Voir dans la boule de cristal : le plan fiscal « Made in America » du président Biden

21 Avr 2021 17 MIN DE LECTURE

Alors que les pressions politiques en faveur d’un plan d’infrastructure ambitieux se font de plus en plus fortes à Washington, on commence à en savoir un peu plus sur les profonds changements qui pourraient être apportés à la législation fiscale étasunienne pour le financer. Le 31 mars 2021, la Maison-Blanche a rendu publique une vue d’ensemble générale des réformes du code des impôts américain proposées par le président Biden (le Plan Biden ») en parallèle de son plan d’infrastructure. Ensuite, début avril, le Département du Trésor des États-Unis a publié un rapport (le rapport du Trésor) fournissant de plus amples détails sur le Plan Biden, et le sénateur Ron Wyden (un démocrate de l’Oregon, président du comité des finances du Sénat) a rendu publique une proposition (la proposition Wyden) des sénateurs démocrates exposant leur vision de la réforme de la fiscalité internationale des États-Unis. Parallèlement à ces communications était menée une campagne de relations publiques concertée et soutenue de la part des hauts responsables de l’administration insistant sur l’importance de ces spectaculaires réformes fiscales.

Ces propositions fiscales en rafale, qui font suite à la réforme fiscale d’envergure menée par l’administration Trump en 2017, peuvent être déroutantes et difficiles à suivre, et encore plus à prédire. Pourtant, les entreprises, les investisseurs et les décideurs canadiens qui sont des parties prenantes importantes dans l’économie américaine doivent faire preuve de prudence et de lucidité face à ces changements émergents afin d’évaluer leur incidence probable et de voir si une correction de trajectoire serait judicieuse de leur part. Le présent bulletin d’actualités est le premier d’une série d’articles rédigés par Osler afin d’aider les Canadiens à comprendre la plus récente ronde de changements fondamentaux touchant la fiscalité américaine.   

Quelle est la probabilité que des modifications majeures du régime fiscal américain soient adoptées?

Comme toujours, prédire ce qu’il pourrait arriver dans la capitale américaine est une entreprise périlleuse.  Toutefois, grâce à leur majorité à la Chambre des représentants, à leur faible majorité au Sénat et à la procédure législative poussive, mais à l’épreuve des tentatives d’obstruction appelée « rapprochement budgétaire », les démocrates ont en main tous les outils nécessaires pour adopter un texte législatif en l’absence de toute coalition bipartite, s’ils peuvent demeurer unis.

Pour en savoir plus sur le contexte législatif actuel aux États-Unis, voir notre bulletin d’actualités précédent ici.

Quels sont les changements proposés qui pourraient avoir une incidence pour les Canadiens?

S’il est encore tôt et si l’incertitude politique entourant l’ensemble du processus législatif est grande, certains éléments clés commencent cependant à ressortir. Premièrement, toute réforme fiscale devra à l’évidence générer des revenus considérables si elle doit soutenir les initiatives audacieuses en matière de dépenses préconisées dans le plan d’infrastructure de l’administration Biden et, en même temps, satisfaire aux contraintes budgétaires complexes de la procédure de rapprochement. Deuxièmement, un capital politique important est investi dans la promotion du projet de loi sur le plan d’infrastructure, et il est clair qu’il s’agit pour les démocrates d’une priorité en matière législative.

Compte tenu des liens étroits entre les économies du Canada et des États-Unis, les entreprises et les investisseurs canadiens ont tout intérêt à accorder une attention particulière à l’évolution de la situation.

En attendant, nous vous présentons ci-dessous certains des principaux changements annoncés dans le Plan Biden qui sont selon nous les plus susceptibles d’être pertinents pour les Canadiens :

  • Augmentation du taux d’imposition des entreprises, pour le faire passer de 21  % à 28 %.
  • Imposition d’un impôt minimal de 15 % sur le revenu comptable des entreprises dont le revenu comptable est égal ou supérieur à 2 milliards de dollars US (et non pas à 100 millions de dollars comme cela avait été indiqué durant la campagne électorale). Les entreprises paieraient l’impôt habituel sur leur revenu d’entreprise ou l’impôt minimal de 15 %, selon le plus élevé des deux (les crédits pour impôt payé à l’étranger et certains autres crédits d’impôt généraux applicables aux entreprises demeurant autorisés).
  • Remplacement de l’impôt visant à lutter contre la fraude fiscale et à préserver la base d’imposition (BEAT) par une règle visant à mettre fin aux inversions nocives et aux développements à faible taux d’imposition (SHIELD), qui interdirait des déductions fiscales pour les paiements effectués par des multinationales américaines à des parties liées assujetties à un faible taux d’imposition effectif.
  • Renforcement des règles anti-inversion par un abaissement du seuil de propriété continue de 80 % à 50 % applicable dans la règle qui traite une entreprise acquérante étrangère comme une entreprise américaine et élargissement de l’application de cette règle au cas où l’entreprise acquérante étrangère est gérée et contrôlée à partir des États-Unis.
  • Doublement du taux d’imposition sur le revenu mondial à faible taux d’imposition tiré de biens incorporels (GILTI) gagné par les filiales étrangères d’entreprises américaines, pour le faire passer de 10,5 % à 21 %.
  • Modifications structurelles importantes du régime du GILTI, y compris par l’application du GILTI par pays (interdisant ainsi le mélange des calculs du GILTI entre les territoires à forte et faible imposition, ce qui aide fréquemment les contribuables à réduire les obligations fiscales au titre du GILTI) et par l’élimination de l’exemption du GILTI pour un montant de revenu égal à 10 % sur certains actifs d’entreprise admissibles.
  • Abrogation du régime de l’ère Trump qui prévoit un taux d’imposition moins élevé pour une partie des revenus d’exportation d’une entreprise américaine appelée revenu intangible d’origine étrangère (FDII) et remplacement par des crédits d’impôt destinés à encourager plus efficacement l’investissement dans la recherche-développement aux États-Unis.
  • Élimination des privilèges fiscaux pour les carburants fossiles et expansion des primes incitatives ou des crédits pour les technologies vertes.
  • Élimination des taux d’imposition préférentiels sur les gains en capital et les dividendes admissibles pour les particuliers dont le revenu imposable est supérieur à 1 million de dollars US, et augmentation de la fourchette d’imposition marginale supérieure des particuliers pour la faire passer de 37 % à 39,6 % (son niveau avant la réforme fiscale de Trump).
  • Augmentation du budget de l’IRS consacré à l’application de la loi afin de veiller à ce que les grandes entreprises (et leurs actionnaires) soient tenues responsables lorsqu’elles ne paient pas la totalité de leur impôt.

À quoi les Canadiens peuvent-ils s’attendre et que doivent-ils surveiller?

Les propositions fiscales contenues dans le Plan Biden, le Rapport du Trésor et la proposition Wyden étant présentées sous une forme de résumé succinct et ne fournissant que peu de détails utiles, il est impossible de faire des projections concrètes quant à l’incidence qu’elles auront sur les structures existantes et la planification.  Toutefois, nous resterons à l’affût des événements marquants au fur et à mesure de l’évolution de la situation et du déroulement du processus législatif. 

Dans l’intervalle, voici quelques éléments clés que, selon nous, les Canadiens devraient surveiller :

1. Incidence possible sur la planification fiscale transfrontalière

Il est probable que le taux d’imposition des entreprises aux États-Unis augmentera à plus de 21 %, même si l’on ignore encore quel sera ce nouveau taux. Une augmentation des taux d’imposition des entreprises aux États-Unis à plus de 25 % serait de nature à inverser en grande partie l’avantage fiscal actuel à cet égard des entreprises américaines sur les entreprises canadiennes. Si cela se produit et que la différence entre les taux des deux pays est assez importante, les entreprises canadiennes pourraient alors (comme c’était le cas avant la réforme fiscale du président Trump) juger avantageux de « déplacer » leurs revenus des États-Unis vers le Canada par l’intermédiaire de mesures de planification fiscale transfrontalière et d’arrangements interentreprises. Toutefois, les stratégies utilisées à cette fin avant 2017 devront probablement être remaniées pour demeurer efficaces aux termes des nouvelles règles fiscales américaines.

L’« érosion » de l’assiette fiscale américaine par l’intermédiaire d’arrangements et de paiements entre parties liées est une cible prioritaire du Plan Biden et d’autres propositions récentes des démocrates. Le régime BEAT adopté dans le cadre de la réforme fiscale Trump visait l’érosion de la base d’imposition au moyen d’un impôt minimum, mais son application est à plusieurs égards limitée : cet impôt ne vise que les contribuables constitués en société ayant des recettes brutes annuelles moyennes d’au moins 500 millions de dollars US et ne s’applique en général que si les paiements entre parties liées de nature à favoriser l’érosion de la base d’imposition sont supérieurs à 3 % des déductions dont s’est prévalu le contribuable. Selon le Rapport du Trésor, les recettes tirées du régime BEAT sont très inférieures aux montants qui étaient prévus par la réforme fiscale de l’administration Trump, et le régime BEAT a été [traduction] « pour l’essentiel incapable de mettre fin aux transferts de bénéfices par les multinationales ». Le Plan Biden prévoit l’abrogation du régime BEAT et son remplacement par le régime SHIELD, tandis que d’autres législateurs américains ont présenté d’autres propositions visant à réformer le régime BEAT au lieu de le remplacer par le régime SHIELD.

Malgré le peu de détails dont on dispose sur le régime SHIELD proposé, l’élimination du système BEAT et son remplacement par le régime SHIELD pourraient se révéler être l’une des réformes incluses dans la proposition les plus lourdes de conséquences pour les entreprises canadiennes. D’après l’information actuellement disponible, voici les différences les plus importantes entre les régimes BEAT et SHIELD : 

  • Comme nous l’avons mentionné plus haut, le régime BEAT ne s’applique en ce moment qu’aux grandes entreprises et, en général, uniquement pour les années où les paiements entre parties liées de nature à favoriser l’érosion de la base d’imposition sont supérieurs à 3 % des déductions dont s’est prévalu le contribuable. Nous ignorons encore si le régime SHIELD s’appliquera aux entreprises de plus petite taille et, le cas échéant, quel sera le seuil minimum applicable. De fait, des entreprises qui ne sont actuellement pas assujetties au régime BEAT pourraient être visées par le régime SHIELD. 
  • Le régime BEAT a pour effet d’appliquer un impôt minimum, tandis que le régime SHIELD rend le contribuable inadmissible aux déductions fiscales américaines. 
  • Le régime BEAT s’applique généralement, que le bénéficiaire du paiement par une partie liée soit ou non assujetti à l’impôt après avoir reçu ce paiement, tandis que le régime SHIELD cible les paiements entre parties liées non assujetties à un taux d’imposition effectif minimum. Ainsi, des multinationales canadiennes qui sont actuellement assujetties au régime BEAT pourraient se retrouver en meilleure position sous le régime SHIELD si les paiements entre parties liées pertinents effectués par leurs sociétés affiliées américaines ont pour destinataires des sociétés affiliées canadiennes ou, peut-être, des sociétés affiliées non canadiennes si le Canada adopte un impôt minimum mondial. 

Enfin et surtout, le régime SHIELD pourrait entraîner un refus des déductions sur les structures financières d’entrée de capitaux américaines dans la mesure où les paiements des intérêts sont effectués par les membres américains du groupe aux sociétés affiliées ou filiales situées dans un territoire où le taux d’imposition ou d’imposition territoriale est plus faible. L’adoption des règles anti-hybrides de l’article 267A du Code dans le cadre de la réforme fiscale du président Trump a entraîné un remaniement en profondeur de la façon dont les entreprises canadiennes financent leurs activités aux États-Unis et a fortement restreint la gamme des structures financières pouvant être utilisées pour obtenir une déduction/non-inclusion (c’est-à-dire une déduction aux États-Unis sans inclusion du revenu imposable correspondant). Un régime SHIELD pourrait imposer des contraintes additionnelles aux structures de financement transfrontalières et, par conséquent, accroître encore le coût après impôt pour les entreprises canadiennes du financement de leurs activités aux États-Unis.  

Du point de vue des politiques, le régime BEAT peut être vu comme une disposition de type « America First » (les États-Unis d’abord), axée exclusivement sur la prévention d’une érosion « excessive » de l’assiette fiscale aux États-Unis sans égard à la façon dont les paiements ayant pour effet d’éroder la base d’imposition ont été traités à l’extérieur des États-Unis. Par opposition, la démarche du régime SHIELD est beaucoup plus axée sur le multilatéralisme et ne refuse les déductions que pour les paiements entre parties liées assujetties à un faible taux d’imposition effectif. La règle SHIELD, plus sélective, a été conçue pour encourager et inciter les autres pays à joindre les rangs d’un nouvel ordre mondial fiscal et à adopter un régime prévoyant un impôt minimum mondial, à défaut de quoi ils verront augmenter le taux d’imposition effectif américain auquel leur revenu aux États-Unis est assujetti (en perdant leur droit à des déductions fiscales américaines). À l’évidence, de nombreux autres détails doivent être précisés avant que de telles mesures entrent en vigueur, mais les entreprises canadiennes doivent cependant noter que l’adoption du régime SHIELD aux États-Unis est de nature à accroître considérablement la probabilité que le Canada adopte lui aussi un régime d’imposition minimum à l’échelle mondiale ainsi que sa propre règle SHIELD. Par ailleurs, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, les législateurs américains ont présenté plusieurs autres propositions visant à réformer le régime BEAT plutôt que de le remplacer par le régime SHIELD, qui pourraient toutes avoir des répercussions pour les entreprises canadiennes actives aux États-Unis.

2. Incidence possible sur les investissements américains dans les entreprises canadiennes

Les changements proposés au régime du GILTI seraient en général de nature à augmenter le montant de l’impôt américain appliqué aux activités à l’étranger des groupes établis aux États-Unis, ce qui risquerait de placer les entreprises relevant d’une société mère américaine dans une position de désavantage concurrentiel par rapport aux entreprises relevant d’une société mère étrangère et d’inciter à nouveau les entreprises relevant d’une société mère américaine à rapatrier leurs activités, en particulier si aucune entente n’est conclue au sujet d’un impôt minimum mondial sur les sociétés qui fait actuellement l’objet de différentes initiatives de l’OCDE. 

Ces changements pourraient avoir des conséquences indésirables sur les investissements américains dans les entreprises canadiennes. En particulier, les sociétés canadiennes émergentes et à forte croissance font souvent appel à l’investissement en capital américain pour financer leur croissance. Depuis la réforme fiscale du président Trump, le régime du GILTI, conjugué aux modifications apportées aux règles d’attribution applicables aux sociétés étrangères contrôlées (SEC), a donné lieu à une prolifération de SEC et, ce faisant, a assujetti des investisseurs américains importants détenant des participations dans de nombreuses sociétés canadiennes à un risque d’inclusion au titre du revenu fictif aux termes du régime du GILTI. Les modifications réglementaires récentes dans ce domaine ont contribué à atténuer ces difficultés, sans toutefois les faire disparaître. Les modifications proposées du régime GILTI (dont celle d’augmenter le taux d’imposition applicable au GILTI) viendront vraisemblablement aggraver ces difficultés et complexifier le financement par voie de capital de risque pour les sociétés de portefeuille canadiennes. Les entreprises canadiennes qui ont donné à des investisseurs américains des engagements en matière de paiement de leur impôt dû aux États-Unis ont tout intérêt à surveiller attentivement l’évolution de la situation dans ce domaine, car ils pourraient devoir réexaminer l’incidence éventuelle de toute modification du régime du GILTI sur les fardeaux imposés aux entreprises au titre de ces engagements.

3. Incidence possible sur les opérations transfrontalières

Actuellement, si une société canadienne fait l’acquisition d’une société américaine et si les actionnaires de cette dernière se retrouvent à détenir 60 % de la société issue du regroupement, les règles anti-inversion en vigueur aux États-Unis pourraient avoir des conséquences fiscales défavorables sur la société issue du regroupement. Si le pourcentage des parts détenues par des résidents des États-Unis est d’au moins 80 %, la société issue du regroupement sera traitée comme une société par actions américaine aux fins de l’impôt américain. Le Plan Biden réduirait ce seuil de 80 % à 50 % et l’appliquerait à toutes les sociétés dont la direction et la gestion s’effectuent à partir des États-Unis. Certaines propositions appliqueraient le seuil de 50 % et le critère de la direction et de la gestion de façon rétroactive à toutes les acquisitions survenues après le 22 décembre 2017. Toutefois, rien dans le Plan Biden ou dans le Rapport du Trésor n’indique que les nouvelles règles anti-inversion, si elles sont adoptées, seraient appliquées de façon rétroactive, et les lois à effet rétroactif sont rares.

La gestion de l’application des règles anti-inversion aux fusions et acquisitions transfrontalières est déjà un processus complexe et parfois épineux, et cette proposition viendrait élargir de façon importante la portée de ces règles. De nombreuses opérations transfrontalières « innocentes » ou « conventionnelles » pourraient se retrouver assujetties aux règles anti-inversion si cette proposition est adoptée sans qu’aient été prévues des limites ou des mesures refuges, ou les deux.  Les entreprises canadiennes qui font l’objet d’opérations de regroupement avec des entreprises américaines ont tout intérêt à analyser les effets possibles de ces règles anti-inversion plus strictes, y compris la possibilité de leur application rétroactive, et à en tenir compte.

Conclusion

Il serait prématuré de tirer des conclusions définitives mais, on ne peut le nier, la dynamique en faveur d’un projet de loi ambitieux en matière d’infrastructure prend de l’ampleur à Washington. Malgré les incertitudes entourant l’échéancier de ce projet de loi et la probabilité élevée de rebondissements imprévus dans ce processus, ces propositions sont à l’évidence de nature à avoir des effets collatéraux non négligeables sur les contribuables canadiens, voire sur la politique fiscale du Canada. Nous incitons les entreprises et les investisseurs canadiens ayant des investissements importants aux États-Unis à suivre de près cette réforme afin de garder une longueur d’avance et de tirer leur épingle du jeu face à ces changements.

Dans l’intervalle, nos clients et amis ayant des questions sur l’incidence que pourrait avoir sur eux cette réforme de l’impôt aux États-Unis ne doivent pas hésiter à communiquer avec l’un des membres de notre groupe spécialisé en droit fiscal américain.