Publication de la première série de modifications proposées à la Loi sur la concurrence

2 Mai 2022 12 MIN DE LECTURE

Le 28 avril 2022, un projet de modifications à la Loi sur la concurrence du Canada (ci-après, les modifications proposées) a été présenté dans le cadre de la Loi d’exécution du budget 2022. Les modifications proposées envisagent la criminalisation des accords de non-débauchage et de fixation des salaires, comme l’avait indiqué le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie en février dernier. Parmi les autres changements importants, notons la hausse marquée des peines applicables en cas de conduite anticoncurrentielle ainsi que, pour la première fois, des mesures d’exécution de nature privée en cas d’abus de position dominante. Les changements qui avaient été promis en matière d’indications trompeuses ont également été inclus pour prendre en compte l’affichage de prix partiel. Comme l’avait indiqué le ministre dans sa déclaration de février, on s’attend à ce que les modifications proposées, bien qu’elles soient considérables, ne représentent que la première étape de la réforme générale de la Loi sur la concurrence qu’envisage le gouvernement. On ignore toujours quels changements de plus grande envergure figureront aux prochaines rondes de modifications législatives, notamment en ce qui a trait à la défense fondée sur les gains en efficience applicable en matière de fusionnements au Canada, mais aussi aux autres recommandations formulées par le Bureau de la concurrence (ci-après, le Bureau). 

Criminalisation des accords de non-débauchage et de fixation des salaires

Comme prévu, le gouvernement propose d’élargir la disposition de la Loi sur la concurrence ayant trait aux complots criminels en qualifiant d’infraction criminelle le fait pour deux employeurs non affiliés de conclure un accord visant à fixer, à maintenir, à réduire ou à contrôler les salaires, les traitements ou les conditions d’emploi (soit les accords de fixation de salaire) ou interdisant la sollicitation ou l’embauche des employés de l’autre employeur (soit les accords de non-débauchage). Il est important de noter que les défenses fondées sur les restrictions accessoires et sur les activités réglementées pourront être invoquées relativement à de tels accords. C’est donc dire, par exemple, qu’un accord de non-débauchage classique à portée restreinte conclu entre employeurs non affiliés dans le cadre d’une opération de vente d’entreprise ou d’autres ententes commerciales semblables est peu susceptible de poser problème sous l’angle de la disposition sur les complots criminels, mais continuera plutôt d’être analysé à l’aune des dispositions civiles de la Loi sur la concurrence. À noter également que la portée de la nouvelle disposition est manifestement limitée aux accords en matière d’emploi, à l’exclusion des autres types de conventions d’achat, dont l’examen se fera toujours en fonction des dispositions civiles.

Bien qu’une telle modification soit prévue, son entrée en vigueur changera le droit de la concurrence canadien de manière importante en l’arrimant à l’approche des autorités antitrust américaines. Les modifications proposées prévoient que ce changement prendra effet un an après la sanction royale de la Loi d’exécution du budget 2022.

Augmentation des peines en cas de complot, d’abus de position dominante et de pratiques commerciales trompeuses

Les modifications proposées ouvrent la porte à des peines beaucoup plus lourdes pour les complots criminels et à des sanctions administratives pécuniaires (SAP) nettement plus élevées en cas d’abus de position dominante ou de pratiques commerciales trompeuses.

Les amendes en cas de contravention aux dispositions sur les complots criminels prévues à l’article 45 de la Loi sur la concurrence sont actuellement plafonnées à 25 millions $ par chef d’accusation. Les modifications proposées lèveraient le plafond, laissant des amendes à l’appréciation du tribunal, comme c’est le cas à l’article 47 de la Loi sur la concurrence en cas de truquage des offres.

À l’heure actuelle, les pratiques commerciales trompeuses (lorsque menées par les entreprises) et les abus de position dominante sont passibles de SAP, lesquelles ne peuvent excéder 10 millions $ (ou 15 millions $ en cas de récidive). Les modifications proposées marqueraient une hausse considérable sur ce plan, car les SAP seraient désormais établies selon le plus élevé des montants suivants : (i) 10 millions $ (15 millions $ en cas de récidive) et (ii) trois fois la valeur du bénéfice tiré du fait de l’infraction ou, si ce montant ne peut pas être déterminé, 3 % des recettes brutes annuelles du contrevenant à l’échelle mondiale. Les nouvelles peines envisagées dénotent une approche plus sévère à l’endroit des entreprises qui font affaire au Canada, se rapprochant davantage à ce qui prévaut aux États-Unis et en Europe en matière d’abus de position dominante.

Une formule semblable est prévue pour déterminer la peine des personnes physiques qui enfreignent les dispositions relatives aux pratiques commerciales trompeuses. Dans de tels cas, les SAP sont établies selon le plus élevé des montants suivants : (i) 750 000 $ (1 million $ en cas de récidive) et (ii) trois fois la valeur du bénéfice tiré du comportement trompeur, si ce montant peut être déterminé raisonnablement.

Dispositions relatives aux abus de position dominante

Allègement du fardeau de la détermination d’agissements anticoncurrentiels

Pour que le Tribunal de la concurrence (ci-après, le Tribunal) conclue à l’existence d’un abus de position dominante en vertu de l’article 79 de la Loi sur la concurrence, les éléments suivants doivent être établis :

  • une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions;
  • cette personne ou ces personnes se livrent ou se sont livrées à une pratique d’agissements anticoncurrentiels;
  • la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché.

Beaucoup de la jurisprudence en vertu de l’article 79 a cherché principalement à définir et à élargir la définition d’« agissement anticoncurrentiel ». Selon la jurisprudence établie ainsi que les directives du Bureau, l’agissement anticoncurrentiel survient généralement dans les cas de figure où une ou plusieurs entreprises en position dominante se livrent à des activités qui ont pour effet l’éviction, l’exclusion ou la mise au pas d’un concurrent. Aux yeux de certains, cette définition est trop étroite, car elle permet aux entreprises en position dominante dont la conduite empêche ou réduit sensiblement la concurrence sans toutefois nuire à leurs concurrents (qui pourraient même y trouver un avantage, la concurrence entre rivaux étant atténuée) d’échapper à l’application de la Loi sur la concurrence. Les modifications proposées comprennent une disposition offrant la toute première définition d’agissement anticoncurrentiel, soit « tout agissement destiné à avoir un effet négatif visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent, ou à nuire à la concurrence ». Il s’agit d’une codification expresse de la jurisprudence établie et, remarquablement, d’un élargissement de celle-ci, car sont inclus les agissements visant à nuire à la concurrence plus généralement. La portée de la disposition relative aux abus de position dominante s’en trouve élargie de manière marquée, rappelant aux entreprises qui jouissent d’une forte position sur le marché l’importance constante des justifications commerciales.

Par ailleurs, les modifications proposées envisagent d’étendre la liste non exhaustive d’agissements potentiellement anticoncurrentiels qui figure actuellement à l’article 78 pour y ajouter « la réponse sélective ou discriminatoire à un concurrent actuel ou potentiel, visant à entraver ou à empêcher l’entrée ou l’expansion d’un concurrent sur un marché ou à l’éliminer du marché ». Cet exemple rédigé en termes généraux vise les réponses aux concurrents actuels comme potentiels. Il s’inscrit dans la foulée des efforts récents du Bureau, centrés sur les enjeux entourant la réaction des concurrents face aux nouveaux venus, notamment au niveau de leur approvisionnement. Le Bureau a reconnu qu’il s’agit là d’une question épineuse, notamment dans son rapport paru en 2018, dans lequel il note que de forcer les entreprises à approvisionner leurs concurrents actuels ou potentiels pourrait les dissuader de concevoir de nouveaux produits et services utiles. L’ajout de cet exemple souligne l’importance du contexte et des justifications commerciales dans l’examen des accords verticaux entre concurrents.

Élargissement des recours privés devant le Tribunal

Les modifications proposées permettraient pour la première fois aux parties privées de demander l’autorisation du Tribunal pour présenter une demande en vertu des dispositions relatives aux abus de position dominante. Il s’agit d’un changement important dont on ne peut mesurer toutes les répercussions pratiques. Bien que les modifications proposées, si elles sont adoptées telles quelles, permettront aux parties privées d’instituer des recours en vue de leur application, aucun mécanisme d’octroi de dommages pécuniaires pour compenser le préjudice subi en raison des agissements contestés n’est prévu. Cela dit, on constate avec étonnement que les modifications proposées prévoient que le Tribunal pourra imposer des SAP dans le cadre de recours privés. Une structure combinant des mesures d’application privées à des peines d’ordre public dérogerait de la norme et soulèverait d’importantes questions, tant sur le plan pratique que juridique. Comme le statut juridique des SAP a suscité bien des débats et des différends dans divers contextes, il faut s’attendre à ce que cette structure inhabituelle fasse également couler beaucoup d’encre, y compris d’ici à ce que les modifications soient finalisées.

Par ailleurs, et comme prévu, les modifications proposées comportent une disposition permettant au commissaire ou à un demandeur privé d’obtenir des mesures provisoires dans une affaire d’abus de position dominante (p. ex., une interdiction temporaire de se livrer aux agissements contestés jusqu’à ce que jugement soit rendu).

L’indication de prix partiel est explicitement définie comme étant une indication fausse ou trompeuse

Donner au public des indications fausses ou trompeuses sur un point important peut être sanctionné en vertu des dispositions criminelles ou civiles pertinentes de la Loi sur la concurrence. L’indication de prix partiel désigne l’affichage d’un produit à un bas prix qui ne comprend pas les frais supplémentaires à payer. Comme le ministre Champagne l’avait indiqué en février, les modifications proposées cherchent à codifier la position établie par le Bureau voulant que l’indication de prix partiel constitue une indication fausse ou trompeuse, sous réserve d’exceptions restreintes ayant trait aux frais supplémentaires par la législation. Les autres éléments de l’infraction ou de la pratique, selon le cas, devraient tout de même être établis. 

Efforts visant à nuire aux nouveaux venus

Les modifications proposées ajoutent au libellé des dispositions relatives aux abus de position dominante, aux accords entre concurrents et aux fusionnements en précisant que le Tribunal peut, pour déterminer si une pratique, un accord ou un fusionnement soulève des préoccupations importantes sur le plan du droit de la concurrence, tenir compte des facteurs suivants :

  • les effets de réseau;
  • la concurrence hors prix ou par les prix, notamment la qualité, le choix ou la vie privée des consommateurs;
  • le renforcement de la position sur le marché des principales entreprises en place; et
  • la nature et la portée des changements et des innovations dans le marché pertinent.

Ces modifications proposées n’apportent pas de changements substantifs au droit existant. En pratique, tant le Bureau que le Tribunal tiennent déjà compte de ces facteurs au moment de déterminer les effets d’une pratique, d’un accord entre concurrents ou d’un fusionnement. C’est donc dire que les ajouts proposés servent à mettre en lumière certains facteurs clés existants, plutôt que d’en introduire de nouveaux. 

Ajout d’une disposition anti-évitement dans le régime des avis de fusion

Les modifications proposées n’apportent pas de changement majeur à la Loi sur la concurrence en matière de fusionnements. La modification la plus importante est l’ajout d’une disposition anti-évitement dans le régime des avis de fusion. En vertu du nouvel article 113.1, lorsqu’une opération est conçue précisément en vue d’éviter l’application de la partie IX de la Loi sur la concurrence sur les opérations qui doivent faire l’objet d’un avis, les dispositions pertinentes (soit les articles 114 à 123.1) s’appliqueraient néanmoins à l’objet de l’opération.

Production obligatoire pour les entités et les personnes hors Canada

Les modifications proposées mettent à la disposition du commissaire de nouveaux outils pour recueillir les renseignements dans le cadre d’une enquête. L’ajout le plus remarquable à ce chapitre est la possibilité pour le commissaire d’obtenir des renseignements auprès d’entités ou de personnes situées à l’extérieur du Canada en vertu de l’article 11 prévoyant les ordonnances de déclaration écrite.

Prochaines étapes

La Loi d’exécution du budget 2022 a franchi l’étape de la première lecture le 28 avril 2022. Les projets de loi ayant trait au budget cheminent généralement plus rapidement dans le processus législatif du Parlement. Au moment où la Loi d’exécution du budget 2022 recevra la sanction royale, les modifications proposées (telles qu’elles auront pu être modifiées) entreront en vigueur (sauf dans le cas des dispositions relatives au non-débauchage et à la fixation des salaires, dont l’entrée en vigueur est prévue un an plus tard).

D’ici là, un processus de consultation au sujet de modifications à la Loi sur la concurrence de plus grande envergure devrait avoir lieu.  

Pour obtenir plus de renseignements au sujet des modifications proposées ou du régime canadien du droit de la concurrence, veuillez communiquer avec un membre du groupe Droit de la concurrence et investissement étranger d’Osler.