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La compétence provinciale concernant les droits issus des traités est confirmée – Décision Keewatin de la Cour suprême du Canada

Auteur(s) : Thomas Isaac, Heather Weberg, Jeremy Barretto

14 juillet 2014

Dans Première Nation de Grassy Narrows c. Ontario (Ressources naturelles), 2014 CSC 48 (décision), aussi appelé l'arrêt Keewatin, la Cour suprême du Canada (CSC) a confirmé que les provinces ont le pouvoir de prendre des terres visées par un traité pour des projets de mise en valeur des ressources et à d'autres fins, conformément à la compétence provinciale. Si une province a l'intention de prendre des terres visées par un traité, elle doit consulter les groupes autochtones touchés concernant les incidences que le projet pourrait avoir sur l'exercice des droits issus du traité, comme les droits de chasse, de pêche et de piégeage. La décision confirme également que les lois provinciales d'application générale s'appliquent aux terres visées par un traité et que les gouvernements provinciaux peuvent porter atteinte aux droits issus de traités, dans la mesure où ils peuvent satisfaire au critère de « justification », le tout conformément à l'arrêt de la CSC de juin 2014 Nation Tsilhqot’in.

La question au cœur des débats était celle de savoir si l'Ontario avait le pouvoir de « prendre » des terres dans la région de Keewatin visées par le Traité no 3 de manière à restreindre l'exercice des droits de récolte conférés par le traité, ou si elle devait obtenir au préalable l'approbation du gouvernement fédéral pour le faire. La CSC a rejeté le pourvoi à l'unanimité et conclu que seulement l'Ontario a le pouvoir de prendre des terres visées par le Traité no 3. Cette conclusion reposait sur l'analyse, par la CSC, du cadre constitutionnel du Canada, l'interprétation du Traité no 3 et de son historique ainsi que sur l’examen des lois portant sur les terres visées par le Traité no 3.

Résumé des faits

En 1873, le Traité no 3 a été signé par les commissionnaires chargés de sa négociation au nom du Dominion du Canada et par les chefs Ojibways. En contrepartie de la cession de leur territoire, les Ojibways ont obtenu un droit de récolte sur certaines terres jusqu'à ces terres soient « prises » par le gouvernement du Dominion du Canada à des fins de colonisation, d'exploitation minière, d'exploitation forestière ou autres.

La superficie du territoire visé par le Traité no 3 est d'environ 55 000 milles carrés et comprend la région de Keewatin. En 1912, la région de Keewatin a été annexée à l'Ontario par la Loi à l'effet d'étendre les frontières de la province de l'Ontario. Par la suite, l'Ontario a délivré des permis de mise en valeur des terres en cause.

En 1997, l'Ontario a délivré à une importante société de pâtes et papiers un permis d'exploitation forestière autorisant la coupe à blanc sur les terres de la Couronne situées dans la région de Keewatin. En 2005, la Première Nation de Grassy Narrows, dont les membres sont des descendants des Ojibways signataires du Traité no 3, a intenté une action pour contester le permis d'exploitation forestière, alléguant que celui-ci violait leurs droits de récolte conférés par le Traité no 3.

La question juridique était de savoir si l'Ontario pouvait prendre les terres dans la région de Keewatin en application du Traité no 3, et restreindre les droits de récolte, sans l'approbation fédérale.

La juge de première instance a conclu que la prise de terres dans la région de Keewatin imposait un processus en deux étapes qui supposait l'approbation du gouvernement fédéral et du gouvernement provincial. La Cour d'appel de l'Ontario a rejeté la décision de la juge de première instance et a accueilli les appels de cette décision. Elle a statué que la propriété effective de l'Ontario des terres publiques situées dans la province, de pair avec la compétence de la province pour l'administration et la vente des terres publiques et sa compétence exclusive pour légiférer dans le domaine des ressources naturelles, conférait à la seule province de l'Ontario le pouvoir législatif d'administrer et de vendre des terres dans la région de Keewatin.

La CSC a confirmé la décision de la Cour d'appel de l'Ontario et a rejeté le pourvoi.

La décision

Même si le Traité no 3 a été négocié par le gouvernement fédéral, il s'agit d'un accord entre les Ojibways et la Couronne. La CSC a conclu que le respect des promesses contenues dans le traité incombait aux deux ordres de gouvernement en conformité avec le partage des pouvoirs opérés par la Constitution.

La CSC a statué que l'article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867 établit que l'Ontario détient la propriété effective des terres de la région de Keewatin et les ressources qui s'y trouvent. De plus, les paragraphes 92(5) et 92A confèrent à l'Ontario le pouvoir de prendre des terres de la région de Keewatin en application du Traité no 3 à des fins assujetties au pouvoir de réglementation provincial, telle la foresterie. Lorsqu'il a été déterminé que les terres visées par le Traité no 3 appartenaient à l'Ontario, celle-ci est devenue responsable de leur administration dans les domaines relevant de sa compétence, sous réserve des dispositions du Traité. Par conséquent, la CSC a conclu que l'Ontario n'était pas obligée d'obtenir au préalable l'approbation du gouvernement fédéral avant de prendre des terres en application du Traité no 3.

La CSC a examiné le libellé de la clause de prise de terres et n'a rien trouvé dans ce libellé, ni dans l'historique bien documenté de la négociation du traité, qui envisageait un processus en deux étapes comportant l’approbation des deux paliers de gouvernement. Le droit de prendre des terres appartient au palier de gouvernement dont la Constitution reconnaît la compétence. La Cour a fait observer que l'Ontario a exercé le pouvoir de prendre des terres pendant plus de cent ans sans opposition de la part des Ojibways, ce qui, bien qu'il ne s'agisse pas d'un point déterminant sur l'issue de l'affaire, indique que l'approbation du gouvernement fédéral n'a jamais été considérée comme une exigence du Traité.

L'interprétation juridictionnelle de la clause de prise de terres s'accorde avec les mesures subséquentes des gouvernements concernant le droit de prendre des terres visées par le Traité no 3. L'accord de 1894 intervenu entre le Canada et l'Ontario stipule expressément que l'Ontario a le droit de prendre les terres du fait de sa possession et de sa propriété effective du territoire. De plus, le transfert des terres en 1912 a confirmé la substitution de l'Ontario au  Canada en ce qui concerne les droits accordés aux Indiens sur les terres en cause. Selon la CSC, la loi a transféré à l'Ontario non pas les droits et les obligations de la Couronne, mais bien la propriété effective des terres. Une fois les terres acquises, l'Ontario pouvait, de pas son pouvoir constitutionnel sur les terres assimilées à son territoire, prendre des terres, sous réserve des obligations de la Couronne envers les peuples autochtones titulaires de droits sur les terres.

Finalement, la CSC a statué que le pouvoir de l'Ontario de prendre des terres visées par le Traité no 3 n'est pas inconditionnel. Toute prise de terres à des fins d'exploitation forestière ou autre doit respecter les conditions énoncées par la CSC dans l'arrêt Première nation Crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien) (2005), notamment les exigences relatives à l'obligation de la Couronne de consulter les Premières Nations et, s'il y a lieu, de trouver des accommodements à leurs intérêts. Lorsque la prise de terres a pour effet de dépouiller les Ojibways de tout droit réel de chasse, de pêche ou de piégeage sur leurs territoires traditionnels de pêche, de chasse et de piégeage, une action en violation du traité pourra être intentée. La CSC a affirmé que « [l]e gouvernement qui exerce un pouvoir de la Couronne —qu'il s'agisse du gouvernement fédéral ou d'un gouvernement provincial — est assujetti aux obligations de la Couronne envers le peuple autochtone concerné. » (Paragraphe 50).

Finalement, la CSC a confirmé que les provinces peuvent porter atteinte aux droits conférés par les traités si l'atteinte peut être justifiée aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le critère permettant de déterminer comment la Couronne peut porter atteinte de façon justifiée à de tels droits a été réaffirmée par la CSC dans le contexte du titre ancestral dans son arrêt de juin 2014 Nation Tsilhqot’in, qui a insisté sur le fait que le gouvernement doit avoir un objectif législatif impérieux et réel ainsi qu'une preuve qu'il porte une atteinte minimale au droit, et que l'équilibre des intérêts favorise les atteintes aux intérêts des Autochtones.

Incidences sur la mise en valeur des ressources

La décision accroît la certitude réglementaire relativement à la mise en valeur des ressources sur les terres visées par des traités conclus entre la Couronne et les peuples autochtones. Elle confirme que les provinces sont habilitées à prendre des terres pour des projets de mise en valeur relevant de leur compétence. La décision donne aux provinces les outils nécessaires à l'administration des projets réglementés au palier provincial sur des terres visées par un traité, sans l'approbation préalable du gouvernement fédéral.

Le gouvernement doit exercer les pouvoirs de la Couronne conformément à l'honneur de la Couronne à l'égard des intérêts autochtones; il doit notamment s'assurer que la Couronne s'acquitte de son obligation de consultation. Si une province a l'intention de prendre des terres aux fins d'un projet dans son territoire, la Couronne doit s'informer des incidences du projet sur l'exercice des droits de chasse, de pêche et de piégeage des Premières Nations, et communiquer à celles-ci ses conclusions. Cette transmission de renseignements doit être de bonne foi et doit être faite dans l'intention de traiter adéquatement les préoccupations des Premières Nations. Une action en violation du traité pourra être intentée si le gouvernement prend une mesure ayant pour effet de dépouiller une Première Nation de tout droit réel de chasse, de pêche ou de piégeage sur les territoires visés par son traité et au titre desquels elle a exercé ses droits. Cette question a été abordée dernièrement par la CSC dans l'arrêt Tsilhqot’in concernant le titre ancestral, comme nous en avons discuté dans notre mise à jour précédente La décision au sujet de Tsilhqot’in : rien de catastrophique.

Fait important, la décision Keewatin et l'arrêt antérieur de la CSC Tsilqhot’in confirment que la CSC assure un équilibre entre la protection constitutionnelle accordée aux droits ancestraux et issus des traités et la capacité des gouvernements à administrer et à réglementer la gestion des ressources. Ce qu'il ressort des deux arrêts est que le fardeau ultime de l'administration et de l'équilibrage de ces intérêts ne repose pas sur les tribunaux, les peuples autochtones ou l'industrie, mais repose fondamentalement sur le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux.

 

Authored by:  Thomas Isaac, Jeremy Barretto, Heather Weberg