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Utiliser les règlements administratifs de façon tactique – Possibilités et écueils

Auteur(s) : Laura Fric, Jeremy Fraiberg, Kevin O’Brien, Clay Horner

16 juillet 2015

Il y a eu une augmentation récente, tant au Canada qu’aux États-Unis, de l’utilisation tactique de règlements administratifs de sociétés pour régler un grand nombre de problèmes auxquels les sociétés font face. Une bonne partie de ces développements est directement attribuable à l’activisme accru des actionnaires. Les sociétés peuvent utiliser les règlements administratifs pour resserrer le contrôle des procédures encadrant les initiatives des activistes, alors que les activistes peuvent chercher à adopter des règlements administratifs accordant aux actionnaires un pouvoir plus direct d’influencer les actions et les procédures des sociétés. Les règlements administratifs sur les avis préalables, conformément auxquels une société reçoit un avis préalable des propositions d’actionnaires qui seront soulevées lors d’assemblées afin de prévenir d’éventuelles embuscades, sont récemment devenus monnaie courante au Canada, et font depuis longtemps partie du paysage aux États-Unis. Des règlements administratifs sur l’élection de for, qui désignent le territoire de compétence dans lequel le litige d’un actionnaire à l’encontre d’une société doit être entendu, ont été adoptés par trois nouvelles sociétés canadiennes d’acquisition à vocation spécifique suivant la voie dun certain nombre de sociétés américaines. Certaines sociétés du Delaware adoptent également des règlements sur l’attribution des dépens, contraignant la partie perdante à assumer les dépens des deux parties dans tout litige canadien où un manquement à des obligations est allégué.

Dans le cadre de l’utilisation tactique des règlements administratifs, l’un des principaux défis consiste à s’assurer que ces règlements n’enfreignent pas les lois corporatives applicables, qui limitent parfois la portée des règlements à certains domaines prescrits. La contestation de règlements administratifs pour ces motifs a mené à d’importants litiges aux États-Unis. Et, bien qu’en comparaison, les litiges dans ce domaine aient été restreints au Canada  des décisions dignes de mention ont été rendues à cet égard. Dans Wells c. Melnyk [1], le tribunal a conclu qu’une assemblée des actionnaires, au cours de laquelle une nouvelle équipe d’administrateurs avait été élue, n’avait pas été dûment convoquée, car le conseil avait indûment tenté de modifier les règlements de la société immédiatement avant l’assemblée en vue de réduire le nombre d’actions nécessaires pour constituer le quorum. Les dispositions sur les avis préalables ont également fait l’objet de contestations au Canada. Voir, par exemple, Orange Capital, LLC c. Partners Real Estate Investment Trust [2] (où la question consistait à établir si les dispositions de la politique sur les avis préalables d’une fiducie de placement immobilier avaient été respectées), et Northern Minerals Investment Corp. c. Mundoro Capital Inc.[3] (affaire dans le cadre de laquelle la contestation du caractère exécutoire d’un règlement sur les avis préalables en vertu des lois de la Colombie-Britannique sur les sociétés avait été rejetée).

Une question intéressante a récemment été soulevée  dans une affaire à laquelle Osler a pris part (qui a pris fin sans toutefois que la question ne soit tranchée) : les règlements administratifs d’une société peuvent-ils être utilisés pour permettre la délégation des pouvoirs du conseil d’administration qui, en vertu des lois applicables, ne peuvent être délégués ? Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si un seul administrateur, dans la mesure où il était autorisé à le faire par le règlement, pouvait convoquer une assemblée extraordinaire des actionnaires. En s’en tenant strictement au libellé de la Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario[4] (la LSAO), le pouvoir de convoquer une assemblée des actionnaires et de soumettre des questions au vote des actionnaires ne peut être exercé que par l’ensemble des membres du conseil d’administration. L’article 127(1) de la LSAO accorde au conseil le pouvoir de déléguer à un administrateur désigné ou à un comité du conseil d’administration « certains de leurs pouvoirs ». Cependant, le pouvoir de délégation est expressément limité par l’article 127(3), qui énumère certains pouvoirs en matière de gouvernance d’entreprise que le conseil d’administration ne peut déléguer. Cette liste comprend le pouvoir de « soumettre aux actionnaires des questions qui nécessitent leur approbation » [5]. De plus, l’article 94 prévoit que ce sont les « administrateurs » d’une société (au pluriel) qui sont investis du pouvoir de « convoquer des assemblées extraordinaires d’actionnaires ». Le fait que le droit de convoquer une assemblée des actionnaires ne puisse être délégué a également été abordé en 2009, dans le contexte de la Loi canadienne sur les sociétés par actions  (LCSA)[6], dans l’affaire JLL Patheon Holdings v. Patheon Inc. [7]. Dans cette affaire, le juge Wilton-Siegel J. a indiqué que :

[traduction] « la décision de convoquer ou non une assemblée des actionnaires en vue d’examiner la destitution d’administrateurs en place et l’élection d’une nouvelle liste d’administrateurs relèverait de l’article 115(3) de la LCSA [équivalant à l’article 127(3)] et, à ce titre, elle ne pourrait pas être déléguée. »

Il existe cependant certains commentaires à l’appui de la notion selon laquelle les règlements d’une société peuvent autoriser un seul administrateur à convoquer une assemblée des actionnaires, et ce, malgré le libellé de la LSAO[8] . Aussi, dans d’autres juridictions, il appert clairement que ce pouvoir peut faire l’objet d’une délégation. Par exemple, la Business Corporations Act de la Colombie-Britannique[9] ne limite d’aucune façon les pouvoirs des administrateurs qui peuvent être délégués. Au contraire, l’article 137 de cette loi édicte que [traduction] « les statuts d’une société peuvent prévoir la délégation, en tout ou en partie, des pouvoirs des administrateurs de diriger ou de superviser les activités commerciales et les affaires internes de la société à une ou plusieurs personnes. » Cela comprendrait le droit de convoquer une assemblée des actionnaires, puisque ces dispositions législatives ne contiennent rien qui s’apparente au paragraphe 127(3) de la LSAO.

À la lumière de ce qui précède, il semblerait plus exact de dire, à tout le moins en Ontario, que ce n’est que le conseil d’administration dûment constituéqui a le pouvoir de convoquer une assemblée des actionnaires. Cependant, cette question n’a pas été tranchée par les tribunaux. Une décision judiciaire à cet égard, dans un sens comme dans l’autre, pourrait avoir d’importantes répercussions, étant donné que la question des règlements prévoyant l’intervention d’une minorité d’administrateurs ou directement des actionnaires, dans des affaires que les lois applicables considèrent comme ne pouvant pas faire l’objet d’une délégation, s’étend à bon nombre d’affaires cruciales de la société, y compris, sans s’y limiter, la déclaration de dividendes, le rachat d’actions et la préparation d’offres publiques d’achat.

De façon générale, cette affaire met en lumière les possibilités et les enjeux associés à l’utilisation tactique des règlements administratifs. Ce secteur continue d’afficher une activité croissante, et ce type de règlements et l’utilisation qui en est faite, continueront certainement d’évoluer. Même si la jurisprudence canadienne est encore restreinte à ce jour dans ce domaine, l’utilisation accrue des règlements administratifs à des fins tactiques ainsi que la plus grande attention que l’on porte à ce phénomène, spécialement dans des situations où il y a de potentiels conflits avec des dispositions législatives, militent en faveur d’un changement.

 

 

 

[1] Wells c. Melnyk (2008), 92 O.R. (3d) 121.

[2] Orange Capital, LLC c. Partners Real Estate Investment Trust, 2014 ONSC 3793.

[3] Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario, L.R.O. 1990, chap. B.16.

[4] Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario, L.R.O. 1990, chap. B.16.

[5] Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario, alinéa 127(3)a).

[6] Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44.

[7] JLL Patheon Holdings c. Patheon Inc., (2009), 60 B.L.R. (4th) 290 (S.C.J.).

[8] Dans son texte intitulé « Business Corporations in Ontario », Paul Martel énonce que la décision de convoquer une assemblée extraordinaire des actionnaires [traduction] « ne peut pas être prise par certains, ou même par la majorité (des administrateurs) individuellement », mais il poursuit en disant que « les règlements administratifs peuvent faire une exception à cette règle en accordant à un nombre précis d’administrateurs, individuellement, ou même à des dirigeants précis, le pouvoir de convoquer des assemblées ». Toronto (Ontario) (Carswell Thomson 2004+ Volume 3, 28-25).

[9] Business Corporations Act de la Colombie-Britannique [SBC 2002] C. 57.