Passer au contenu

La Cour d’appel clarifie la distinction entre les recours en cas d’abus et les actions obliques

Auteur(s) : Allan Coleman, Kevin O’Brien, Aislinn E. Reid

28 mai 2015

Le 27 mai 2015, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu une importante décision qui clarifie la distinction entre deux recours offerts aux actionnaires en vertu de la loi, qui était devenue un peu floue. Dans l’affaire Rea v. Wildeboer, la Cour a confirmé que le recours en cas d’abus et l’action oblique étaient des recours séparés et distincts et que, de manière générale, même si les deux pouvaient se chevaucher à l’occasion, ils ne pouvaient pas être exercés de concert.

Le recours en cas d’abus et l’action oblique

Selon les lois canadiennes sur les sociétés, le recours en cas d’abus1) et l’action oblique2) sont des mécanismes permettant de protéger les intérêts des actionnaires et d’autres parties prenantes contre un acte préjudiciable commis par une société. Les recours en cas d’abus et les actions obliques procurent aux parties prenantes des droits qu’ils ne pourraient pas exercer par ailleurs contre une société en raison du principe de common law prévoyant qu’une société est une personne morale distincte de ses actionnaires, qui empêche les actionnaires de demander réparation des préjudices causés à la société.

Le recours en cas d’abus est un recours personnel qu’un plaignant peut exercer lorsqu’une société, un conseil d’administration ou un membre du même groupe que la société abuse de ses intérêts personnels, y porte atteinte ou n’en tient pas compte. En revanche, l’action oblique permet au plaignant d’intenter une action pour le compte de la société en vue d’obtenir réparation des préjudices allégués causés à la société elle-même (même si, dans certaines circonstances, le plaignant peut demander que des dommages-intérêts soient versés aux actionnaires actuels ou aux anciens actionnaires).

L’obligation, pour le plaignant éventuel, d’obtenir l’autorisation du tribunal avant d’intenter une action oblique constitue une différence importante entre le recours en cas d’abus et l’action oblique. Dans certains cas, à cause de cet obstacle procédural, qui est souvent coûteux en temps et en argent, les plaignants ont plutôt tenté de qualifier de personnels les préjudices allégués causés à la société afin d’obtenir réparation par la voie du recours en cas d’abus.

En raison de la vaste marge de manœuvre que les tribunaux se sont donnée dans le passé dans l’interprétation du recours en cas d’abus pour procurer réparation aux actionnaires, la distinction entre le recours en cas d’abus et l’action oblique s’est estompée. Dans certains cas, les tribunaux ont autorisé que ce qui, dans le passé, aurait été qualifié d’action oblique soit considéré comme un recours en cas d’abus. La décision rendue dans l’affaire Rea v. Wildeboer clarifie les situations où l’un et l’autre de ces recours peuvent être exercés. Dans l’affaire Rea, certains anciens actionnaires d’une société ouverte à grand nombre d’actionnaires ont intenté un recours en cas d’abus en vertu de la Loi sur les sociétés par actions (Ontario) au motif que certains administrateurs et dirigeants de la société avaient détourné des fonds de la société. Les défendeurs ont répondu que le recours aurait dû être exercé sous forme d’action oblique intentée au nom de la société elle-même.

La décision

La Cour d’appel a reconnu que l’action oblique et le recours en cas d’abus ne sont pas mutuellement exclusifs. Dans certaines circonstances, les deux peuvent être intentés. Plus précisément, la Cour a noté qu’il y avait eu chevauchement entre l’action oblique et le recours en cas d’abus essentiellement dans le cas de sociétés fermées. Par exemple, des actionnaires minoritaires ont allégué qu’un actionnaire majoritaire d’une société comportant un nombre relativement petit d’actionnaires avait causé un préjudice à la société et que ce préjudice avait eu un effet direct sur leurs intérêts personnels, et ce, d’une manière particulière.

Toutefois, la Cour a affirmé que le recours en cas d’abus et l’action oblique demeuraient des recours séparés ayant des justifications et des fondements législatifs distincts : l’action oblique est un recours de la société, alors que le recours en cas d’abus est un recours personnel ou individuel.

La Cour a conclu qu’un recours pouvait être exercé par voie d’action oblique lorsqu’il était allégué qu’un acte préjudiciable avait causé du tort à une société et que cet acte touchait tous les actionnaires également. La Cour a identifié trois caractéristiques du recours pouvant être exercé par voie d’action oblique :

  • l’acte préjudiciable allégué est commis envers une société ouverte;
  • la mesure de redressement est demandée au profit de la société (p. ex. pour que les fonds détournés soient rendus à la société);
  • il n’y a aucun élément personnel (c.‑à‑d. que l’acte préjudiciable allégué ne touche pas uniquement et directement les intérêts personnels du plaignant).

Pour donner lieu à un recours en cas d’abus, l’acte préjudiciable allégué doit toucher les intérêts personnels du plaignant et non, par exemple, les intérêts du plaignant en qualité de membre de la « personne morale » ou de la collectivité des actionnaires. La Cour a statué que le recours en cas d’abus ne pourra pas être exercé simplement parce que le plaignant fait valoir une attente raisonnable qu’il a en commun avec chacun des autres actionnaires. Le plaignant doit plutôt démontrer que, par l’acte préjudiciable allégué, on a abusé de ses intérêts personnels, on y a porté atteinte ou on n’en a pas tenu compte.

Conclusion

L’affaire Rea v. Wildeboer donne aux sociétés des clarifications utiles quant à la nature des recours potentiels offerts aux actionnaires et aux types de conduite qui peuvent exposer les sociétés à des recours en cas d’abus, d’une part, et à des actions obliques, d’autre part. De plus, la Cour a affirmé que l’obligation de demander l’autorisation d’intenter une action oblique demeurait un dispositif de protection important contre les procédures coûteuses, multiples et peut-être sans fondement susceptibles d’être engagées contre les sociétés.

Enfin, l’affaire Rea peut servir d’avertissement aux plaignants éventuels dont la cause d’action les autorise à intenter une action oblique, mais qui cherchent à intenter un recours en cas d’abus pour éviter d’avoir à demander l’autorisation du tribunal. Les plaignants potentiels devraient examiner avec soin la question de savoir si l’acte préjudiciable allégué a touché leurs intérêts personnels ou ceux de la société.

*****

1)   En Ontario, les recours en cas d’abus sont prévus à l’article 248 de la Loi sur les sociétés par actions (Ontario), L.R.O. 1990 (la « LSAO »).

2)   LSAO, article 246.