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Projets de ressources et consultation des peuples autochtones : quelle pratique exemplaire faut-il appliquer après une année d’incertitude?

Auteur(s) : Maureen Killoran, c.r., Shawn Denstedt, c.r., Brad Wall, Sean Sutherland

Le 18 décembre 2018

Le droit en matière de consultation a évolué en 2018 à la suite d’un certain nombre de décisions (très attendues) rendues par la Cour suprême du Canada (la CSC), la Cour d’appel fédérale (la CAF) et diverses cours supérieures provinciales. Ces tribunaux se sont penchés sur l’obligation de consulter dans le cas de nouveaux problèmes ou enjeux ou d’importants projets d’infrastructure nationaux. Malgré ces nouveaux repères judiciaires, l’incertitude entourant la question s’est accrue. Les messages envoyés par les tribunaux ne sont pas tout à fait compatibles et, d’ailleurs, la CSC semble plus divisée que jamais. Pour les avocats qui, comme nous, exercent le droit dans ce domaine, ces messages suscitent plus d’interrogations qu’ils n’apportent de réponses. De quelle manière les promoteurs de grands projets de ressources ou d’autres projets nationaux traitent-ils le risque de manquement à l’obligation de consulter qui incombe à la Couronne⁠? Quelle sera vraisemblablement l’incidence de ces décisions judiciaires sur les investissements et la confiance au Canada​? Existe-t-il une norme claire en matière de consultation​?

De nombreux commentateurs économiques et commerciaux attribuent ce climat d’incertitude en grande partie au marasme qui perdure dans le secteur des investissements au Canada. Pour atténuer le risque d’incertitude, tant les gouvernements que les promoteurs de grands projets de ressources devraient chercher à surpasser la norme de consultation actuellement établie par les tribunaux canadiens. Malheureusement, cette norme n’est pas évidente et est appelée à évoluer au fil des décisions judiciaires.

Consultation relative à des projets de ressources majeurs

L’obligation de la Couronne de consulter les populations autochtones a fait couler beaucoup d’encre au pays et ailleurs dans le monde au cours des dernières années, car celle-ci a joué un rôle prédominant dans l’annulation d’approbations de grands projets de ressources.

Par exemple, en 2016, dans l’affaire Nation Gitxaala c. Canada, la CAF a annulé l’approbation fédérale qui avait été accordée pour le Projet Northern Gateway, au motif que le processus de consultation avait été inadéquat. En 2018, dans l’affaire Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), ce même tribunal a constaté une nette amélioration du respect de l’obligation de consulter depuis l’affaire Gitxaala. La CAF a néanmoins annulé l’approbation fédérale qui avait été accordée pour le Projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain (le projet d’expansion TM) en affirmant qu’un processus de consultation n’avait pas été réellement engagé, ne représentait pas un véritable dialogue et n’avait pas été mené par les « preneurs de décisions » fédéraux (mais qu’il s’agissait plutôt de simples « preneurs de notes » ayant consigné les préoccupations exprimées et rapporté celles-ci). Dans ces deux affaires, même si la Cour n’a pas relevé de lacunes dans la structure ou dans le plan de consultation, elle a conclu que la Couronne avait manqué à ses obligations à l’étape III (relative à la consultation tenue par la Couronne après la publication du rapport de l’Office national de l’énergie et avant la décision relative à l’approbation du projet par le gouverneur en conseil). Après cette décision de la CAF, le gouvernement fédéral a franchi une étape sans précédent, celle d’acquérir l’entreprise afin de mettre en branle la construction de l’oléoduc.

Quoi qu’il en soit, en 2018, de grandes victoires ont été remportées pour les promoteurs de grands projets de ressources. Contrairement à la décision rendue dans l’affaire Tsleil-Waututh, la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la CSCB) a confirmé le bien-fondé du processus de consultation mené par la province à l’égard du projet d’expansion TM, dans Squamish Nation v. British Columbia (Environment) (en anglais seulement).

De plus, dans l’affaire Bigstone Cree Nation v. NOVA Gas Transmission Ltd. (en anglais seulement), la CAF a confirmé l’approbation par le cabinet fédéral du projet d’agrandissement du réseau de NGTL en 2017, concluant (entre autres) que l’obligation de consulter avait été satisfaite.

Cette affaire Bigstone sert maintenant de guide utile pour tenir une consultation approfondie (« deep consultation »). Pour les grands projets de ressources, cette consultation approfondie comprend ce qui suit :

  • un dialogue précoce et direct entre le promoteur et les groupes autochtones, préalable à l’amorce de la procédure réglementaire et en parallèle avec cette procédure​;
  • un recours partiel à une procédure réglementaire procurant aux groupes autochtones les droits de participation suivants : 1) préavis​; 2) aide financière​; 3) preuve écrite​; 4) preuve orale traditionnelle​; 5) demandes de renseignements​; 6) requêtes​; 7) représentations finales​;
  • une communication précoce et directe avec la Couronne, avant, pendant et après la procédure réglementaire​;
  • un examen sérieux des droits et des préoccupations des populations autochtones, démontré au moyen d’explications écrites quant aux incidences de ces préoccupations sur les preneurs de décisions​;
  • le respect des droits et des préoccupations des populations autochtones au moyen d’engagements de la part du promoteur, de modalités du projet, d’études supplémentaires ou d’autres mesures d’accommodement ou d’atténuation, s’il y a lieu​;
  • les motifs de la décision, celle-ci devant tenir compte du caractère adéquat du processus de consultation​;
  • la possibilité de tenir d’autres consultations, de manière à répondre aux préoccupations connues ou nouvelles des peuples autochtones pendant la durée de vie du projet.

La Cour suprême du Canada est divisée quant aux obligations constitutionnelles de la Couronne durant le processus législatif

Dans une décision rendue en 2011 dans l’affaire Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, la CSC a déclaré qu’il ne serait traité qu’ultérieurement de la question de savoir si l’obligation de consulter était déclenchée par une mesure législative. Ce n’est que le 11 octobre 2018 que la CSC a fait part de ses motifs, dans Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil). Les appelants (Mikisew) contestaient deux projets de loi omnibus ayant une incidence importante sur le régime canadien de protection de l’environnement et plaidaient que la Couronne avait l’obligation de les consulter parce que ces projets de loi étaient susceptibles de porter atteinte aux droits de la Première Nation crie Mikisew. La CSC a répondu (à une majorité de 7 contre 2) que le processus législatif ne déclenchait pas l’obligation de consulter. La Cour a toutefois donné quatre séries de raisons, dont trois ont été établies à la majorité, et la dernière ayant fait l’objet d’une dissidence par deux des juges. Ces décisions révèlent l’existence d’une division préoccupante au sein de la CSC et ne fournissent pas une orientation claire aux juristes.

Enfin, les juges de cette Cour ont été unanimes sur le fait qu’il serait sage pour la Couronne de consulter les groupes autochtones lors de l’élaboration d’une loi.

Résoudre le conflit d’obligations constitutionnelles

Pour la première fois au Canada, un tribunal a dû se prononcer sur le conflit entre les obligations de la Couronne envers un groupe autochtone en vertu de traités modernes et l’obligation de celle‑ci de consulter un autre groupe revendiquant des droits. Dans Gamlaxyeltxw v. British Columbia (Minister of Forests, Lands & Natural Resource Operations) (en anglais seulement), le conflit éventuel était lié à une série de décisions gouvernementales relatives à la chasse à l’orignal. La terre qui était visée dans cette affaire est assujettie à des droits et à des titres ancestraux revendiqués par le Peuple Gitanyow, mais elle chevauche un segment de terre où la chasse à l’orignal est régie par un traité moderne conclu entre la Couronne et la nation Nisga’a.

Pour régler le « véritable conflit » entre les doubles obligations constitutionnelles de la Couronne, le tribunal a modifié le critère associé à l’obligation de consulter. Plus précisément, le tribunal a ajouté un quatrième facteur qui consiste à déterminer s’il y a incompatibilité entre le fait de reconnaître une obligation de consulter les populations autochtones revendiquant des droits ou des titres ou les deux, en raison d’une conduite envisagée par la Couronne, et les devoirs ou les responsabilités de la Couronne en vertu d’un traité.

Cette affaire, qui fait actuellement l’objet d’un appel, devrait inciter les parties souhaitant agir avec prudence à consulter tous les groupes autochtones susceptibles d’être touchés, afin de bien comprendre et traiter leurs préoccupations. Cette précaution permettra d’éviter que soit appliquée par les tribunaux l’impitoyable norme « de la décision correcte » lorsque la Couronne soutient que l’obligation de consulter n’est pas déclenchée.

La consultation est une route à deux sens

Les tribunaux ont souvent déclaré que les groupes autochtones ont une obligation réciproque de consulter de bonne foi, en se prévalant en temps utile de toutes les occasions de consultation qui leur sont offertes.

En 2018, de nombreux tribunaux ont reproché à des groupes autochtones d’avoir manqué à leur obligation de consultation de bonne foi. Par exemple, dans l’affaire Bigstone, la CAF a souligné que la Première Nation requérante « [traduction] n’avait pas sérieusement pris part au processus [de consultation] » et que la consultation s’était avérée vaine en raison de ce « [traduction] manque de participation ».

De même, dans Première nation de Namgis c. Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), la Cour fédérale a déclaré que, malgré un « flagrant manque de consultation de la part du ministre », la Première Nation requérante ne pouvait se voir accorder une injonction en raison, entre autres, de son défaut de s’engager dans un dialogue constructif avec le promoteur d’un projet au sujet de ses préoccupations urgentes.

Enfin, dans Council of the Haida Nation v. British Columbia (Forests, Lands, Natural Resource Operations and Rural Development) (en anglais seulement) et dans West Moberly First Nations v. British Columbia (en anglais seulement), la CSCB a déclaré que les retards dus aux Premières Nations requérantes venaient faire échec à leur demande d’injonction alléguant le caractère inadéquat du processus de consultation.

Chacune de ces affaires démontre l’importance pour les gouvernements et les promoteurs de fournir des occasions de consultation constructive aux groupes autochtones susceptibles d’être touchés par des projets. Bien que nombre de questions demeurent, il est essentiel que tous les participants utilisent le processus de consultation de bonne foi.

Conclusion

Dans ce contexte d’incertitude, les promoteurs de projets et les gouvernements devraient chercher à surpasser la norme pendant que les concepts de « bonne foi » et de « consultation constructive », pour ne nommer que ceux-là, continuent d’évoluer. En attendant, la signification et la teneur exacte d’un « processus de consultation adéquat » demeurent obscures et les décisions de la CSC et de la CAF ajoutent à la confusion. Cela accentue le climat d’incertitude qui règne dans le secteur des investissements au Canada, et explique, bien qu’en partie, le faible niveau de confiance des investisseurs dans le secteur des ressources canadien.