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ESG et rémunération des dirigeants au Canada

Auteur(s) : Dov Begun, Christopher Chen

Le 6 juillet 2021

Avec l’accélération des initiatives environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), les sociétés canadiennes recherchent de plus en plus d’outils de rémunération différée qui alignent les priorités des dirigeants sur les objectifs ESG. Des politiques fiscales bien conçues sur les ententes de rémunération des dirigeants peuvent renforcer le changement durable à une période où les initiatives ESG passent de la tendance à la mouvance. Dans le présent article, nous présentons les grandes lignes de cet enjeu crucial et y ajoutons nos voix.

Nous pensons que l’adoption des objectifs ESG par le secteur privé déterminera le rythme auquel ces objectifs seront atteints. Dans un rapport publié en 2017 [PDF] par Ceres, un organisme à but non lucratif, il est indiqué qu’un processus formel de gestion des risques liés à la durabilité permettrait de « [traduction] tirer parti des occasions d’affaires créées par la lutte aux problèmes de durabilité ». Pourtant, selon un reportage de CTV News, la majorité des actionnaires d’une grande institution financière canadienne ont rejeté, lors d’une récente assemblée générale, une proposition visant à ce que la société adopte de vastes « [traduction] cibles quantitatives de réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle de la société, assorties d’échéances précises », et ce, malgré le fait que la haute direction ait qualifié les changements climatiques de « menace existentielle » et de « problème le plus pressant de notre époque ». Bien que des promesses aient été faites pour stimuler le financement durable d’ici 2025 et atteindre la carboneutralité d’ici 2050, des obstacles subsistent pour que les actionnaires et les dirigeants acceptent pleinement l’intégration de cibles ESG dans les paramètres de rémunération. Face à cette hésitation, les gouvernements ont la possibilité d’intervenir et d’encourager la participation ESG, notamment par des initiatives de politique fiscale.

Incidence ESG des règles fiscales limitant le report du revenu d’emploi

Les gouvernements se montrent de plus en plus disposés à s’appuyer sur des mesures de fiscalité visant les sociétés et des incitatifs fiscaux pour atteindre les objectifs ESG et promouvoir le comportement souhaité par l’imposition de droits, de taxes sur le carbone et d’autres mesures. (Voir Deborah L. Jarvie, « A Primer on the Federal Carbon Tax: Policy Review and Analysis », dans 2018 Prairie Provinces Tax Conference; et un rapport d’une commission parlementaire britannique de 2021 intitulé « Tax After Coronavirus », qui aborde directement le rôle de la fiscalité dans la promotion de la décarbonisation).

La Loi de l’impôt sur le revenu du Canada prévoit certains avantages fiscaux liés aux enjeux ESG, tels que l’amortissement accéléré pour les véhicules zéro émission et les investissements dans les énergies propres, et elle permet l’utilisation d’actions accréditives par les sociétés engagées dans les énergies propres et la conservation. Le budget fédéral 2021 a introduit 1) des mesures supplémentaires pour encourager l’investissement dans des mesures incitatives liées aux technologies propres par le biais de réductions de l’impôt des sociétés applicables à la fabrication de technologies à zéro émission admissibles, et 2) des initiatives visant à élargir la disponibilité d’un régime privilégié de déduction pour amortissement (DPA) pour le matériel lié à l’énergie propre.

En outre, les gestionnaires de portefeuille et les analystes de recherche sont de plus en plus sollicités par les activistes et les groupes sectoriels pour intégrer des facteurs ESG dans leurs analyses et leurs décisions d’investissement. Le plus grand gestionnaire de fonds privés au monde, BlackRock, joue un rôle de premier plan dans cet effort. Dans son rapport annuel aux actionnaires de janvier 2020, le fondateur de BlackRock, Larry Fink, a appelé toutes les sociétés (publiques et privées) à suivre les recommandations du Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques (GIFCC) et du Sustainability Accounting Standards Board (SASB). Selon ces organisations, il y a eu une augmentation de 363 pour cent des informations fournies par le SASB, et plus de 1 700 organisations ont exprimé leur soutien au GIFCC. Pour faciliter davantage la mesure, ces organisations conseillent aux gouvernements de s’entendre sur un ensemble commun de règles de déclaration en matière de durabilité afin de dissuader les sociétés émettrices de rechercher des juridictions où l’application est moins stricte. Aux États-Unis, BlackRock demande aux sociétés de divulguer la diversité de leurs effectifs, y compris les données démographiques telles que la race, le sexe et l’origine ethnique. De juin 2019 à juillet 2020, BlackRock a voté contre 55 administrateurs ou éléments liés aux administrateurs sur des questions relatives au climat.

L’intégration directe des paramètres ESG (tels que les émissions, les cibles de diversité et l’engagement des employés, pour n’en citer que quelques-uns) dans la conception des ententes de rémunération des dirigeants peut être une autre occasion de mettre davantage l’accent sur le changement durable.

ESG et rémunération des dirigeants

L’adage familier selon lequel on gère bien ce qu’on peut mesurer reste particulièrement pertinent lorsqu’on l’applique à la rémunération des dirigeants. Les hauts dirigeants tirent une part importante de leur rémunération de paiements incitatifs, les dirigeants des grandes entreprises recevant près de 70 pour cent de leur rémunération totale sous forme d’incitatifs annuels et d’incitatifs à long terme (ILT) plutôt que sous forme de salaire de base. Les paramètres sélectionnés et calibrés dans le cadre de ces régimes incitatifs sont généralement liés à la stratégie commerciale approuvée par le conseil d’administration. En théorie, du moins, les entreprises ont la capacité de lier une part importante des incitatifs de leurs dirigeants aux résultats ESG.

Dans la pratique, la mise en œuvre des paramètres ESG dans la rémunération des dirigeants n’a pas été optimale. Selon des statistiques récentes, seulement 9 pour cent des 2 684 sociétés inscrites à l’indice FTSE All World ont lié la rémunération des dirigeants aux facteurs ESG en 2020. Au Canada, une enquête menée en 2019 par Compensation Governance Partners sur les circulaires de sollicitation de procuration de 196 sociétés du S&P/TSX a révélé que 61 pour cent des sociétés mesuraient les paramètres de durabilité dans leurs incitatifs. L’enquête a également révélé que

  • les paramètres ESG étaient nettement plus répandus dans les régimes incitatifs à court terme — sur 282 paramètres/objectifs divulgués, seuls 9 (3 pour cent) faisaient partie d’un régime incitatif à long terme;
  • la durabilité, lorsqu’utilisée comme composante pondérée, ne représente généralement pas plus de 10 pour cent de la rémunération totale; et
  • seulement 1 pour cent des sociétés ont pondéré la durabilité à plus de 20 pour cent de la rémunération de leur régime incitatif.

Il est clair qu’il y a un décalage entre, d’une part, la nature intrinsèquement à long terme des objectifs ESG et, d’autre part, la tendance à utiliser les paramètres ESG principalement dans les régimes à court terme. Du point de vue de la rémunération, la philosophie qui sous-tend la conception des incitatifs est parfaitement résumée dans les principes de rémunération des dirigeants de la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance, en particulier dans le principe 2, qui met l’accent sur la rémunération au rendement : « [traduction] Le “rendement” devrait être fondé sur des paramètres commerciaux clés qui sont alignés sur la stratégie de l’entreprise et la période pendant laquelle les risques sont assumés ».

Il est essentiel de faire correspondre la période d’appréciation du rendement (et les paiements incitatifs correspondants) avec le risque pris, et les ILT doivent être alignés sur les objectifs commerciaux à long terme. Mais ce principe soulève une question : Les règles fiscales actuelles (telles que la « règle des trois ans » abordée ci-dessous) permettent-elles une période de temps appropriée pour mesurer le rendement en matière d’amélioration des paramètres ESG, en particulier compte tenu du fait que les gains liés aux enjeux ESG peuvent prendre beaucoup plus de temps à se matérialiser?

Les règles fiscales canadiennes offrent des possibilités limitées de reporter la rémunération des dirigeants. Ces règles de longue date ne s’alignent généralement pas sur les efforts visant à intégrer les paramètres ESG dans la rémunération des dirigeants. Le revenu d’emploi est généralement imposé à la réception. En vertu d’une large règle anti-report, les « montants reportés » en vertu d’une entente d’échelonnement du traitement (EET) peuvent être imposés avant leur réception. Une EET est définie au sens large et comprend tout arrangement en vertu duquel une personne a le droit, au cours d’une année donnée, de recevoir un montant après l’année s’il est raisonnable de considérer que « l’un des principaux objectifs » de la création ou de l’existence du droit est de reporter l’impôt sur le traitement ou le salaire pour les services rendus au cours de l’année donnée ou d’une année antérieure.

Une exception largement utilisée aux règles relatives aux EET s’applique à certains régimes de gratifications limitées dans le temps. Plus précisément, en vertu du paragraphe 248(1), un régime n’est pas une EET s’il s’agit de régimes ou mécanismes en vertu desquels des contribuables ont le droit de recevoir une gratification ou un paiement analogue, payable dans les trois ans suivant la fin d’une année d’imposition, pour des services qu’ils ont rendus au cours de cette année » (la « règle des trois ans » susmentionnée). L’unité d’action restreinte (UAR), qui est en fait une unité fictive reproduisant la valeur sous-jacente d’une action, est un véhicule d’ILT très répandu. Étant donné que l’Agence du revenu du Canada (ARC) considère que les UAR sont liées à une gratification particulière versée au titre d’une année donnée, la règle des trois ans exige que les UAR liées à la gratification particulière soient versées au plus tard le 31 décembre de la troisième année civile suivant l’année au cours de laquelle les services ont été rendus. Si, par exemple, un droit à un montant naît au titre d’un service fourni par l’employé en 2021, le montant reporté doit être entièrement payé au plus tard le 31 décembre 2024 — cette date étant au plus tard la fin de la troisième année suivant l’année de service pour laquelle l’attribution est faite.

Bien qu’il ressorte clairement de la loi que la période de trois ans doit être comptée à partir de l’année où les services ont été rendus par le contribuable, les autorités fiscales canadiennes ont historiquement adopté une vision restrictive de la manière de déterminer l’année de service. Dans une interprétation technique récente (ARC document no 2020-0864831I7, 13 novembre 2020), l’ARC a examiné un régime dans lequel les unités ont été accordées « tôt » au cours de la première année. L’ARC a conclu que si les unités avaient une valeur positive au moment de l’attribution, il est probable qu’elles se rapportent à des services passés rendus à la société avant l’année d’attribution, ce qui a pour effet d’accélérer la date de versement obligatoire à trois ans après cette année antérieure. En fait, l’ARC adopte une présomption réfutable selon laquelle les attributions effectuées tôt dans l’année doivent se rapporter à des services rendus par un employé au cours de l’année précédente. Cette interprétation raccourcit effectivement la période de report à moins de trois ans après l’année d’attribution.

En outre, l’exception des « trois ans » ne s’applique qu’à une « gratification ou un paiement analogue »; un salaire ordinaire, par opposition à une gratification, ne peut généralement pas être reporté. En outre, d’autres types de rémunération, comme les jetons de présence, ne sont pas admissibles au report en vertu de la règle des trois ans.

L’ARC a également adopté une lecture large de l’exigence de la définition d’EET selon laquelle l’un des « principaux objectifs » du droit est de reporter l’impôt (par exemple, voir ARC document no 2020-0841961I7, 10 juillet 2020). Il devrait être raisonnable de conclure que les attributions de rémunération dont les paramètres de rendement sont liés à des objectifs ESG mesurables et qui sont reportées pour des périodes de plus de trois ans n’ont pas le report de l’impôt comme « principal objectif », mais cette conclusion demeure indûment incertaine. Le gouvernement pourrait clarifier la situation — et ainsi favoriser l’adoption de la rémunération liée aux facteurs ESG — par le biais de modifications ou de directives.

Réformes suggérées

Comme expliqué ci-dessus, les politiques fiscales canadiennes actuelles empêchent l’intégration efficace des objectifs ESG dans les ententes de rémunération des dirigeants. Les réformes visant à remédier à cette lacune pourraient inclure 1) la clarification du fait que les arrangements visant à reporter le revenu d’emploi qui sont liés principalement à l’atteinte d’objectifs ESG ne seront généralement pas considérés comme ayant le report d’impôt comme l’un des principaux objectifs de l’arrangement, et 2) l’adoption d’une approche plus équilibrée de l’application de la règle des trois ans dans les cas où les arrangements ont une composante ESG.

Une réforme plus ambitieuse consisterait à ajouter une nouvelle exception à la définition d’EET pour les régimes de rémunération qui sont liés à des paramètres ESG. Le report conventionnel de trois ans pourrait être reconduit et prolongé pour trois années supplémentaires si des développements ESG prédéterminés deviennent évidents à la fin de la période initiale de trois ans. Cela encouragerait une trajectoire à plus long terme pour un changement durable grâce à l’innovation et à la détermination des dirigeants sans trop s’éloigner du régime de rémunération différée existant. Par ailleurs, le report de trois ans pourrait simplement être étendu à cinq ans dans les situations où les paramètres du paiement sont basés sur des objectifs de durabilité spécifiques au secteur d’activités.

Une autre approche pourrait consister à se concentrer sur les conditions d’acquisition des droits afin de mieux aligner les paramètres ESG sur les incitatifs des dirigeants. Le fait de lier les conditions d’acquisition des attributions d’ILT basées sur le rendement, telles que les options d’achat d’actions ou les unités d’action fondées sur le rendement, à la réalisation par l’organisation de certains paramètres ESG mesurables et pertinents (par exemple les taux de mortalité moyens, les indices d’engagement en matière d’emploi et les objectifs de diversité, par opposition au taux de rendement interne [TRI] ou à d’autres paramètres de rendement plus courants) pourrait permettre l’intégration des facteurs ESG dans la rémunération des dirigeants sans exiger de changements importants au régime de rémunération différée existant.

Le budget fédéral 2021 a confirmé l’entrée en vigueur de certains changements annoncés précédemment concernant les règles relatives aux options d’achat d’actions. Ces changements, qui ciblent l’avantage disproportionné dont bénéficie un petit nombre de personnes fortunées, visent à réduire l’attrait des options d’achat d’actions pour les personnes les mieux rémunérées dans les grandes sociétés bien établies. Conformément à la justification stratégique invoquée pour accorder un traitement fiscal préférentiel aux options d’achat d’actions des employés afin de soutenir les entreprises canadiennes jeunes et en croissance, les règles ont été spécifiquement rédigées de manière à ne pas s’appliquer aux sociétés privées sous contrôle canadien ou aux sociétés dont les revenus sont inférieurs à un seuil déterminé.

Une modification de ces nouvelles règles relatives aux options d’achat d’actions, de sorte que les sociétés qui atteignent des paramètres ESG mesurables et prédéterminés soient incluses dans le sous-ensemble des sociétés exemptées de ces règles, pourrait être une méthode efficace pour inciter les employés et les dirigeants à réfléchir de manière créative à la maximisation de leurs contributions aux enjeux ESG.

Même sans ces réformes, certaines organisations s’engagent déjà à modifier le comportement, les priorités et, en fin de compte, la culture d’entreprise de leurs dirigeants. Chacune des six plus grandes banques du Canada a ajouté des composantes ESG au cadre de rémunération de son PDG, et chaque banque s’est engagée à accroître la diversité des employés dans l’ensemble de son organisation, des stages d’étudiants aux nominations de dirigeants. En pratique, cet engagement signale aux marchés publics et aux dirigeants que le conseil d’administration et les actionnaires sont ouverts au changement et l’apprécient.

L’efficacité de l’augmentation de la diversité des employés au niveau des emplois d’été pour étudiants ou des emplois subalternes peut être directement mesurable à très court terme, mais les limites imposées par la règle des trois ans sont un obstacle à la mise en œuvre de paramètres efficaces visant à mesurer si ces embauches initiales augmentent la diversité des employés et des dirigeants à long terme. Bien que nous soutenions les initiatives qui favorisent la diversité et l’inclusion, nous pensons qu’un changement durable impliquant le développement des talents et la rétention des nouvelles recrues nécessite plus de trois ans pour être mesuré en termes d’objectifs sociaux à moyen et long terme.

En outre, l’identification de paramètres ESG « mesurables et pertinents » pour chaque secteur d’activité n’est pas une mince affaire. Cela dit, les meilleures pratiques et les normes — la « materiality map » du SASB, par exemple, qui indique les questions de durabilité qui sont susceptibles « [traduction] d’affecter la situation financière ou la performance opérationnelle des sociétés d’un secteur » — continuent de se développer rapidement. Ces guides peuvent fournir un point de départ à partir duquel il sera possible de sélectionner des paramètres importants à utiliser dans les ILT pour la plupart des secteurs d’activités.

Conclusion

L’atteinte d’objectifs critiques ayant une incidence mondiale et sociétale — par exemple les objectifs liés au changement social et au climat — nécessitera des approches novatrices dans chaque conseil d’administration. Les Canadiens devraient exiger que les gouvernements s’engagent eux aussi à faire preuve d’innovation et de souplesse dans la réalisation de ces objectifs, afin d’aider les investisseurs, les administrateurs et les dirigeants à franchir les premiers obstacles vers un avenir durable et équitable. Il faut que l’industrie, le milieu universitaire et le gouvernement discutent de la façon de mieux concevoir les programmes du Canada, et les règles fiscales qui s’y appliquent, afin de relever les défis actuels en matière d’ESG et générer des occasions futures.

Cet article a été initialement publié dans Perspectives on Tax Law & Policy, une publication de l’Association canadienne d’études fiscales. Le coauteur Christopher Chen est directeur général de Compensation Governance Partners.