, mais ont inclus une déclaration d’intention entre l’ancien Premier ministre de l’Alberta Jim Prentice et le chef Boucher de la PNFM en 2015 afin d’élaborer le plan en quelques mois. Le contenu du plan reste soumis à certaines négociations et n’a toujours pas été finalisé en date du présent bulletin d’actualités.

Il est proposé de situer le projet Rigel à moins de cinq kilomètres des réserves de Moose Lake de la PNFM dans la zone qui est proposée pour être soumise au PGALM. Le projet a fait l’objet d’une demande en 2013, peu après que la zone du projet a été désignée comme étant disponible pour le développement des sables bitumineux dans le plan régional du Bas Athabasca (PRBA) de l’Alberta. Le projet Rigel est également immédiatement adjacent au projet commercial Dover, un projet de sables bitumineux beaucoup plus important qui a été approuvé par le gouvernement de l’Alberta en 2014 et qui est soutenu par la PNFM.

En juin 2018, après presque cinq ans d’examen réglementaire, l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta (AER) a estimé que le projet Rigel était conforme à l’intérêt public de l’Alberta et l’a approuvé sous réserve de l’autorisation du Cabinet. En prenant sa décision, l’AER a refusé de considérer si l’approbation ferait échouer les négociations entre la PNFM et l’Alberta concernant le développement du PGALM, entre autres parce que l’AER n’a pas la compétence pour évaluer la consultation de la Couronne (en vertu d’une disposition législative expresse), et que le Cabinet était le mieux placé pour décider si le PGALM devait être finalisé avant que le projet ne soit autorisé à démarrer.

En appel, la question était de savoir si l’AER avait indûment omis de tenir compte de l’honneur de la Couronne et, par conséquent, n’avait pas retardé l’approbation du projet Rigel jusqu’à ce que les négociations du PGALM soient terminées.

Décision

La Cour d’appel de l’Alberta (CAA) a jugé que l’AER avait l’obligation de prendre en compte l’honneur de la Couronne dans le cadre du processus du PGALM et a ordonné à l’AER de réexaminer la question de savoir si le projet Rigel était dans l’intérêt public après avoir dûment pris en compte l’honneur de la Couronne.

La CAA a déterminé que le devoir de l’AER de prendre en compte « l’intérêt public » comprend l’obligation d’examiner les questions pertinentes de droit constitutionnel, telles que l’honneur de la Couronne (question que la Cour a jugée distincte du l’absence de compétence de l’AER pour examiner la pertinence de la consultation de la Couronne). Selon la Cour, les questions que la PNFM a cherché à soumettre à l’AER en relation avec les négociations du PGALM n’étaient « pas limitées à la pertinence de la consultation de la Couronne sur ce projet mais soulevaient des préoccupations plus larges, y compris la relation de la Couronne avec la PNFM et les questions de réconciliation [qui] engagent l’intérêt public » (traduction). La Cour a estimé que ces questions plus larges n’avaient pas été retirées de la compétence de l’AER et étaient pertinentes pour déterminer si le projet était dans l’intérêt public. De plus, même si les questions liées au PGALM pouvaient être mieux traitées par le Cabinet, la Cour a jugé que l’AER n’était pas autorisé à refuser de traiter des questions qui relèvent de l’« intérêt public ».

Sipekne’katik

Contexte

Sipekne'katik concernait le projet de stockage de gaz naturel d’Alton Natural Gas (le projet Alton Gas) en Nouvelle-Écosse et un appel de l’autorisation industrielle pour l’installation de stockage et de décharge de saumure du projet en vertu de la loi sur l’environnement de la Nouvelle-Écosse. Le ministre de l’Environnement de la Nouvelle-Écosse (le ministre) a rejeté l’appel ministériel de Sipekne'katik concernant l’autorisation industrielle après avoir conclu que les consultations avec la bande avaient été suffisantes. La question en appel était de savoir si le ministre avait commis une « erreur manifeste et déterminante » lorsqu’il avait conclu que le niveau de consultation était suffisant.

Décision

La Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (la CSNE) a estimé que la décision du ministre n’était pas étayée par des preuves et que le ministre avait donc commis une erreur manifeste et déterminante lorsqu’il a conclu que le niveau de consultation de Sipekne'katik était suffisant. En conséquence, la Cour a annulé la décision du ministre et a ordonné aux parties de reprendre les consultations pendant 120 jours.

La CSNE a établi que la consultation doit se concentrer sur les droits ou titres revendiqués et non sur les répercussions environnementales d’un projet per se.[2] Bien que les revendications de Sipekne'katik (y compris les titres ancestraux) n’aient pas été prouvées ou acceptées par le gouvernement, la CSNE a estimé que l’honneur de la Couronne exige une consultation sur ces revendications tant qu’elles sont « factuellement crédibles ». La CSNE a conclu que la consultation sur le projet gazier d’Alton était déficiente, car la province n’a jamais spécifiquement engagé de discussion sur les revendications de titres ancestraux ou de droits issus de traités au cours du processus de consultation. Au contraire, le processus de consultation s’est exclusivement concentré sur l’évaluation, l’investigation et l’atténuation des répercussions environnementales potentielles du projet gazier Alton. La Cour a conclu que la province aurait dû procéder à une évaluation préliminaire de la solidité de la revendication de la bande et des répercussions potentielles du projet gazier Alton sur cette revendication, pour ensuite permettre à la bande d’examiner et de commenter cette évaluation. L’absence de consultation de la province sur la « question essentielle » de la revendication de Sipekne'katik signifie que la province a empêché la discussion sur l’ensemble des mesures d’accommodement possibles. La CSNE a estimé que ces défauts ne pouvaient pas permettre de conclure que la consultation de la province avait été pertinente, approfondie ou suffisante.

Incidences sur les processus réglementaires

Les affaires Fort McKay et Sipekne'katik indiquent toutes les deux que lorsque les groupes autochtones soulèvent des préoccupations au cours du processus réglementaire qui dépassent la portée du projet en question (comme les plans régionaux d’utilisation des terres et les revendications de titres ancestraux), les organismes de réglementation et les gouvernements pourraient devoir procéder à des évaluations de la crédibilité de ces préoccupations et en tenir compte dans leurs décisions et leurs consultations sur le projet en question. Cela pourrait étendre considérablement le rôle des organismes de réglementation d’intérêt public, qui passeraient d’experts techniques évaluant la qualité d’un projet spécifique à des contrôleurs de la conduite de la Couronne et de la mise en œuvre des traités. Désormais, les gouvernements peuvent également devoir procéder à des évaluations préliminaires de la solidité des revendications lorsque des groupes autochtones revendiquent un titre (comme ils le font de plus en plus fréquemment) et devoir consulter sur cette question spécifique dans le cadre des consultations sur chaque projet. Si ces modifications sont mises en œuvre à grande échelle, elles pourraient fondamentalement étendre les obligations des organismes de réglementation et des gouvernements dans tout le Canada et ouvrir de nouvelles voies aux groupes autochtones pour contester légalement l’approbation des projets.

Nous observons que les affaires Fort McKay et Sipekne'katik concernaient des faits uniques où le gouvernement provincial en question avait été mis au courant des préoccupations d’un groupe autochtone pendant des années et avait pris des mesures limitées, voire inexistantes, pour y répondre. Les tribunaux ont fait preuve d’une volonté accrue d’intervenir dans ce type de circonstances pour garantir le respect de l’honneur de la Couronne. Il n’est pas clair si les affaires Fort McKay et Sipekne'katik représentent une évolution significative du droit autochtone au Canada, ou si ces affaires sont limitées dans leur application aux faits qui leur sont propres. Nous recommandons aux promoteurs de projets, aux organismes de réglementation et aux gouvernements de suivre de près la façon dont ces affaires sont interprétées et appliquées par les tribunaux dans les mois à venir, afin de s’assurer que les obligations de chaque partie en matière de consultation de la Couronne et de mise en œuvre des traités sont bien comprises et que les risques autochtones dans le cadre des projets sont atténués de manière appropriée.

 


[1] Manitoba Metis Federation Inc c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 au paragraphe 73.

[2] La CSNE a cité l’affaire Clyde River (Hamlet) c. Petroleum Geo-Services Inc., dans laquelle la Cour suprême du Canada (CSC) a indiqué que, pendant la consultation, les droits protégés par la Constitution doivent être « considérés en tant que droits, plutôt que comme un aspect accessoire de l’évaluation des préoccupations environnementales » (paragraphe 51). Dans cette affaire, la CSC a estimé que l’enquête de l’Office national de l’énergie avait été indûment axée sur les préoccupations environnementales plutôt que sur les droits (paragraphe 45).