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Bien des problèmes en perspective : la Cour d’appel de l’Ontario rend une décision importante dans le domaine des litiges civils en matière d’environnement

Auteur(s) : Jennifer Fairfax, Jack Coop, Rebecca Hall-McGuire, Patrick G. Welsh

7 décembre 2015

La Cour d’appel de l’Ontario a rendu une décision importante dans le domaine des litiges civils en matière d’environnement dans l’affaire Midwest Properties Ltd. c. Thordarson, 2015 ONCA 819 (Midwest) le 27 novembre 2015.  C’est la première fois que la Cour examine de façon aussi approfondie le droit à l’indemnisation en cas de déversement d’un polluant, en vertu de l’article 99 de la Loi sur la protection de l’environnement (LPE) de l’Ontario, et qu’elle donne de ce droit une interprétation aussi large.  Il y a fort à parier que l’affaire Midwest entraînera une multiplication des poursuites fondées sur l’article 99 de la LPE.   Cette décision porte également à croire que les tribunaux pourraient désormais invoquer l’article 99 de la LPE pour soulever le voile corporatif, élargissant ainsi le spectre de la responsabilité personnelle.

Contexte

Midwest Properties Limited (Midwest) a fait l’acquisition d’une propriété et d’un immeuble dans une zone industrielle en 2007.  Avant de réaliser l’achat, Midwest a confié à un expert-conseil en environnement la mission de mener une étude environnementale de phase un.  Le rapport de l’expert-conseil ne recommandait pas l’échantillonnage et le contrôle du sol ou de l’eau souterraine à la propriété (ce qu’on appelle aussi une « étude environnementale de phase deux »). 

Après avoir acquis le site, Midwest s’est montrée intéressée à acquérir la propriété voisine, détenue par une entreprise appelée Thorco Contracting Limited (Thorco) et contrôlée par son dirigeant, John Thordarson.  Les activités de Thorco consistaient à fournir des services d’entretien courant d’équipement et de réservoirs de pétrole et stockait sur sa propriété, entre autres choses, des hydrocarbures pétroliers (PHC) depuis 1974.  Thorco a permis à Midwest de mener des études environnementales de phases un et deux sur sa propriété, lesquelles ont révélé des concentrations de contamination au PHC supérieures aux directives du Ministère.  Midwest a alors effectué l’échantillonnage et le contrôle de sa propre propriété et découvert une contamination au PHC semblable.

Les activités de stockage de PHC de Thorco étaient connues du ministère de l’Environnement et de l’Action en matière de changement climatique (le « ministère »).  De 1998 à 2011, Thorco a été presque constamment en contravention de son approbation environnementale et des ordonnances rendues par le ministère relativement aux PHC stockés sur la propriété de Thorco.  En 2012, le ministère a ordonné à Thorco et à M. Thordarson de réhabiliter la propriété de Midwest.  Ils n’ont pas obtempéré à cet ordre.  De son côté, Midwest a poursuivi Thorco et M. Thordarson pour négligence et nuisance et en vertu du droit à l’indemnisation prévu au paragraphe 99(2) de la LPE.

La décision du juge de première instance

Comme nous le mentionnions dans un bulletin d’Actualités Osler précédent (en anglais seulement), la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté la réclamation en dommages-intérêts de Midwest relativement aux coûts de réhabilitation liés à la migration alléguée de contaminants de la propriété de Thorco. La Cour s’est dite préoccupée de la possibilité que l’octroi de dommages-intérêts en vertu du droit à l’indemnisation prévu à l’article 99 entraîne une « double indemnisation », puisque le ministère avait déjà ordonné la réhabilitation. Le juge de première instance a également rejeté la demande de dommages-intérêts pour négligence ou nuisance de Midwest parce que Midwest n’avait pas fourni de preuve de l’état environnemental de sa propriété au moment où elle l'avait acquise.  Midwest n’avait donc pas pu prouver qu’il s’était produit une conversion chimique du sol et de l’eau souterraine, ni que la valeur de sa propriété avait baissé.

La décision de la Cour d'appel

Midwest a interjeté appel de la décision du juge de première instance auprès de la Cour d’appel de l’Ontario.  Fait à noter, le ministère est intervenu dans l’appel de Midwest, en plaidant en faveur d’une interprétation plus libérale et élargie de l’article 99 de la LPE.

La Cour d’appel a accueilli l’appel de Midwest, rejetant la décision du juge de première instance, et imposé des dommages-intérêts de 1 328 000 $ à M. Thordarson et Thorco solidairement, conformément à l’article 99 de la LPE. Après avoir également reconnu les intimés responsables de nuisance et de négligence, la Cour a imposé 50 000 $ en dommages-intérêts punitifs à M. Thordarson et 50 000 $ en dommages-intérêts punitifs à Thorco Contracting Limited.

Indemnisation en vertu de l’article 99 de la LPE

La Cour s’est déclarée en désaccord avec la conclusion du juge de première instance selon laquelle on ne peut invoquer le droit à l’indemnisation prévu par la LPE lorsqu’une ordonnance de réhabilitation a également été prononcée. La Cour a conclu que l’objectif législatif de l’article 99 était d’établir un chef de responsabilité distinct et séparé pour les pollueurs, parce que la common law s’était révélée inadéquate. Fait important, la Cour a reconnu que le droit à l’indemnisation imposait aux pollueurs une responsabilité stricte en mettant l’accent uniquement sur l'identité de la personne qui détient et contrôle le polluant, ce qui en faisait une codification du concept de « pollueur-payeur ».  La Cour a également conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en interprétant étroitement le droit à l’indemnisation, ce qui allait à l’encontre de l’interprétation téléologique et « libérale » des lois environnementales préconisée par la Cour suprême du Canada dans des causes comme R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd. et R. c. Castonguay Blasting Ltd.

Soulever le voile corporatif

La Cour d’appel a confirmé que le droit à l’indemnisation en vertu de la LPE permettait qu’une action soit intentée contre « le propriétaire du polluant et la personne qui exerce un contrôle sur le polluant ».  Même si l’entreprise, Thorco, était manifestement le « propriétaire du polluant », le dirigeant de Thorco, M. Thordarson, a soutenu qu’il n’était pas personnellement responsable en invoquant le principe du « voile corporatif ».  La Cour d’appel a expliqué que la décision à savoir si un dirigeant d’entreprise, un administrateur ou un directeur était une « personne qui exerce un contrôle sur le polluant » devait s’appuyer sur des faits.  En l’espèce, la Cour a conclu que Thorco était une petite entreprise dont les activités courantes étaient effectivement sous le contrôle de M. Thordarson, de sorte que l’on pouvait tenir M. Thordarson solidairement responsable avec l’entreprise, puisqu’il était une personne qui exerçait un contrôle sur le polluant.

Diminution de la valeur ou coûts de réhabilitation pour calculer le montant des dommages-intérêts

Faisant allusion au débat qui a cours dans la jurisprudence sur la méthode de calcul des dommages-intérêts fondée sur la diminution de la valeur plutôt que sur les coûts de réhabilitation, la Cour a fourni des précisions sur ce sujet, concluant que les coûts de réhabilitation étaient la méthode de calcul appropriée des dommages-intérêts. Plus particulièrement, la Cour a indiqué que l’approche des coûts de réhabilitation était préférable parce que la diminution de la valeur ne permettait pas toujours de financer adéquatement la réhabilitation. De plus, l’octroi de dommages-intérêts fondés sur les coûts de réhabilitation est davantage conforme aux objectifs de protection de l’environnement de la LPE, puisqu’il contribue à faire en sorte qu’il y ait suffisamment de fonds pour réhabiliter les propriétés contaminées. Cette approche s’appuie en outre sur le principe du « pollueur-payeur » qu’a endossé la Cour suprême du Canada. Selon cette approche, qui utilise les coûts de réhabilitation pour déterminer les dommages-intérêts, les pollueurs sont obligés de rembourser les coûts que d’autres parties ont engagés pour décontaminer des terrains.

Nuisance, négligence et dommages-intérêts punitifs

Même si elle avait déjà accordé des dommages-intérêts en vertu de l’article 99 de la LPE, la Cour a poursuivi en analysant les allégations de nuisance et de négligence. Le demandeur avait en effet demandé des dommages-intérêts punitifs, et un tribunal ne peut pas octroyer de dommages-intérêts punitifs sans avoir d’abord établi qu’il y a une cause d’action civile valide.  La cause d’action en vertu de l’article 99 ne prévoit que des dommages-intérêts compensatoires.

Le juge de première instance avait rejeté les allégations de nuisance et de négligence en affirmant que Midwest n’avait pas prouvé qu’elle avait subi des dommages. La Cour a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante en arrivant à cette conclusion, puisqu’un expert en réhabilitation, et non un expert en estimation, il est vrai, avait présenté un témoignage non contredit sur la diminution de la valeur de la propriété de Midwest en raison du risque pour la santé humaine posé par la contamination. La Cour a également conclu que les éléments de nuisance avaient été établis à l'aide des faits. En effet, il était évident que la migration de la contamination qui posait un risque pour la santé humaine sur la propriété de Midwest nuisait de façon importante et déraisonnable à l’utilisation et à la jouissance du terrain par le demandeur. De plus, l’allégation de négligence avait également été établie à l'aide du fait [traduction] « que l’on ne pouvait sérieusement prétendre » que Thorco avait respecté la norme de diligence attendue d’un propriétaire foncier raisonnable, puisqu’il avait autorisé des déversements sur sa propriété et qu’il avait contrevenu aux approbations et aux ordonnances de décontamination du Ministère.

Soulignant que les objectifs des dommages-intérêts punitifs sont de punir, de décourager et de dénoncer la conduite d’un défendeur, la Cour a conclu que l’octroi de dommages-intérêts punitifs était largement justifié. Thorco était presque constamment en contravention de son certificat d’approbation, et son [traduction] « indifférence totale » à l’égard de l’état environnemental de sa propriété et des propriétés avoisinantes « témoignait du peu de cas que l’entreprise faisait de ses obligations dans le domaine de l’environnement. » De surcroît, [traduction] « cette conduite s'était poursuivie pendant des dizaines d'années et n’avait clairement d’autre objectif que le profit. »

Discussion

C’est la première fois que la Cour d’appel examine de façon aussi approfondie l’article 99 de la LPE, et lui donne une interprétation aussi large. La volonté de la Cour de donner effet à l’article 99 porte à croire que l’on pourrait assister à une multiplication des demandes de dommages-intérêts en vertu de l’article 99 de la LPE. Qui plus est, la Cour d’appel semble avoir fixé le critère de réussite à un niveau beaucoup plus bas que la norme actuelle qui s’applique à d'autres allégations comme la nuisance et la négligence. La Cour a expressément mentionné que, lorsque l’Assemblée législative avait créé le droit à l’indemnisation en vertu de l’article 99,  [traduction] « elle avait rayé d’un trait des questions comme l’intention, la faute, le devoir de diligence et la prévisibilité et fourni aux propriétaires un puissant nouvel outil d’indemnisation. » Cette décision porte également à croire que les tribunaux pourraient désormais invoquer l’article 99 de la LPE pour soulever le voile corporatif, élargissant ainsi le spectre de la responsabilité personnelle. Reste à voir si les tribunaux limiteront l’application de cette décision aux faits précis et assez extraordinaires de cette affaire ou s’ils l’appliqueront de façon plus large.