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Les inconnues connues : Directives de la Cour d’appel de l’Ontario sur la découverte de faits susceptibles de donner lieu à une réclamation dans les affaires de terrains potentiellement contaminés

Auteur(s) : Jennifer Fairfax, Evan Barz, , Rebecca Hall-McGuire, Patrick G. Welsh

27 janvier 2017

Dans Crombie Property Holdings Limited v McColl-Frontenac Inc. (Texaco Canada Limited), 2017 ONCA 15 (Crombie c. McColl ), la Cour d’appel de l’Ontario a rendu une décision importante au sujet de la diligence requise en matière d’environnement au cours d’une opération immobilière, particulièrement en ce qui a trait à la question de savoir quand survient la « connaissance » de la contamination, et ce, afin d’établir à quel moment les délais de prescription applicables dans les litiges en matière d’environnement sont susceptibles d'avoir expiré. L’arrêt Crombie c. McColl est pertinent pour les personnes qui se fient à des enquêtes environnementales, particulièrement des évaluations environnementales de site (EES) de phase I et II, dans le cadre de leur processus de vérification diligente dans le contexte d'une opération visant un terrain potentiellement contaminé. 

Contexte

Le 28 avril 2014, l’appelante, Crombie Property Holdings Limited (Crombie), a intenté une action pour des dommages-intérêts allégués résultant de la contamination aux hydrocarbures d’une propriété située à Grimsby (Ontario), achetée par Crombie le 10 avril 2012 (la propriété de Crombie). La source alléguée de contamination était une propriété adjacente où une station-service avait été exploitée jusqu’en 2004 (la propriété de Dimtsis). Dans son action, Crombie poursuivait les propriétaires actuels de la propriété de Dimtsis ainsi que les anciens propriétaires et un ancien locataire de la propriété de Dimtsis relativement à la contamination de la propriété de Crombie. 

En réponse à l’action de Crombie, les défendeurs ont présenté une motion en vue d'obtenir un jugement sommaire au motif que Crombie avait découvert la contamination plus de deux ans avant de présenter sa réclamation et que celle-ci était donc frappée de prescription en vertu de la Loi de 2002 sur la prescription des actions de l’Ontario. Plus particulièrement, les défendeurs ont souligné un certain nombre de faits qui étaient survenus avant le 28 avril 2012 (soit deux ans avant la présentation de la réclamation) : (i) la décision de Crombie de renoncer à toutes les conditions, y compris les conditions en matière d’environnement, relativement à l’acquisition de la propriété de Crombie, le 8 mars 2012; (ii) la réception par Crombie du rapport d’EES de phase I daté du 20 mars 2012, et (iii) la décision de Crombie de conclure l’opération le 10 avril 2012. Crombie a répondu en expliquant qu’elle n’avait pas eu de connaissance réelle de la contamination sur la propriété de Crombie, y compris les sources potentielles de contamination, avant d'avoir reçu un rapport final d’EES de phase II le 17 septembre 2012.

Décision de la juge saisie de la motion

Le 22 octobre 2015, la juge saisie de la motion a accueilli la motion des défendeurs et a rejeté la poursuite au motif qu'elle était prescrite, étant donné que Crombie avait pris connaissance de la contamination environnementale sur la propriété de Crombie [traduction] « bien avant le 28 avril 2012, deux ans avant que l'avis d'action ne soit délivré ».

Au soutien de sa décision, la juge saisie de la motion a fait référence au rapport d’EES de phase I, qui, selon elle, était suffisant pour alerter Crombie de la contamination potentielle. Par conséquent, la juge saisie de la motion a conclu que [traduction] « le 9 mars 2012, lorsque Crombie a renoncé aux conditions en matière d’environnement, elle avait pris connaissance de suffisamment de faits importants pouvant constituer la base d’une action ». Subsidiairement, la juge saisie de la motion a conclu que Crombie aurait pris connaissance de la contamination sur la propriété de Crombie grâce aux résultats des tests effectués sur les échantillons de l’eau souterraine et du sol obtenus par le consultant de Crombie le 23 mars et le 29 mars 2012, respectivement. La juge saisie de la motion a conclu que [traduction] « il est difficile de croire que Crombie n’était pas au courant de ces résultats compte tenu du fait qu’elle avait demandé à son consultant de procéder à ces tests et qu'elle l'avait vraisemblablement payé pour qu'il les fasse ». Enfin, la juge saisie de la motion a indiqué que, même si Crombie n’avait reçu les résultats qu'à une date ultérieure, elle aurait dû être au courant de la contamination et elle n'avait pas exercé de diligence adéquate.

La décision de la Cour d’appel de l’Ontario

Crombie a interjeté appel de la décision à la Cour d’appel de l’Ontario, faisant valoir que la juge saisie de la motion avait erré en concluant que l’appelante savait ou aurait dû savoir qu’elle avait une cause d'action contre les intimés plus de deux ans avant d’intenter l’action.

La Cour a accueilli l’appel de Crombie, infirmé la décision de la juge saisie de la motion et accordé à Crombie ses dépens pour l'appel. Pour en parvenir à cette conclusion, la Cour a jugé que la juge saisie de la motion avait fait deux erreurs manifestes et dominantes en : (i) assimilant la connaissance d’une contamination potentielle aux hydrocarbures à la connaissance réelle du fait que la propriété de Crombie avait été contaminée, et en (ii) ignorant les circonstances entourant l’acquisition par Crombie de la propriété de Crombie, soit le fait que l’acquisition visait 22 propriétés distinctes et sa renonciation à l'ensemble des conditions le 8 mars 2012.

Confondre connaissance « potentielle » et connaissance « réelle »

La différence entre une EES de phase I et une EES de phase II était cruciale pour l’appel de Crombie et la décision de la Cour.  En résumé, une EES de phase I est une enquête portant sur des sujets de préoccupation potentielle en matière d’environnement concernant une propriété, qui repose uniquement sur l’examen par un consultant de rapports antérieurs disponibles (y compris les rapports EES de phase I et de phase II qui existent déjà, le cas échéant), une entrevue avec une personne qui connaît les conditions et les pratiques environnementales sur le site, et une inspection visuelle du site par le consultant. Une EES de phase II suit souvent une EES de phase I et porte sur les aspects soulevant des préoccupations environnementales potentielles (signalées dans l’EES de phase I) à l’aide d’échantillons et de tests intrusifs. Autrement dit, l’EES de phase II aide à confirmer (ou à réfuter) les sujets de préoccupation environnementale potentielle signalés dans l’EES de phase I.

Pour en venir à la conclusion que la juge saisie de la motion avait erré en jugeant que Crombie avait découvert les faits donnant naissance à sa réclamation avant le 28 avril 2012, la Cour a d'abord résumé les critères pertinents pour établir à quel moment les faits donnant naissance à une réclamation sont « découverts ». La Cour a expliqué que le délai de prescription ne court qu'à compter du moment où le demandeur a « réellement connaissance » de faits suffisants pour donner naissance à une réclamation ou lorsqu’un demandeur potentiel raisonnable devait connaître ou aurait dû connaître les faits importants nécessaires pour une réclamation. La Cour a souligné que [traduction] « c'est la "possibilité raisonnable de découvrir les faits" et non la "simple possibilité qu'ils soient découverts" qui déclenche le délai de prescription».

En appliquant ce critère, la Cour a conclu que la juge saisie de la motion n’avait pas indiqué d'éléments de preuve étayant la conclusion que Crombie avait une « connaissance réelle » de la contamination le 9 mars 2012 (soi le jour où Crombie a renoncé aux conditions environnementales et le jour où, selon la juge saisie de la motion, Crombie avait découvert les faits donnant naissance à sa réclamation). La Cour a plutôt conclu que la preuve dont disposait la juge saisie de la motion, y compris l’EES de phase I, n'était qu'une preuve de « contamination potentielle ». De plus, la Cour a rejeté la conclusion de la juge saisie de la motion voulant que Crombie connaissait les résultats des tests sur l’eau souterraine et le sol avant qu’ils lui aient été communiqués dans le cadre d'une ébauche de l’EES de phase II remise à Crombie le 9 mars 2012. Autrement dit, la Cour a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que les résultats avaient été portés à la connaissance de Crombie avant cette date. En fin de compte, la Cour a conclu que la juge saisie de la motion n’avait pas établi adéquatement le moment où Crombie avait eu une [traduction] « connaissance réelle des éléments donnant naissance à sa réclamation ».

La Cour a précisé que, même si des « soupçons au sujet de certains faits ou la connaissance d’une réclamation potentielle », y compris les risques potentiels divulgués dans une EES de phase I ou des rapports environnementaux antérieurs, peuvent déclencher un devoir d’enquête approfondie et une obligation de vérification diligente, cela n'est pas suffisant, en soi, pour satisfaire l'exigence d'une connaissance réelle aux fins d'un argument relatif au délai de prescription.  Ce sont plutôt les tests en subsurface (c.-à-d. les travaux dans le cadre de l’EES de phase II) qui ont [traduction] « constitué le mécanisme grâce auquel Crombie a pu avoir une connaissance réelle de la contamination ». 

Les circonstances entourant l'acquisition

La Cour a aussi conclu que la juge saisie de la motion avait omis de prendre en compte les circonstances entourant l’opération. Plus particulièrement, la juge saisie de la motion n’avait pas mentionné le fait que l’opération visait plusieurs propriétés, soit l'achat et la vente de 22 propriétés distinctes. Selon la Cour, il s’agissait d’une omission importante qui avait affaibli l’analyse de la juge saisie de la motion.

De plus, la Cour a conclu que la juge saisie de la motion avait omis de tenir compte du contexte dans lequel Crombie avait renoncé aux conditions et l’incidence que cette renonciation avait eue sur le caractère urgent du processus de vérification diligente. Puisque la renonciation aux conditions obligeait Crombie à clore l’opération d'acquisition, dès que la renonciation avait été donnée, toute urgence visant à confirmer si la propriété de Crombie avait effectivement été contaminée avait disparu. Le défaut de reconnaître ce résultat subséquent de la renonciation était un facteur qui avait amené la juge saisie de la motion à tirer sa conclusion erronée que Crombie n'avait pas effectué sa vérification diligente de manière adéquate ou en temps opportun. En fin de compte, la Cour a conclu que [traduction] « ce que la juge saisie de la motion aurait dû examiner était la question de savoir si une personne raisonnable se trouvant dans la même situation que Crombie aurait, après avoir renoncé aux conditions, demandé et obtenu les résultats des tests en laboratoire avant le 28 avril 2012 ».

Discussion

La décision de la Cour d’appel dans l'affaire Crombie c. McColl rend un peu plus claires les exigences de vérification diligente dans le contexte des opérations visant des terrains contaminés. La décision de la juge saisie de la motion avait omis de souligner la différence fondamentale entre une EES de phase I et une EES de phase II. La décision de la Cour respecte cette différence en précisant que la connaissance d’une contamination possible obtenue à la suite d'une EES de phase I [traduction] « pourrait suffire pour qu’un demandeur poursuive son enquête et déclenche une obligation de vérification diligente », mais elle n'équivaut pas automatiquement à une connaissance de contamination réelle ou à la découverte de faits donnant naissance à une réclamation.

La Cour a aussi précisé, d'autre part, qu’un soupçon relatif à une contamination peut donner naissance à un devoir d’enquête ou à une obligation de vérification diligente. Si, en s'acquittant de son devoir d’enquête, une personne raisonnable découvrait l’existence de faits donnant naissance à une réclamation, le délai de prescription serait réputé avoir commencé à courir. La décision de la Cour dans l’arrêt Crombie c. McColl met de nouveau l'accent sur l'importance pour les propriétaires fonciers d'aborder les questions de contamination de manière diligente et prudente lorsque des risques potentiels en matière d’environnement associés à la propriété – les inconnues connues – sont portés à leur attention.

De plus, et peut-être malheureusement, la Cour a jugé qu’il n’était pas nécessaire de donner des directives au sujet d’un problème soulevé dans la motion en vue d'obtenir un jugement sommaire au sujet de la nuisance continue. La juge saisie de la motion avait rejeté l’argument de Crombie que la migration continue des contaminants de la propriété de Dimtsis à la propriété de Crombie constituait un délit continu, faisant en sorte que le délai de prescription n'avait pas expiré, au motif qu’aucune preuve n'avait été présentée pour appuyer l'argument de Crombie à l'effet que la migration se poursuivait. En appel, Crombie a fait valoir qu’il revenait aux défendeurs, à titre de partie présentant la motion, de prouver qu’il n’y avait pas de nuisance continue avant que Crombie, à titre d’intimée, soit tenue de présenter la preuve d'une nuisance continue. Il est peut-être intéressant de noter que, dans le cadre de cette discussion, la Cour a cité sa décision récente dans l'affaire Sanzone c. Schechter, 2016 ONCA 566, dans laquelle on avait confirmé que le fardeau de la preuve incombe en général aux parties qui demandent un jugement sommaire, comme les défendeurs dans l’affaire Crombie c. McColl. Malgré la décision de la Cour de ne pas donner de précision sur ce point, l'élément fondamental de la décision de la Cour est que des faits scientifiques démontrables sont cruciaux dans un litige au sujet de terrains contaminés.

Enfin, bien que cette question n'ait pas été directement pertinente dans l’affaire Crombie c. McColl, il convient de noter qu’il n’y a pas, en Ontario, de délai de prescription à l'égard d'une réclamation en matière d’environnement lorsque les faits qui peuvent y donner naissance n’ont pas encore été découverts. Sans citer directement cette disposition de la Loi de 2002 sur la prescription des actions, la déclaration de la Cour dans Crombie c. McColl, à savoir que [traduction] « le fait que la contamination existait, mais n'avait pas encore été découverte, n'était évidemment pas suffisant pour déclencher le délai de prescription », confirme le choix politique du législateur à l'effet que des réclamations en matière d’environnement qui n’ont pas été découvertes ou qui sont inconnues ne peuvent être atténuées par l'écoulement du temps.