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La Cour fédérale clarifie l’approche canadienne relativement aux objets admissibles à la protection par brevet informatique

Auteur(s) : J. Bradley White, Nathaniel Lipkus

Le 27 août 2020

Les sociétés émergentes et à forte croissance tolèrent un risque élevé d’incertitude, y compris dans le domaine des brevets, où elles ne savent pas à l’avance si elles posséderont les inventions qu’elles créent. Cette incertitude a été exacerbée au Canada au cours des dernières années, alors que l’Office de la propriété intellectuelle du Canada applique une politique selon laquelle il refuse régulièrement des brevets sur les inventions mises en œuvre par ordinateur en se fondant sur une évaluation d’experts subjective du problème et de la solution abordée par le brevet. Les brevets destinés à résoudre des « problèmes informatiques » sont considérés comme méritant davantage une protection que les brevets destinés aux entreprises ou à d’autres types de problèmes.

Le 21 août 2020, la Cour fédérale a rendu sa décision dans Yves Choueifaty v Attorney General of Canada, 2020 FC 837 (en anglais seulement), et a accueilli l’appel de la décision du commissaire des brevets (« le commissaire ») selon laquelle la demande de brevet canadien no 2 635 393 (la demande 393) ne portait pas sur un objet admissible à la protection par brevet. La Cour a ordonné au commissaire d’examiner à nouveau la demande 393 conformément aux motifs de la Cour. La principale question soulevée dans l’appel était de savoir si les éléments informatiques mentionnés dans les revendications constituaient des éléments essentiels. Plus fondamentalement, la Cour a examiné et rejeté la méthode « problème-solution » du commissaire, soulignant de nouveau que les revendications de brevets doivent être interprétées de la même façon à toutes les fins, y compris l’évaluation de l’admissibilité de l’objet.

Contexte

La demande 393 concerne l’invention d’une mise en œuvre informatique d’une nouvelle méthode de sélection et de gestion des actifs d’un portefeuille de placements. Les revendications indépendantes font toutes référence à un élément informatique dans la mise en œuvre de la méthode.

L’examinateur avait rejeté la demande 393, concluant que l’objet dépassait la définition d’« invention » prévue à l’article 2 de la Loi sur les brevets. Le requérant a ensuite présenté un ensemble de revendications modifiées (« les premières revendications proposées »), mais l’examinateur a de nouveau conclu que l’ensemble de revendications proposées ne correspondait pas à la définition prévue par la loi d’une « invention ».

Dans le cadre d’un examen préliminaire, une formation de trois membres de la Commission d’appel des brevets (la commission) s’est dite d’accord avec la conclusion de l’examinateur. L’appelant a fourni une réponse à l’examen préliminaire, qui comprenait un second ensemble de revendications proposées (« les secondes revendications proposées »).

Une audience devant le groupe d’experts a eu lieu le 4 octobre 2018. 

Décision du commissaire

Le 27 février 2019, le groupe d’experts a recommandé de conclure que les premières revendications proposées et les secondes revendications proposées n’étaient pas conformes à l’article 2 de la Loi sur les brevets parce qu’elles n’avaient pas fait état d’une invention. Le commissaire a accepté la recommandation du groupe d’experts et a refusé la demande 393.

Le groupe d’experts a effectué une analyse selon la méthode « problème-solution » pour interpréter les revendications et décider des éléments essentiels. Le groupe d’experts a constaté que le problème n’était pas lié à la mise en œuvre informatique, mais plutôt à un problème d’ingénierie et d’investissement du portefeuille financier, afin de réduire la volatilité du portefeuille d’un investisseur par rapport au marché et au ratio rendement/risque. La solution est la construction d’un portefeuille sans contrainte de référence, dans lequel la pondération de chaque titre au sein du portefeuille est calculée selon un ratio sans contrainte de référence de sorte que le portefeuille optimise la diversification à l’aide d’une approche à long terme dans le cadre d’un type donné de titres.

En se fondant sur cette analyse, le groupe d’experts a conclu que les éléments essentiels des premières et des secondes revendications proposées n’ont pas inclus les détails informatiques y afférents, mais étaient plutôt orientés vers un système ou des règles impliquant de simples calculs utilisés pour construire le portefeuille sans contrainte de référence, système ou règles qui ne constituent pas des objets pouvant faire l’objet d’une protection par brevet.

L’appelant a interjeté appel de cette décision en faisant valoir que le commissaire avait commis une erreur 1) en utilisant la méthode « problème-solution » dans l’interprétation des éléments essentiels des revendications ; et 2) en concluant que le problème et la solution de l’invention ne comprenaient pas d’élément informatique.

Le commissaire a commis une erreur en appliquant le mauvais critère juridique pour l’interprétation des revendications.

La Cour a conclu que le commissaire avait commis une erreur dans la détermination des éléments essentiels de l’invention revendiquée en appliquant la méthode « problème-solution ».

L’approche appropriée consiste à utiliser la méthode d’interprétation téléologique énoncée dans les arrêts Whirlpool Corp c. Camco Inc., 2000 CSC 67 (Whirlpool) et Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 (Free World Trust). La méthode « problème-solution » est semblable à l’approche portant sur la « substance de l’invention » discréditée par la Cour suprême du Canada dans Free World Trust.

Pour déterminer si un élément revendiqué est essentiel, il faut se poser les deux questions suivantes énoncées dans Free World Trust :

  • 1) Serait-il manifeste pour un lecteur averti que l’emploi d’une variante d’un composant donné ne modifierait pas le fonctionnement de l’invention?
  • 2) Est-ce l’intention de l’inventeur, selon les dispositions expresses ou inférées des revendications, que le composant soit considéré comme essentiel?

L’élément serait considéré comme essentiel si 1) la modification ou la substitution de l’élément modifie le fonctionnement de l’invention ; ou 2) l’inventeur avait l’intention, selon les dispositions expresses ou inférées des revendications, qu’un élément soit essentiel.

La Cour a conclu que la méthode « problème-solution » ne tient pas compte de l’intention de l’inventeur. Les revendications doivent être interprétées en fonction du sens présumé voulu par l’inventeur, et d’une manière favorable à la réalisation du but de l’inventeur exprimé ou implicite dans l’énoncé des revendications.

La Cour a fait observer que le commissaire n’avait pas ordonné aux examinateurs de brevets de suivre les enseignements de Free World Trust ou Whirlpool. Le Recueil des pratiques du Bureau des brevets distingue l’interprétation téléologique énoncée dans Whirlpool et Free World Trust de celle qui doit être utilisée par les examinateurs de brevets. Le commissaire a adopté cette position en se fondant sur l’arrêt Genencor International Inc c. Canada (Commissaire aux brevets), 2008 CF 608 (Genencor) pour décider que le test établi dans l’arrêt Whirlpool ne s’applique pas aux examinateurs de brevets. Toutefois, la Cour a conclu que l’arrêt Genencor n’était pas d’application obligatoire et qu’il ne correspondait plus à l’état actuel du droit, en particulier en raison de la décision Canada (Procureur Général) c. Amazon.com, 2011 CAF 328, qui a conclu que le commissaire était tenu d’utiliser le critère d’interprétation téléologique énoncé dans Whirlpool et Free World Trust.

Qualification erronée du problème et de la solution

La Cour ne s’est pas prononcée sur la deuxième question en appel, mais a noté que la décision du commissaire n’avait pas tenu compte de l’affirmation de l’appelante selon laquelle le but des secondes revendications proposées était d’améliorer le traitement informatique. La Cour a déclaré que cet aspect de l’invention nécessitait un examen plus approfondi par le commissaire.

Éléments importants à retenir

La décision rendue dans Choueifaty est une décision importante qui devrait aider à clarifier quelle est la méthode appropriée en matière d’interprétation des revendications lorsqu’une demande de brevet fait l’objet de poursuites devant l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, particulièrement lorsque les revendications sont évaluées pour décider des objets admissibles.

En outre, cette décision réaffirme le principe selon lequel les revendications doivent recevoir une seule et même interprétation à toutes les fins que ce soit pour décider de la violation, la validité ou de l’objet légal. L’approche de la Cour garantit que l’intention de l’inventeur, telle qu’elle est énoncée dans les revendications, sera prise en compte au moment de décider des éléments essentiels.

Les auteurs de cet article représentaient l’appelant dans Yves Choueifaty v Attorney General of Canada, 2020 CF 837. Cette décision demeure susceptible d’appel.