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La Cour suprême rend les très attendues décisions Chippewas et Clyde River

Auteur(s) : Sander Duncanson, Martin Ignasiak, c.r., Martin Ignasiak, KC

Le 26 juillet 2017

Aperçu

Les très attendues décisions de la Cour suprême dans Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo-Services Inc. (Clyde River) et Chippewas of the Thames First Nation c. Pipelines Enbridge inc. (Chippewas) sont importantes en ce qu’elles confirment le pouvoir des gouvernements de s’en remettre à des processus réglementaires afin de satisfaire à l’obligation de la Couronne de consulter les groupes autochtones, y compris dans les affaires où la Couronne elle-même n’est pas impliquée dans le processus. Bien que les décisions confirment en grande partie les principes juridiques établis antérieurement, elles fournissent également des indications claires sur les pratiques qui seront ou ne seront pas suffisantes pour satisfaire aux obligations de consulter des Autochtones dans le cadre du processus d’approbation réglementaire.

Contexte

Le 26 juillet 2017, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu des jugements unanimes dans les pourvois connexes de Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo-Services Inc. et Chippewas of the Thames First Nation c. Pipelines Enbridge inc.. Les deux affaires traitaient de l’obligation de la Couronne de consulter les groupes autochtones pour les projets dans lesquels l’Office national de l’énergie (ONÉ) était le seul décideur.

Dans l’arrêt Clyde River, les promoteurs ont demandé à l’ONÉ l’autorisation d’effectuer des levées sismiques au large des côtes dans la baie de Baffin et le détroit de Davis. Ces levées pouvaient avoir des conséquences sur les habitudes migratoires des mammifères marins traditionnellement capturés par les Inuits de Clyde River (Clyde River). Par conséquent, Clyde River a présenté une pétition à l’ONÉ à l’encontre des levées proposées. Afin de répondre aux préoccupations de Clyde River, les promoteurs ont participé à des réunions bilatérales avec Clyde River et déposé des documents écrits auprès de l’ONÉ. L’ONÉ a finalement accordé l’autorisation sans processus d’audience formel, trouvant que les efforts d’atténuation des promoteurs étaient suffisants.

Dans l’arrêt Chippewas, le promoteur (Enbridge) a demandé à l’ONÉ d’approuver la modification de sa canalisation 9 existante pour lui permettre de transporter du pétrole brut lourd, d’inverser le sens de l’écoulement dans certaines parties et d’accroître sa capacité de 60 000 barils par année. À la suite d’un processus d’audience publique formel impliquant l’appelante Chippewas of the Thames (Chippewas), l’ONÉ a approuvé la demande d’Enbridge, imposant des conditions à l’égard du projet afin de répondre aux préoccupations des communautés autochtones (Chippewas, au paragraphe 24).

Dans les deux affaires, l’ONÉ était le décideur ultime pour la demande et la Couronne (c.-à-d. le ministre ou le ministère compétent) n’a pas participé au processus d’examen réglementaire de l’ONÉ. Clyde River et Chippewas ont contesté les décisions au motif que l’ONÉ n’avait aucune autorisation légale d’approuver les projets, car la Couronne n’avait pas adéquatement satisfait à son obligation de consulter les groupes autochtones.

Les décisions de la CSC

Principes juridiques généraux

La CSC a finalement conclu que l’obligation de consulter avait été satisfaite dans Chippewas, mais pas dans Clyde River. Le raisonnement sous-tendant les décisions de la CSC, dans les deux affaires, se fondait sur les principes juridiques suivants, dont plusieurs avaient été établis antérieurement :  

  • La Couronne peut se fonder sur les mesures prises par un organisme administratif pour satisfaire à son obligation de consulter, en tout ou en partie, dans la mesure où ce dernier dispose du pouvoir légal de faire ce que l’obligation de consulter impose dans les circonstances (Clyde River, au paragraphe 30; Chippewas, au paragraphe 32). Toutefois, si les pouvoirs que la loi confère à l’organisme sont insuffisants dans les circonstances, ou si l’organisme ne prévoit pas des consultations et des accommodements adéquats, la Couronne doit prévoir d’autres avenues de consultation et d’accommodement véritables qui lui permettront de satisfaire à son obligation avant que le projet ne soit approuvé (Chippewas, au paragraphe 32). La Couronne pourrait notamment présenter de son propre chef des observations à l’organisme de réglementation, ainsi que demander le réexamen de la décision ou son report ou adopter des modifications législatives ou réglementaires (Clyde River, au paragraphe 22). De la même façon, bien que la responsabilité ultime incombe toujours à la Couronne de veiller au caractère adéquat de la consultation, la Couronne n’a pas besoin de surveiller ou de participer activement au processus réglementaire pour que le caractère de la consultation soit adéquat (Clyde River, au paragraphe 22).
  • Lorsque la Couronne a l’intention de s’en remettre à un processus réglementaire pour satisfaire à son obligation de consulter, il doit être clairement indiqué au groupe autochtone touché que la Couronne s’en remet aux processus de l’organisme de réglementation pour satisfaire à son obligation (Chippewas, au paragraphe 44; Clyde River, au paragraphe 23).
  • Des conséquences d’ordre historique ne font pas naître l’obligation de consulter et une consultation sur un projet en particulier n’est pas un moyen de régler des griefs historiques (Chippewas, au paragraphe 41). Toutefois, la CSC a également souscrit à la conclusion énoncée dans West Moberly First Nations c. British Columbia (Chief Inspector of Mines) (2011 BCCA 247) selon laquelle les effets cumulatifs d’un projet continu ainsi que le contexte historique peuvent être pertinents pour déterminer l’étendue de l’obligation de consulter (Chippewas, au paragraphe 42).
  • Lorsque des droits ancestraux ou issus de traités sont invoqués, la rédaction de motifs par le décideur dénote le respect et favorise une meilleure prise de décision (Chippewas, au paragraphe 62). Toutefois, cette exigence n’oblige pas à procéder mécaniquement à une « analyse requise par l’arrêt Haïda » concernant l’étendue des droits des groupes autochtones et le niveau de consultation et d’accommodement exigé dans les circonstances. Lorsqu’une consultation approfondie est requise et que la question de la consultation menée par la Couronne est soulevée devant le décideur, ce dernier devra « expliquer de quelle manière il a considéré » les préoccupations autochtones « et il en a tenu compte ». Ce qu’il faut, c’est que le décideur indique qu’il a pris en considération les droits ancestraux et issus de traités invoqués et qu’il a pris des accommodements à leur égard lorsqu’il convenait de le faire (Chippewas, au paragraphe 63; Clyde River, au paragraphe 42).
  • Les conditions liées aux approbations réglementaires peuvent constituer des mesures d’accommodement. En outre, en élaborant de telles mesures d’accommodement, le décideur doit établir un équilibre entre des intérêts sociétaux opposés et les droits ancestraux et issus de traités des Autochtones (Chippewas, au paragraphe 59).

La CSC a conclu que l’ONÉ (1) a acquis une importante expertise institutionnelle et est bien placé pour surveiller les consultations et évaluer les risques lorsque les effets d’un projet proposé sur les droits ancestraux ou issus de traités chevauchent considérablement les répercussions environnementales du projet; (2) dispose des pouvoirs procéduraux nécessaires pour mener des consultations et (3) des pouvoirs de réparation lui permettant de prendre, au besoin, des mesures d’accommodement à l’égard des revendications autochtones ou des droits ancestraux ou issus de traités touchés. Par conséquent, la Couronne peut s’en remettre au processus de l’ONÉ pour satisfaire, en tout ou en partie, à l’obligation de consulter qui lui incombe (Clyde River, au paragraphe 34). De plus, bien que l’ONÉ ne soit pas, à proprement parler, la « Couronne », il agit pour le compte de la Couronne lorsqu’il prend une décision définitive à l’égard d’une demande de projet. Les décisions de l’ONÉ représentent donc les mesures de la Couronne qui peuvent donner naissance à l’obligation de consulter (Clyde River, au paragraphe 29). La substance de cette obligation n’est pas touchée par le fait que ce soit l’ONÉ ou la Couronne qui détient ultimement le pouvoir de prendre la décision définitive à l’égard du projet (Clyde River, au paragraphe 1).

Application aux arrêts Chippewas et Clyde River

Comme il est mentionné ci-dessus, lorsque la CSC a appliqué les principes juridiques susmentionnés aux faits de l’affaire Chippewas et Clyde River, elle a tiré différentes conclusions quant à la question de savoir si la Couronne avait satisfait à son obligation de consulter dans les circonstances. Dans l’arrêt Chippewas, les consultations se sont avérées adéquates. Dans l’arrêt Clyde River, elles ne l’étaient pas. Les principales différences factuelles entre ces deux affaires sont les suivantes :

  • La gravité des effets potentiels : La CSC a convenu avec l’ONÉ que les effets potentiels de la demande relative à la canalisation 9 étaient « minimes » (Chippewas, au paragraphe 51). En revanche, la CSC a conclu que les effets des activités proposées dans l’arrêt Clyde River sur les droits de Clyde River étaient « importants » et qu’ils pouvaient « atteindre » potentiellement les droits issus de traités de Clyde River (Clyde River, aux paragraphes 44 et 51). Par conséquent, des consultations approfondies étaient probablement exigées dans Clyde River.
  • Le caractère adéquat de l’engagement des promoteurs : Dans l’arrêt Chippewas, la CSC a reconnu le caractère adéquat des renseignements fournis aux groupes autochtones par Enbridge (Chippewas, au paragraphe 57). Par contre, dans l’arrêt Clyde River, la Cour a présenté des preuves détaillées de l’incapacité des promoteurs à répondre aux questions des membres des communautés (Clyde River, aux paragraphes 10 et 11). De plus, lorsque les réponses aux questions étaient finalement données par les promoteurs, elles étaient déposées dans un document de près de 4 000 pages qui était difficilement accessible et dont la majeure partie n’était pas traduite. La CSC a indiqué que cela ne constituait pas une « véritable consultation » (Clyde River, au paragraphe 49).
  • L’avis sur la façon dont la Couronne avait l’intention de s’en remettre au processus de l’ONÉ : Dans l’arrêt Chippewas, l’ONÉ avait envoyé un avis à l’avance à tous les groupes autochtones potentiellement touchés concernant l’audience formelle expliquant son processus réglementaire. Il ressort également des observations de Chippewas présentées pendant le processus réglementaire qu’ils avaient compris que l’ONÉ était le décideur ultime à l’égard de la demande. La CSC a conclu que même si la Couronne n’avait pas communiqué directement aux Chippewas qu’elle s’en remettait à l’ONÉ (et même si les Chippewas avaient écrit à la Couronne lui demandant des précisions et que la Couronne n’a répondu qu’après la fin du processus d’audience), « les circonstances indiquaient de façon suffisamment claire aux Chippewas de la Thames que le processus de l’ONÉ constituait le processus de consultation et d’accommodement de la Couronne » (Chippewas, au paragraphe 46). Cependant, dans l’arrêt Clyde River, la CSC a conclu qu’il n’avait pas été clairement indiqué au groupe autochtone que la Couronne avait l’intention de s’en remettre aux processus de l’ONÉ pour satisfaire à son obligation de consulter (Clyde River, au paragraphe 46).
  • Les possibilités de participer au processus de l’ONÉ : Dans l’arrêt Chippewas, l’ONÉ a fourni aux Chippewas (i) de l’aide financière, (ii) la possibilité de présenter de manière formelle à Enbridge des demandes de renseignements auxquelles cette dernière a répondu par écrit, (iii) la possibilité de présenter des éléments de preuve (grâce à l’aide financière qui leur a été fournie) , et (iv) la possibilité de présenter de vive voix à l’ONÉ des observations finales. Selon ces étapes du processus, la CSC a conclu que les Chippewas se sont vu offrir une possibilité suffisante de présenter des observations à l’ONÉ dans le cadre de son processus décisionnel (Chippewas, au paragraphe 52). Par contre, dans l’arrêt Clyde River, il n’y avait aucune aide financière à l’intention des participants ni de processus d’audience formel. La CSC a souligné que quoique ces audiences formelles constituent des caractéristiques d’un processus contradictoire, elles peuvent être nécessaires pour qu’une véritable consultation ait lieu (Clyde River, au paragraphe 47). La CSC a également noté que si Clyde River avait disposé des ressources nécessaires pour présenter sa propre preuve scientifique dans cette affaire, et s’il avait eu l’occasion de vérifier la validité de la preuve des promoteurs, le résultat de l’évaluation environnementale aurait pu être bien différent (Clyde River, au paragraphe 52).
  • Le caractère suffisant des motifs de l’ONÉ : Dans ses motifs sur la demande relative à la canalisation 9, l’ONÉ a expressément reconnu les droits ancestraux des Chippewas et a examiné la possibilité que le projet ait des effets préjudiciables sur ces droits (Chippewas, aux paragraphes 53 et 54). Par contre, dans l’arrêt Clyde River, l’ONÉ a seulement examiné les effets environnementaux et n’a pas pris en considération la source des droits de Clyde River de capturer des mammifères marins ni l’incidence des activités proposées sur ces droits (Clyde River, au paragraphe 45).
  • Les mesures d’accommodement : Dans l’arrêt Chippewas, la CSC a conclu que l’ONÉ a imposé plusieurs mesures d’accommodement visant à réduire les risques au minimum et à répondre directement aux préoccupations des groupes autochtones touchés par le projet, à savoir un plan de protection de l’environnement pour le projet, un engagement permanent avec les groupes autochtones touchés et des consultations approfondies en matière de « protection civile et d’intervention » (Chippewas, au paragraphe 57). En revanche, bien que l’ONÉ dans Clyde River ait imposé des conditions conçues en partie pour répondre aux préoccupations de Clyde River (notamment une obligation d’étudier les connaissances traditionnelles inuites), la CSC a conclu qu’aucune de ces conditions ni aucun des motifs de l’ONÉ « n’ont donné aux Inuits une assurance raisonnable que leurs droits issus de traités protégés par la Constitution avaient été considérés en tant que droits, plutôt que comme un aspect accessoire de l’évaluation des préoccupations environnementales » (Clyde River, au paragraphe 51).

Répercussions

En général, les arrêts Chippewas et Clyde River fournissent des précisions claires à toutes les parties concernant la capacité des gouvernements de s’en remettre aux processus réglementaires pour satisfaire à ses obligations de consulter et, le cas échéant, d’accommoder. Bien que les décisions confirment en grande partie les principes juridiques établis antérieurement, elles fournissent également des précisions supplémentaires sur les processus réglementaires qui ne nécessitent pas une action directe de la Couronne et définissent des balises utiles relatives aux processus qui satisfont aux obligations de consultation de la Couronne (Chippewas) et ceux qui ne satisfont pas à ces obligations (Clyde River). Les promoteurs de projet comme les organismes de réglementation devraient examiner les différences factuelles entre ces affaires pour guider leurs actions dans les prochains projets.