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De nouvelles propositions touchant les régimes de droits des actionnaires et les mesures de défense transforment le paysage des fusions et acquisitions au Canada

Auteur(s) : Alex Gorka, Jeremy Fraiberg, Douglas Bryce, Emmanuel Pressman, Robert M. Yalden, Clay Horner

15 mars 2013

Une nouvelle règle des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) concernant les régimes de droits des actionnaires (en anglais seulement) et un changement d’approche à l’égard des mesures de défense proposé par l’Autorité des marchés financiers (l’« Autorité ») du Québec pourraient modifier sensiblement la réglementation des offres publiques d’achat (OPA) hostiles au Canada, si ces propositions sont adoptées.

Les ACVM ont publié pour une période de consultation de 90 jours le projet de Règlement 62‑105 sur les régimes de droits des porteurs (le « projet de règlement des ACVM »). Le projet de règlement des ACVM permettrait aux actionnaires de maintenir en vigueur tout régime de droits d’une société en exerçant leur droit de vote au cours d’une assemblée des actionnaires. Les commissions de valeurs mobilières provinciales n’auraient plus à rendre d’ordonnance d’interdiction d’opérations relativement à des régimes de droits (à moins de circonstances exceptionnelles), et le nouveau régime donnerait au conseil d’administration des sociétés visées le temps de réagir à une OPA hostile et améliorerait la capacité de « simplement dire non », dans certaines circonstances.

Selon nous, cependant, il n’est pas certain que ces modifications changent réellement l’issue des offres hostiles par rapport au statu quo. Une société visée aux prises avec une offre hostile crédible devrait quand même passer par un processus de vente et finirait sans doute par être vendue en relativement peu de temps, soit à l’initiateur original, soit à un « chevalier blanc », comme c’est le cas aujourd’hui. Les arbitragistes à court terme pourraient encore influencer la vente en acquérant des actions et en votant pour l’annulation d’un régime de droits en prévision de la vente subséquente de la société.

L’Autorité a également publié pour une période de consultation de 90 jours un document de consultation intitulé « Un regard différent sur l’intervention des autorités en valeurs mobilières dans les mesures de défense » (la « proposition de l’Autorité »). La proposition de l’Autorité traite des mesures de défense de façon plus générale et ne s’applique pas seulement aux régimes de droits. Aux termes de cette proposition, les tribunaux détermineraient le bien-fondé des mesures de défense – y compris les régimes de droits – dans le cadre de leur compétence sur la décharge des obligations fiduciaires des administrateurs. Les commissions de valeurs mobilières n’interviendraient que dans les cas où les décisions ou les mesures prises par les conseils d’administration représenteraient une violation manifeste des droits des porteurs ou une atteinte au bon fonctionnement des marchés des capitaux.

Si elle est adoptée, la proposition de l’Autorité constituera un changement plus marqué du cadre réglementaire actuel que le projet de règlement des ACVM, et elle rapprochera le Canada de ce qui se fait aux États-Unis en termes de réglementation des mesures de défense. L’examen judiciaire des mesures de défense pourrait entraîner une plus grande déférence à l’égard des décisions des conseils d’administration que celle qui est actuellement accordée par les commissions de valeurs mobilières. Étant donné l’absence au Canada de conseils d’administration où les mandats des administrateurs sont efficacement échelonnés et la possibilité pour des porteurs détenant 5 % des actions d’une société canadienne de convoquer une assemblée, les sociétés canadiennes seraient toutefois plus vulnérables aux acquéreurs potentiels que leurs homologues aux États-Unis. Des membres du conseil d’administration d’une société visée canadienne pourraient être remplacés au cours d’une assemblée des actionnaires dans un délai prescrit à la suite d’une convocation d’assemblée par l’initiateur, avec l’appui de seulement quelques administrateurs. Même si elle publie cette nouvelle approche, l’Autorité a indiqué qu’elle n’en demeurait pas moins attachée au maintien d’une approche cohérente et harmonieuse au sein des ACVM en ce qui concerne les OPA et la réglementation des mesures de défense.

Les deux propositions sont l’occasion pour les participants aux marchés des capitaux canadiens d’engager un débat important sur des sujets comme le rapport de force entre les conseils d’administration, les initiateurs et les actionnaires, ainsi que sur la possibilité pour les tribunaux ou les commissions de valeurs mobilières de régler les différends associés à des mesures de défense.

Ce débat met en lumière l’opposition fondamentale entre les deux modèles de gouvernance qui sont au cœur de la réglementation des valeurs mobilières et du droit des sociétés au Canada. L’approche actuelle des ACVM à l’égard de la réglementation des mesures de défense reflète un modèle de primauté des actionnaires, où le principal objectif de la réglementation des OPA est la protection des intérêts légitimes des actionnaires. Cependant, l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976 a énoncé l’obligation fiduciaire des administrateurs aux termes du droit des sociétés de façon plus générale, affirmant que les administrateurs doivent s’acquitter en tout temps de leur obligation fiduciaire envers la société, dont les intérêts l’emportent sur ceux de parties prenantes particulières. La proposition de l’Autorité vise à régler ce conflit en demandant aux commissions de valeurs mobilières de s’en remettre aux décisions des conseils d’administration lorsqu’un processus adéquat a été suivi et qu’il n’y a pas de violation manifeste des droits des porteurs. Il reste à voir quelle position les émetteurs assujettis, les actionnaires institutionnels et les investisseurs activistes canadiens prendront dans ce débat et les appuis que recueillera la proposition de l’Autorité.

Aperçu du projet de règlement des ACVM

Les éléments fondamentaux du projet de règlement des ACVM sont les suivants :

  • Un régime de droits est valide lorsqu’il est adopté par le conseil d’administration d’un émetteur, mais il doit être approuvé par la majorité des porteurs de titres dans un délai de 90 jours suivant la date d’adoption ou, s’il est adopté après le lancement d’une OPA, dans un délai de 90 jours suivant la date d’adoption et la première date de lancement d’une OPA. S’il n’est pas approuvé dans les 90 jours, le régime de droits devient caduc. À l’heure actuelle, les émetteurs inscrits à la Bourse de Toronto (TSX) ou à la Bourse de croissance TSX (TSX-V) doivent faire approuver leur régime de droits par les actionnaires dans un délai de six mois suivant l’adoption;
  • À la suite de l’approbation initiale des actionnaires, un régime de droits doit être approuvé annuellement à la majorité des voix exprimées par les actionnaires pour demeurer valide. Actuellement, la plupart des régimes de droits doivent être renouvelés tous les trois ans;
  • Les actionnaires peuvent en tout temps mettre fin à un régime de droits à la majorité des voix exprimées. Toutes les actions que détient l’initiateur sont exclues du vote des actionnaires portant sur l’adoption, le maintien ou la modification du régime de droits;
  • Lorsqu’une société visée a un régime de droits approuvé par ses actionnaires, une assemblée des actionnaires de la société visée doit être convoquée, au cours de laquelle les porteurs pourront voter sur l’annulation du régime de droits. Dans le cas d’une assemblée convoquée, le conseil d’administration de la société visée aurait le pouvoir, en vertu du droit canadien des sociétés, de choisir le moment de l’assemblée, une question qui risque de faire l’objet de litige;
  • Une société visée peut en tout temps adopter un régime de droits « tactique » (c.-à-d. un régime de droits établi en réponse directe à une offre non sollicitée), même lorsqu’elle a déjà un régime de droits approuvé par ses actionnaires. La société visée disposera ainsi vraisemblablement d’au moins 90 jours pour réagir à l’OPA hostile avant que les actionnaires s’expriment sur l’approbation ou l’annulation du régime de droits.

Incidences tactiques

Plus de temps pour réagir à une offre. Le projet de règlement des ACVM devrait donner au conseil d’administration des sociétés visées le temps de répondre à une OPA et d’étudier des options de rechange. Sous le régime actuel, un régime de droits serait généralement frappé d’une interdiction d’opérations dans les 50 à 70 jours suivant le lancement d’une offre. Le projet de règlement des ACVM garantirait sans doute, dans la plupart des cas, que les conseils d’administration disposeraient d’au moins 90 jours pour réagir à une offre non sollicitée s’ils adoptent un régime de droits tactique.

Meilleure capacité à « simplement dire non ». Les conseils d’administration auraient également plus de facilité à « simplement dire non », dans certaines circonstances, en particulier en cas d’offre faite par un initié, d’une offre partielle ou d’une offre visant l’achat de toutes les actions offertes à un prix déterminé. Si les conseils d’administration parviennent à convaincre une majorité d’actionnaires d’appuyer la stratégie actuelle de la société et de voter pour le régime de droits, celui-ci pourra rester en vigueur jusqu’à la prochaine assemblée des actionnaires, à laquelle les actionnaires pourront voter sur le régime de droits. Le régime de droits ne serait annulé que si le conseil décide par la suite de renoncer à sa requête ou que les actionnaires approuvent l’annulation du régime de droits au cours d’une assemblée ultérieure.

Stratégie de course aux procurations. Les courses aux procurations et les litiges, surtout en ce qui a trait au moment des assemblées des actionnaires (du moins au début), deviendraient monnaie courante et prendraient davantage d’importance aux termes du projet de règlement des ACVM. Les premières décisions du tribunal quant au moment et à la gouvernance des assemblées des actionnaires tenues pour étudier les régimes de droits influenceraient vraisemblablement les « règles de conduite » applicables à de futures offres. Les initiateurs et les sociétés visées feraient sans doute plus souvent appel à des conseillers en sollicitation de procurations et en litiges liés aux assemblées des actionnaires.

Lorsqu’il lancerait une offre visant une société dotée d’un régime de droits approuvé par ses actionnaires, l’initiateur devrait décider s’il doit convoquer une assemblée des actionnaires et, le cas échéant, comment il le fait, dans le but d’annuler le régime de droits approuvé par les actionnaires de la société visée. Les initiateurs devraient soit établir une position restreinte de 5 % soit trouver des actionnaires favorables détenant 5 % des actions de la société visée, afin de convoquer une assemblée des actionnaires de la société visée ou de présenter une requête au tribunal pour convoquer une assemblée. La convocation ou la requête présentée au tribunal serait probablement faite dans le cadre du lancement d’une offre officielle.

Le choix de la date de clôture des registres avant l’assemblée des actionnaires visant à étudier un régime de droits serait également une décision importante. La date de clôture des registres sert à déterminer qui a le droit de voter à une assemblée des actionnaires. Dans le contexte d’une offre hostile, qui provoque généralement un fort roulement de l’actionnariat de la société visée, beaucoup d’actionnaires habilités à voter à l’assemblée pourraient ne plus détenir d’actions de la société visée selon la date de clôture des registres choisie aux fins de l’assemblée des actionnaires.

Capacité des initiateurs de bonifier et de prolonger leur offre. Une tactique courante des initiateurs qui ne s’attendent pas à obtenir le nombre d’actions déposées exigé pour satisfaire aux conditions de leur offre consiste à offrir un prix supérieur et à prolonger leur offre (en général de dix jours). Aux termes du projet de règlement des ACVM, cette option resterait ouverte aux initiateurs, mais il faudrait prendre en considération le moment de l’assemblée des actionnaires visant à faire annuler le régime de droits de la société visée. L’état de la course aux procurations influencerait également la décision d’offrir un prix supérieur et de prolonger l’offre, puisque les initiateurs pourraient vouloir bonifier leur offre avant la tenue de l’assemblée des actionnaires visant à annuler le régime de droits de la société visée.

Offres permises. Le projet de règlement des ACVM pourrait aussi avoir un effet sur la fréquence des offres contenant des clauses relatives aux « offres permises » (autres qu’une condition de dépôt minimal), ainsi que sur les modalités des « offres permises » dans les régimes de droits.

L’exigence d’approbation du régime de droits par les actionnaires conformément aux règles de la TSX, jumelée à l’arrivée d’investisseurs institutionnels avertis, à la montée de l’activisme actionnarial et à l’influence croissance de sociétés d’experts-conseils en matière de procurations comme Institutional Shareholder Services (ISS), a contribué à la prévalence des clauses relatives aux « offres permises » dans les régimes de droits canadiens, qui permettent généralement à un initiateur d’acquérir des actions sans déclencher l’application du régime de droits s’il a maintenu son offre pendant au moins 60 jours, pourvu qu’il accepte de respecter une condition irrévocable de dépôt minimal de la majorité des actions détenues par des porteurs indépendants et qu’il prolonge son offre de dix jours suivant la prise en livraison des premières actions.

Les initiateurs hostiles ne sont généralement pas portés à présenter des « offres permises », parce qu’ils parviennent souvent à obtenir une interdiction d’opérations à l’égard d’un régime de droits dans les 60 jours et que la condition irrévocable de dépôt minimal réduit leur souplesse dans le cadre de l’offre.

Si le projet de règlement des ACVM est adopté, les initiateurs pourraient cependant être plus enclins à lancer des offres contenant des clauses conformes à celles relatives aux « offres permises », ce qui augmenterait les chances que les actionnaires approuvent l’annulation du régime de droits de la société visée. Les actionnaires invités à voter à l’égard d’un régime de droits dans le cadre d’une offre hostile inadéquate qu’une majorité d’entre eux rejette pourraient se retrouver devant un choix difficile, puisque l’approbation du régime de droits sur ces faits donnerait au conseil d’administration le pouvoir de maintenir le régime de droits en vigueur jusqu’à la prochaine assemblée des actionnaires à laquelle doit avoir lieu un vote sur le régime de droits, ce qui empêcherait les actionnaires d’accepter une offre bonifiée à court terme.

Pour régler ce problème, un initiateur hostile pourrait choisir de lancer une offre contenant des clauses relatives à une « offre permise », dans le cadre de ses efforts pour convaincre les actionnaires de rejeter le régime de droits. Si une offre hostile décevante est présentée selon ces conditions, les actionnaires pourraient approuver l’annulation du régime de droits malgré la faiblesse de l’offre initiale, sachant que l’initiateur ne pourrait pas prendre livraison des actions dans le cadre de l’offre sans l’appui d’une majorité des porteurs indépendants. Si, en fin de compte, l’offre obtenait l’adhésion d’une majorité de porteurs indépendants, l’initiateur pourrait alors prendre livraison des actions plus rapidement que si le conseil d’administration de la société visée avait décidé de maintenir le régime de droits malgré l’offre bonifiée. La satisfaction de la condition irrévocable de dépôt minimal équivaudrait à un vote majoritaire des actionnaires en faveur de l’annulation du régime de droits.

Il est impossible de prédire comment ISS et les autres participants à la négociation des modalités des régimes de droits réagiront à l’adoption du projet de règlement des ACVM, mais, selon nous, si le projet de règlement des ACVM est adopté, la période pendant laquelle une « offre permise » doit être maintenue pourrait bien passer de 60 à 90 jours. Comme le conseil d’administration de la société visée aurait toujours la possibilité d’adopter un régime de droits tactique qui lui donnerait au moins 90 jours pour répondre à une OPA hostile, une période d’« offre permise » de 60 jours ne serait plus d’aucune utilité. Le conseil d’administration de la société visée devrait probablement adopter un régime de droits tactique en plus de son régime approuvé par les actionnaires si un initiateur lançait une « offre permise » de 60 jours non appuyée par le conseil.

 

La proposition de l’Autorité

La proposition de l’Autorité établit une approche différente de celle qui est proposée dans le projet de règlement des ACVM, qui aurait de profondes conséquences en rétablissant l’équilibre entre le conseil d’administration des sociétés visées, les initiateurs d’OPA et les actionnaires. La proposition de l’Autorité prévoit ce qui suit :

  • L’Instruction générale 62-202, Les mesures de défense contre une offre publique d’achat (l’« Avis 62-202 »), serait remplacée par une nouvelle politique sur les mesures de défense, qui accorderait une plus grande déférence aux mesures prises par le conseil d’administration des sociétés visées.
  • Les commissions de valeurs mobilières devraient considérer que les mesures de défense ne sont pas préjudiciables à l’intérêt public et limiter leur intervention en conséquence, à moins que les porteurs ne se trouvent privés de leur droit d’examiner une offre faite de bonne foi parce que le conseil n’a pas géré adéquatement les conflits d’intérêts des administrateurs ou des dirigeants, et sauf circonstances exceptionnelles où il y a violation manifeste des droits des porteurs.
  • Les offres publiques d’achat devraient comporter une condition irrévocable de dépôt minimal de 50 % des titres de participation des porteurs indépendants et de prolongation obligatoire de dix jours à la suite de l’annonce du dépôt de ce pourcentage de titres. La proposition visant à exiger des clauses d’« offre permise » (autres que la condition de dépôt minimal) pour toutes les OPA a pour but de réduire le risque de coercition structurelle des actionnaires de la société visée par l’initiateur d’une OPA. Selon la proposition de l’Autorité, ces clauses devraient s’appliquer à toutes les offres, et non seulement à celles qui sont visées par un régime de droits.

Le remplacement de l’Avis 62-202 et la redéfinition de l’intervention réglementaire à l’égard des mesures de défense répondraient à la préoccupation exprimée par l’Autorité, selon laquelle le régime actuel des OPA est trop favorable aux initiateurs et doit être réformé afin de manifester la déférence appropriée envers la façon dont les conseils d’administration s’acquittent de leur obligation fiduciaire et gèrent adéquatement leurs conflits d’intérêts. Il s’agit d’une proposition générale importante qui remplacerait efficacement l’intervention des commissions de valeurs mobilières relativement aux mesures de défense, sauf circonstances exceptionnelles où il y a violation manifeste des droits des porteurs ou atteinte au bon fonctionnement des marchés des capitaux. Cette proposition est très semblable à la recommandation contenue dans le rapport final du Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence de 2008 (le rapport Red Wilson). Il faudra bien sûr préciser ce qui constitue une « violation », mais la proposition de l’Autorité fournit certaines indications à cet égard et met principalement l’accent sur le processus suivi par les conseils d’administration pour prendre leurs décisions, notamment en ce qui concerne la gestion appropriée des conflits d’intérêts.