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La Cour suprême se prononce sur le recours en rectification en vertu du droit civil québécois dans le contexte fiscal

Auteur(s) : Matias Milet, Sharon Ford

7 février 2014

À la question de savoir si la rectification de contrats est un recours accessible aux parties en vertu du Code civil du Québec (CCQ), un point qui n’avait pas encore été tranché en droit civil québécois, la Cour suprême du Canada a répondu par l’affirmative dans l’affaire Québec (Agence du Revenu) c. Services environnementaux AES inc. 1 Dans les motifs du jugement publié le 28 novembre 2013, la Cour a maintenu les décisions de la Cour d’appel du Québec dans deux affaires, AES2 et Riopel,3 où les parties avaient demandé la rectification à l'égard d'écrits contenant des erreurs afin de donner effet à leurs intentions communes. La décision de la CSC marque la première fois que la Cour suprême du Canada se prononce sur la rectification dans le contexte fiscal.

Rectification en common law

La rectification en vertu de la common law en Angleterre a été mise au point dans les Courts of Equity à titre de recours discrétionnaire autorisant les tribunaux à rectifier des écrits qui, par suite d’une erreur d’écriture, n’étaient pas conformes à la véritable entente entre les parties. Lorsque de telles erreurs d’écriture se produisaient, les Courts of Equity avaient le pouvoir de rectifier les écrits pour donner effet à l’intention commune des parties, à la condition que les parties puissent présenter des preuves démontrant l’existence d’une intention commune et d’une erreur dans la formulation de cette intention. Dans les provinces canadiennes qui sont régies par la common law, les tribunaux provinciaux ont le pouvoir d'appliquer des mesures comme la rectification qui sont basées sur la loi anglaise de l'equity.

La rectification est réputée possible uniquement lorsque l’entente écrite entre les parties contient une erreur concernant les modalités, et non les hypothèses.4 Cependant, au cours des dernières décennies au Canada, la rectification a été accordée lorsque le contrat écrit comportait exactement les modalités que les parties souhaitaient inclure, mais que celles-ci étaient incorrectes dans la mesure où elles étaient fondées sur une fausse hypothèse qui empêchait la réalisation de l’objectif mutuellement convenu, comme effectuer une transaction avec report d’impôt.

Faits dans les affaires AES et Riopel

L’affaire AES portait sur un échange d’actions en vertu de l’article 86 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) et des dispositions correspondantes de la Loi sur les impôts (Québec), qui autorisent l’échange d’actions avec report d’impôt à la condition que la contrepartie payée autrement qu’en actions ne dépasse pas le prix de base rajusté (PBR) des actions transférées. En raison d’une erreur de calcul du PBR des actions transférées, la valeur de la contrepartie payée autrement qu’actions (un billet à ordre) qui a été reçue à l’échange des actions dépassait largement le véritable PBR des actions, donnant lieu à un gain en capital.5 Lorsque l’erreur a été découverte, les parties ont modifié leurs ententes pour corriger l’erreur de calcul du PBR et ont émis un nouveau billet à ordre d’un montant moindre (de sorte que les actions transférées soient échangées contre une contrepartie moins élevée). Les parties ont alors présenté à la Cour supérieure du Québec une requête en rectification et jugement déclaratoire afin que les modifications soient déclarées valides rétroactivement à la date originale du transfert et que ces modifications lient les autorités fiscales.

Dans l’affaire Riopel, les parties avaient conclu une série d’opérations pour permettre à un actionnaire d’une société fermée de céder ses intérêts en franchise d'impôt avant une fusion visant cette société. Afin que le dividende après la fusion soit reçu par l’actionnaire en franchise d’impôt, il était important que les parties réalisent les opérations suivant un ordre particulier. En raison de diverses erreurs dans les documents, les opérations n’ont pas été effectuées dans l’ordre et, par conséquent, le versement du dividende à l’actionnaire constituait un événement imposable. Les parties ont présenté une requête à la Cour supérieure du Québec pour demander la correction rétroactive des documents qui donnerait effet à leur intention initiale d’effectuer l’opération en franchise d’impôt, en rétablissant l’ordre des opérations afin qu’elles se soient déroulées dans l’ordre initialement envisagé.

Décisions des tribunaux inférieurs

La rectification demandée a été accordée dans l’affaire AES,6 mais le juge de première instance dans l’affaire Riopel7 a rejeté la requête du contribuable au motif que la Cour supérieure du Québec pouvait autoriser uniquement la rectification des erreurs d’écriture dans les documents, mais pas la restructuration de la transaction comme le demandaient les parties. Cependant, la Cour d’appel du Québec a jugé dans chacune de ces affaires que l’article 1425 CCQ8 permet de corriger les « écarts » dans les documents lorsque ceux-ci ne reflètent pas l’intention commune des parties; la Cour d’appel a accordé la rectification demandée par les parties dans les affaires AES et Riopel.

Décision de la Cour suprême du Canada

Revenu Québec (RQ) a demandé et obtenu l’autorisation d’interjeter appel des deux décisions à la Cour suprême du Canada. Le procureur général du Canada (PG), pour le compte de l’Agence du revenu du Canada (ARC), est intervenu dans les deux cas pour appuyer la position de RQ. Le principal argument avancé par RQ et le PG devant la Cour suprême était que le droit civil du Québec, et en particulier l’article 1425 CCQ, n’autorise pas la Cour supérieure à examiner une requête en rectification ou à rectifier un contrat, et que les pouvoirs de la Cour supérieure pour rectifier des écrits se limitent à la correction des erreurs « matérielles ».

La Cour suprême a unanimement rejeté la position des autorités fiscales et conclu qu’en cas de divergence entre l’intention commune des parties et la formulation écrite de cette intention, ou la « volonté déclarée » des parties, les tribunaux du Québec peuvent, en vertu de l’article 1425 CCQ, reconnaître la validité des rectifications des documents écrits lorsque les parties ont démontré que les rectifications rétabliront l’entente initiale des parties. En particulier, la Cour a fait remarquer : « Ce que l’on a maintes fois qualifié de rectification au cours des débats correspondait essentiellement à la constatation des modifications faites par les parties et à la reconnaissance de leur légitimité et de leur nécessité. »9

Dans son examen du droit civil des obligations, la Cour suprême a également mentionné l’article 1439 CCQ10 en concluant qu’un contrat, qui repose fondamentalement sur le consentement mutuel des parties, appartient aux parties et, sous réserve des droits des tiers, les parties au contrat sont libres de convenir entre elles de modifier ou de résilier un contrat et les documents le constatant. En se fondant sur cette remarque, la Cour a conclu qu’en vertu du droit civil du Québec, les parties à un contrat peuvent reconnaître l’existence d’une erreur commune et convenir de la rectifier par consentement mutuel. Cependant, la Cour a indiqué que s’il existe un véritable litige concernant la nature de l’intention commune des parties, il est approprié de porter la question devant la Cour supérieure dans une requête en rectification.

La Cour suprême a ajouté que l’autorisation, par les tribunaux du Québec, de modifications rétroactives à l'égard d'écrits pour donner effet à l’intention commune des parties est valide à l’endroit des autorités fiscales, mais peut parfois être assujettie aux droits de tiers : « En droit civil, le fisc ne possède pas de droit acquis au bénéfice d’une erreur que les parties à un contrat auraient commise, puis corrigée de consentement mutuel. »11

Un élément important de la décision de la CSC est la conclusion voulant qu’un objectif convenu mutuellement pour obtenir un certain résultat fiscal (comme une transaction effectuée avec report d’impôt) peut à lui seul former une partie de l’entente originale ou constituer l’entente originale, de sorte que les erreurs survenues par la suite dans la structuration de la transaction qui compromettent cet objectif peuvent être modifiées/rectifiées. Cependant, la Cour a prévenu que l’intention générale d’un contribuable de réduire ses obligations fiscales, sans se fonder sur une structure ou un plan évident pour obtenir ce résultat, ne serait pas suffisante pour démontrer une intention commune qui pourrait constituer une entente originale dans le but de rectifier un contrat écrit. Sur la base de ces principes contractuels généraux, la Cour invite les contribuables à la prudence et à ne pas interpréter cette reconnaissance de la primauté de la volonté interne — ou intention commune — des parties comme une invitation à se lancer dans des « planifications fiscales audacieuses » en se disant qu’il leur sera toujours possible de refaire leur contrat rétroactivement en cas d’échec de ces planifications fiscales.12

Le PG, à titre d’intervenant à la Cour suprême, a avancé un autre argument enjoignant la Cour à examiner et à rejeter un courant jurisprudentiel qui s’était développé en vertu de la common law depuis la publication de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Juliar.13 Le PG a plaidé que cette jurisprudence avait élargi le champ d’application du recours en rectification de la common law et était incompatible avec la jurisprudence de la Cour suprême sur le recours en rectification dans le contexte commercial.14 La Cour a refusé de commenter sur le recours de rectification reconnu par la common law pour les motifs que les appels dont elle était saisie étaient régis par le droit civil du Québec et que, par conséquent, il ne s’agissait pas d’affaires appropriées pour examiner le recours de common law.15

Conséquences de la décision de la CSC

Bien que la Cour suprême ait refusé de commenter sur le recours en rectification de la common law, sa décision a, dans les faits, confirmé la possibilité en vertu du droit civil du Québec de demander un recours en rectification qui offre une mesure réparatoire substantiellement similaire à celle offerte en vertu de la common law. Il est possible que la valeur de précédent de la décision de la CSC se limite au contexte du droit civil du Québec; cependant, il est clair de par son résultat que, dans une certaine mesure, l’uniformité à l’échelle des provinces canadiennes a été réalisée. Par exemple, dans l’affaire AES, RQ et le PG (pour le compte de l’ARC) se sont opposés à ce que l’on accorde un redressement qui est essentiellement similaire à celui accordé dans l’affaire Juliar et à l’égard de faits similaires (dans les affaires AES et Juliar, une restructuration de la transaction était nécessaire pour corriger une erreur touchant le PBR pour obtenir le résultat souhaité en franchise d’impôt). La volonté de la Cour suprême de sanctionner l'octroi d'un tel redressement suggère qu’elle ne prend pas ombrage du type de mesure qui est devenue courante dans les cas de rectification fiscale en vertu de la common law.

Dans la foulée de la décision de la CSC, il est maintenant clair que les parties dont les transactions sont régies par le droit civil du Québec ont, pour la première fois, une certaine certitude qu'à l'instar des parties régies par la common law, lorsque des écrits négligent de refléter l’intention commune, elles peuvent présenter un recours devant les tribunaux afin de rectifier ces écrits et de rétablir l’entente originale des parties.

Conclusion

Obtenir un redressement à l'égard des incidences fiscales d’erreurs contractuelles peut être une mesure importante et utile, même si elle n’est pas toujours disponible. Si vous avez des questions sur le recours en rectification dans une juridiction de common law ou de droit civil, veuillez communiquer avec tout membre de notre groupe de droit fiscal national.


1  2013 CSC 65 (décision de la CSC).

Services environnementaux AES inc. c.  Canada (Agence des douanes & du Revenu), 2011 QCCA 394 [AES].

Riopel c.  Agence du revenu du Canada, 2011 QCCA 954 [Riopel].

4  Voir p. ex., S.M. Waddams, The Law of Contracts, 4th ed.  (Toronto: Canada Law Book, 1999), p. 239-40.

L’Agence du revenu du Canada a établi un Avis de cotisation pour le contribuable concerné en ajoutant un important gain en capital imposable à son revenu.

6  2009 QCCS 790.

7  2010 QCCS 1576.

8  L’article 1425 du Code civil du Québec stipule : « Dans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés. »

9  Décision de la CSC, paragraphe 51.

10  L’article 1439 CCQ stipule : « Le contrat ne peut être résolu, résilié, modifié ou révoqué que pour les causes reconnues par la loi ou de l’accord des parties. »

11 Décision de la CSC, paragraphe 52.

12  Décision de la CSC, paragraphe 54.

13  Attorney General of Canada c.  Juliar (2000), 50 O.R. (3d) 728.

14  Les arrêts de la Cour suprême auxquels le PG a fait référence étaient Shafron v.  KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6 et Performance Industries Ltd. c.  Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd.,2002 CSC 19.

15  Décision de la CSC, paragraphe 55.

 

Authored by Matias Milet, Sharon Ford