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La Cour d’appel de l’Ontario clarifie les critères des dispositions législatives contrant les poursuites-bâillons

Auteur(s) : Kevin O'Brien, Louis Tsilivis

Le 31 août 2018

Le 30 août 2018, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu des décisions longtemps attendues dans une série d’appels[1] portant sur les limites des dispositions législatives de la province visant à empêcher les poursuites-bâillons. Il s’agissait de la première interprétation donnée par la Cour d’appel de l’article 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (LTJ), qui prévoit une procédure préliminaire, précédant l’instruction, selon laquelle un défendeur demande le rejet d’une demande lorsque le litige découle du fait de l’expression du défendeur relativement à une affaire d’intérêt public. Dans ses arrêts, la Cour d’appel a clarifié l’interprétation appropriée du critère dans le cadre d’une motion visant à empêcher une poursuite-bâillon, et a ainsi dissipé certaines incertitudes qui avaient résulté des décisions de tribunaux d’instances inférieures.

Les dispositions législatives de l’Ontario contrant les poursuites-bâillons

Les poursuites-bâillons, ou poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, sont des actions intentées par des personnes qui font l’objet de critiques du public en vue de réduire au silence ou d’intimider leurs critiques (dont les moyens financiers sont souvent de beaucoup inférieurs). En 2015, en vue de freiner le nombre croissant de ce type de poursuites, l’Assemblée législative de l’Ontario a adopté la Loi de 2015 sur la protection du droit à la participation aux affaires publiques, qui ajoutait les articles 137.1 à 137.5 à la LTJ. L’article 137.1 prévoit un mécanisme sommaire accéléré permettant aux défendeurs dans des poursuites-bâillons de demander le rejet de ces actions, selon un processus relativement rapide et moins coûteux. 

L’article 137.1 de la LTJ

L’article 137.1 de la LTJ permet à un défendeur, à tout moment, une fois que les procédures sont entamées (même avant qu’il n’ait déposé une défense), de demander une ordonnance rejetant l’instance. Pour faire rejeter l’instance, le défendeur doit en premier lieu [traduction] « [convaincre] le juge que l’instance découle du fait de l’expression de la personne relativement à une affaire d’intérêt public » (ce que la Cour d’appel désigne comme les « conditions préalables », article 137.1 (3)).

Il revient alors immédiatement au demandeur de surmonter ce que la Cour appelle un « obstacle relatif au bien-fondé » et un « obstacle relatif à l’intérêt public ».

Selon l’obstacle relatif au bien-fondé, le demandeur doit convaincre le juge qu’il « existe des motifs de croire » que :

  • le bien-fondé de l’instance est substantiel (art. 137.1 (4)a)(i));
  • le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance (art. 137.1 (4)a)(ii)).

L’obstacle relatif à l’intérêt public nécessite un exercice d’équilibre dans le cadre duquel le demandeur doit convaincre le juge de ce qui suit :

Le préjudice que la partie intimée (demandeur) subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de l’auteur de la motion (défendeur) est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression. (art. 137.1 (4)b))

Le défaut du demandeur de surmonter les deux obstacles mènera au rejet de son action.

(a) Les conditions préalables (art. 137.1 (3))

Le fardeau initial repose sur le défendeur qui doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’instance découle du fait de l’expression du défendeur « relativement à une affaire d’intérêt public ». Le terme « intérêt public » n’est pas défini dans la loi. Le juge Doherty (qui a rédigé les arrêts unanimes de la Cour dans les six appels) soulignait qu’il s’agit d’un « vaste » concept, et que la décision doit être rendue [traduction] « de façon objective, eu égard au contexte dans lequel l’expression s’est manifestée, et l’ensemble de la communication pertinente ». Il a statué que, même si [traduction] « il n’existe pas de liste exhaustive de sujets » qui peuvent être considérés « d’intérêt public », certains sujets (tels que la conduite des affaires gouvernementales et le fonctionnement des tribunaux) le seront inévitablement. Le juge Doherty a insisté sur le fait qu’une affaire d’intérêt public doit se distinguer de [traduction] « une affaire pour laquelle le public manifeste une simple curiosité ou un intérêt malsain. » Le bien-fondé de l’expression, les motivations de l’auteur ou l’importance de l’audience de l’expression ne sont pas pertinents pour l’analyse (du moins, à l’étape des « conditions préalables »).

(b) L’obstacle relatif au bien-fondé (art. 137.1 (4)a))

Une fois que le défendeur a satisfait aux conditions préalables, le fardeau incombe au demandeur de convaincre le juge qu’il existe des motifs de croire que : (i) le bien-fondé de l’instance est substantiel et que (ii) le défendeur n’a pas de défense valable. Le juge Doherty a dissipé une certaine confusion entourant les décisions sur les motions sous-jacentes en concluant que la prépondérance des probabilités est la norme de preuve appropriée à appliquer à cette étape.

En ce qui concerne le premier volet de l’obstacle relatif au bien-fondé, le juge Doherty a fait une mise en garde contre le fait que les motions en vertu de l’article 137.1 deviennent de fait des motions pour jugement sommaire, et a souligné qu’il s’agit de requêtes faisant fonction de « filtrage », dans le cadre desquelles les juges ne parviennent généralement pas à une [traduction] « conclusion de faits […], à des conclusions sur la crédibilité, ou à l’appréciation définitive du bien-fondé. » Il a statué que l’analyse appropriée ne consiste qu’à conclure si, après examen du dossier de motion, [traduction] « il existe des motifs raisonnables de croire qu’un juge des faits raisonnable puisse accepter la preuve. » Ce faisant, il a noté que [traduction] « les allégations imprécises, les demandes de dommages-intérêts non fondées ou les défenses manquant de précision ne constituent pas des éléments sur lesquels s’appuient les " motifs de croire". » Il a cependant souligné que [traduction] « il n’appartient pas au juge saisi de la motion de décider si " le bien-fondé de la demande est appréciable"; il doit uniquement déterminer si " on pourrait raisonnablement affirmer, après examen du dossier de motion, que le bien-fondé de la demande est appréciable". »

En ce qui a trait au deuxième volet, le juge Doherty a conclu que le demandeur n’est pas tenu de répondre à la totalité des défenses possibles du défendeur et de prouver qu’aucune n’est valable. Il a plutôt interprété cet article comme prévoyant un fardeau de présentation à l’égard du défendeur de faire valoir une « défense valable » (soit dans sa défense, soit dans les documents présentés dans la motion en réponse), ce qui imposerait au demandeur le fardeau de démontrer seulement l’existence de « motifs raisonnables de croire » qu’aucune de ces défenses ne serait retenue. Il a conclu que [traduction] « si cette appréciation compte parmi celles raisonnablement envisagées au dossier, le demandeur s’est acquitté de son fardeau. »

(c) L’obstacle relatif à l’intérêt public (art. 137.1 (4)b))

S’il surmonte l’obstacle relatif au bien-fondé, le demandeur doit également convaincre le juge que le préjudice qui lui est causé du fait de l’expression du défendeur est « suffisamment grave » pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger la liberté d’expression du défendeur. Le juge Doherty a désigné ce point comme [traduction] « le cœur des dispositions législatives de l’Ontario pour contrer les poursuites-bâillons. » Il a souligné que le préjudice causé au demandeur pouvait être pécuniaire ou non (p. ex. atteinte à la réputation ou à la vie privée), même si le demandeur doit fournir un fondement à l’appréciation d’un préjudice ou éventuel préjudice. Il a précisé que le demandeur [traduction]« n’a pas à présenter un exposé détaillé des dommages », mais qu’en supposant que le demandeur a surmonté l’obstacle du bien-fondé, [traduction] « une interprétation conforme au bon sens de la demande, appuyée par une preuve suffisante pour établir un lien de causalité entre l’expression contestée et les dommages plus que symboliques, suffira dans bien des cas. »

Le juge Doherty a envisagé des scénarios selon lesquels des demandes valables qui franchissaient l’obstacle du bien-fondé pourraient être rejetées au titre de l’obstacle relatif à l’intérêt public, car le préjudice subi par le demandeur était « négligeable » (et l’intérêt public à protéger l’expression l’emporterait sur l’intérêt public à ce que la demande du demandeur se poursuive). Il semble toutefois évident que lorsqu’un demandeur sera en mesure de suffisamment démontrer qu’il existe un préjudice grave découlant de l’expression (même à un stade préliminaire), l’obstacle aura été surmonté.

(d) Régime de dépens

La Cour d’appel s’est également penchée sur le nouveau régime de dépens prévu à l’article 137.1 (7) de la LTJ. Comme l’a souligné le juge Doherty, cet article [traduction] « crée un point de départ » selon lequel, si la motion d’un défendeur est accueillie, le juge devrait [traduction] « s’appuyer sur la prémisse que le défendeur devrait se voir adjuger les dépens afférents à la motion et à l’instance sur la base de l’indemnisation intégrale » (par opposition à la base de l’indemnisation partielle, ce qui est la norme). Il a relevé que le juge saisi de la motion demeure investi du pouvoir discrétionnaire ultime d’adjudication des dépens, et que la préoccupation dominante selon laquelle les dépens doivent être « justes et raisonnables » a toujours sa place. Cependant, le « point de départ de l’indemnisation intégrale » indique clairement que pour le Parlement, il faut fermement décourager les poursuites-bâillons.

Points à retenir

Les dispositions législatives de l’Ontario pour contrer les poursuites-bâillons visent à établir un équilibre approprié entre la liberté d’expression et le droit de pouvoir défendre et protéger sa réputation. Ces dispositions visent l’atteinte de l’équilibre en fournissant un mécanisme de filtrage, à un stade précoce, des demandes non fondées destinées à imposer le silence ou à intimider, tout en permettant aux demandeurs de poursuivre leurs actions lorsqu’ils peuvent surmonter les obstacles relatifs au bien-fondé et à l’intérêt public. La série de décisions de la Cour d’appel clarifie la façon dont les tribunaux doivent appliquer les dispositions législatives au mieux pour atteindre cet équilibre. Les appels sous-jacents dépendaient largement des faits qui leur sont propres, mais l’analyse de la Cour est une avancée déterminante qui permettra que toutes les affaires ultérieures soient tranchées selon un ensemble de normes et de règles uniformes.  

 

[1]      La Cour a analysé en profondeur l’article 137.1 dans son arrêt 1704604 Ontario Ltd. v. Pointes Protection Association, 2018 ONCA 685. La Cour a rendu simultanément ses motifs dans cinq autres arrêts : Fortress Real Developments Inc. v. Rabidoux, 2018 ONCA 686, Platnick v. Bent, 2018 ONCA 687, Veneruzzo v. Storey, 2018 ONCA 688, Armstrong v. Corus Entertainment Inc., 2018 ONCA 689 et Able Translations Ltd. v. Express International Translations Inc., 2018 ONCA 690. Bien que les cinq autres arrêts portent sur des arguments précis soulevés par ces appels, ils ne répètent pas l’analyse rigoureuse de l’article 137.1 présentée dans l’arrêt Pointes.