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Choix de la loi applicable aux conventions d’arbitrage : commentaire sur l’affaire Enka Insaat Ve Sanayi AS v. OOO Insurance Company Chubb, [2020] UKSC 38

Auteur(s) : Lauren Tomasich, Stephen Armstrong

Le 31 mars 2021

Une décision récente de la Cour suprême du Royaume-Uni peut faciliter la détermination de la loi applicable à une clause d’arbitrage dans un contrat commercial, lorsque les parties n’ont pas explicitement exprimé cette préférence.

 

Un contrat commercial international contenant une clause d’arbitrage engage potentiellement trois systèmes de loi distincts. Le premier est la loi applicable au contrat principal contenant la clause d’arbitrage. Le deuxième est la loi procédurale de l’arbitrage, soit la loi sur l’arbitrage du « siège » ou du lieu choisi pour l’arbitrage dans la clause d’arbitrage. Le troisième système potentiellement pertinent est la loi applicable à la clause d’arbitrage qui régit, entre autres, la validité et la portée de la convention entre les parties de soumettre les différends à l’arbitrage.

Les parties aux contrats commerciaux internationaux incluent souvent un choix explicite de la loi applicable au contrat principal et la loi du siège de l’arbitrage, mais l’omettent en général pour la loi qui régit la clause d’arbitrage elle-même. Par exemple, les parties peuvent stipuler que leur accord est régi par la loi russe, et tout différend devant être résolu par arbitrage à Londres, en Angleterre. Dans ce cas, la loi applicable au contrat principal est la loi de la Russie et la loi applicable à la procédure de l’arbitrage est la loi de l’Angleterre. Mais quelle loi régit les questions relatives à la clause d’arbitrage elle-même?

La loi applicable à la clause d’arbitrage est une question importante dont il faut tenir compte lors de la rédaction de contrats internationaux contenant une clause d’arbitrage. En particulier, lorsque les parties choisissent la loi d’une juridiction pour régir le contrat principal et prévoient un siège d’arbitrage dans une autre juridiction, des questions importantes, telles la question de savoir si un différend relève du champ d’application de la clause d’arbitrage ou la validité de la clause, peuvent être décidées différemment dans ces différents systèmes juridiques. Ce scénario soulève la difficile question de savoir si les parties ont voulu que la clause d’arbitrage soit régie par la loi applicable au contrat principal ou par la loi du siège de l’arbitrage.

La Cour suprême du Royaume-Uni a récemment prodigué des conseils utiles sur cette question dans l’affaire Enka Insaat Ve Sanayi AS v. OOO Insurance Company Chubb, [2020] UKSC 38. Elle a établi une règle générale selon laquelle le choix de la loi applicable au contrat principal doit être interprété comme le choix implicite de la loi par les parties pour la convention d’arbitrage, même lorsque la loi applicable au contrat principal diffère la loi du siège de l’arbitrage. En l’absence de tout choix de loi, cependant, la Cour a estimé que la loi du siège de l’arbitrage sera généralement le système juridique le plus étroitement lié à la convention d’arbitrage et, par conséquent, la loi applicable à la clause d’arbitrage.

Contexte général et historique de la procédure

En février 2016, une centrale électrique de Berezovskaya, en Russie, a été gravement endommagée par un incendie. Enka était un sous-traitant dans la construction de l’usine et Chubb était l’assureur du propriétaire de l’usine. Le propriétaire avait cédé les droits détenus par l’entrepreneur général dans le cadre de son contrat de sous-traitance avec Enka. En mai 2019, exerçant son droit de subrogation, Chubb a engagé une procédure devant un tribunal de Moscou contre Enka pour des dommages-intérêts liés à l’incendie de l’usine.

Le contrat de sous-traitance d’Enka, cependant, contenait une clause prévoyant un arbitrage conformément au Règlement d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale, et établissant Londres, en Angleterre, comme lieu de l’arbitrage. Enka a entamé une procédure devant la Cour de commerce d’Angleterre, demandant une ordonnance interdisant à Chubb d’intenter une action qui soit en violation de la clause d’arbitrage (injonction anti-poursuites). Elle a également demandé au tribunal de Moscou de suspendre le procès.

Les parties ont adopté des positions opposées sur la loi applicable à la clause d’arbitrage. Chubb a fait valoir que la clause d’arbitrage était régie par la loi russe, puisque les parties avaient implicitement choisi la loi russe pour le contrat principal. Elle a également soutenu que la Cour de commerce anglaise devrait refuser de se prononcer sur la question par courtoisie ou discrétion judiciaire[1], étant donné la procédure de suspension en instance devant le tribunal à Moscou. Enka, pour sa part, a fait valoir que la clause d’arbitrage était régie par la loi anglaise en tant que loi du siège de l’arbitrage. Elle a également soutenu qu’un tribunal anglais pouvait accorder une injonction anti-poursuites, peu importe la loi applicable, puisque l’arbitrage avait pour siège l’Angleterre.

La Cour de commerce a rejeté la demande en injonction anti-poursuites d’Enka, au motif que l’Angleterre n’était pas le forum le plus approprié pour demander un tel recours[2]. La Cour d’appel anglaise a infirmé la décision de la Cour de commerce et a accordé l’injonction anti-poursuites. La Cour d’appel a conclu que le siège de l’arbitrage est toujours un forum approprié pour demander une injonction anti-poursuites[3]. La Cour d’appel a également établi une règle générale selon laquelle, en l’absence de choix explicite de la loi applicable à la convention d’arbitrage, la loi du siège de l’arbitrage devrait être considérée comme le choix implicite présumé de la loi applicable à la clause d’arbitrage[4].

La décision de la Cour suprême

Dans un jugement majoritaire de trois juges sur cinq, la Cour suprême du Royaume-Uni a rejeté l’appel de Chubb, confirmant ainsi la décision de la Cour d’appel anglaise d’accorder l’injonction anti-poursuites. À l’unanimité, les cinq membres de la Cour n’étaient toutefois pas d’accord avec la décision de la Cour d’appel, selon laquelle la loi du siège de l’arbitrage devrait être le choix présumé de la loi applicable à la clause d’arbitrage. Ils ont plutôt estimé que, lorsque les parties ont choisi une loi pour régir le contrat principal, ce choix doit être leur choix présumé pour la clause d’arbitrage.

Lord Hamblen et Lord Leggat ont rédigé les motifs pour la majorité. Ils commencent par l’analyse bien connue du choix de la loi applicable en deux étapes de la common law, qui prévoit qu’un contrat est régi par : 1) la loi expressément ou implicitement choisie par les parties; ou 2) à défaut d’un tel choix, la loi avec laquelle le contrat a le lien le plus étroit et le plus réel[5]. En appliquant ce cadre, la majorité a estimé qu’un choix de loi pour le contrat principal, qu’il soit explicite ou implicite, doit généralement être interprété comme un choix implicite de la loi applicable à la clause d’arbitrage[6]. Les juges dissidents, Lord Burrows et Lord Sales, étaient d’accord avec la majorité sur ce point[7]. La majorité s’est appuyée sur la pure logique, selon laquelle « la clause d’arbitrage fait partie du contrat dont les parties ont convenu qu’il serait régi par le système juridique précisé[8] » [TRADUCTION]. Ils ont estimé que cette approche apporte de la certitude, de l’uniformité et de la cohérence, tout en évitant une complexité et un élément artificiel inutiles[9]. Il faut cependant souligner qu’il ne s’agit que d’une présomption de choix implicite, qui peut être réfutée lorsque les circonstances justifient une inférence différente.

La majorité a également fourni des indications sur les cas où la présomption peut être réfutée. En particulier, elle a réaffirmé ce qu’elle a appelé le « principe de validation », un principe général d’interprétation contractuelle qui prévoit qu’une interprétation qui confirme la validité du contrat doit être préférée à une interprétation qui le rendrait invalide ou inefficace d’un point de vue commercial[10]. De l’avis de la majorité, s’il existe un risque sérieux que la clause d’arbitrage soit invalide ou inopérante en vertu de la loi choisie pour le contrat principal, il est possible d’en déduire que les parties n’avaient probablement pas l’intention que leur clause d’arbitrage soit régie par cette loi. En outre, la majorité a reconnu qu’un choix de siège d’arbitrage peut impliquer un choix implicite de la loi applicable à l’arbitrage lorsque la loi du siège d’arbitrage exige qu’un arbitrage soumis à sa loi procédurale le soit également à sa loi substantielle en matière de clauses d’arbitrage[11].

En l’absence de choix de loi explicite ou implicite pour le contrat principal ou pour la clause d’arbitrage, la majorité a estimé que la loi du siège d’arbitrage a généralement le lien le plus étroit et le plus réel avec la clause d’arbitrage[12]. Il en est ainsi parce que la common law accorde une grande importance au lieu d’exécution en tant que facteur de rattachement et que le siège de l’arbitrage est le lieu d’exécution de la convention d’arbitrage[13]. La loi applicable au contrat principal, en revanche, est moins susceptible d’avoir un lien aussi important avec la clause d’arbitrage, car les obligations de fond du contrat principal visent un objet et un objectif distincts de ceux de la convention d’arbitrage, et les parties choisissent souvent un siège neutre pour l’arbitrage, sans lien avec le lieu d’exécution des obligations de fond du contrat principal[14]. La majorité a également souligné que son approche était conforme au sous-alinéa 36 (1) a) i) de la Loi type de la CNUDCI et à l’alinéa V (1) a) de la Convention de New York, interprétés comme suggérant que la loi du siège de l’arbitrage devrait être considérée comme un facteur de rattachement important dans l’analyse du choix de la loi[15]. Les juges dissidents se sont dissociés de la majorité sur ce point. À leur avis, la loi applicable au contrat principal est généralement celle qui a le lien le plus étroit et le plus réel avec la clause d’arbitrage[16].

La majorité a également discuté du commentaire de la Cour de commerce voulant que l’Angleterre ne soit peut-être pas le forum le plus approprié pour accorder une injonction anti-poursuites. De l’avis de la majorité, la Cour de commerce a erré en cette matière, puisque l’effet du choix de Londres, en Angleterre, comme siège de l’arbitrage est une subjugation à la compétence des tribunaux anglais pour accorder une injonction en vue d’empêcher les parties d’agir en violation de leur convention d’arbitrage[17]. En réponse à la prétention de Chubb, à savoir qu’un tribunal anglais devrait néanmoins s’en remettre au tribunal étranger pour des raisons de courtoisie, la majorité a déclaré que la courtoisie avait « peu ou pas de rôle à jouer dans les cas où une injonction anti-poursuites est demandée pour violation de contrat »[18] [TRADUCTION]. Les juges dissidents ont convenu avec la majorité que les tribunaux anglais n’étaient pas tenus de reporter leur décision en attendant l’issue d’une procédure devant un tribunal étranger[19].

Sur le fond de l’appel, la majorité a conclu que le contrat de sous-traitance ne contenait ni un choix explicite ni un choix implicite de la loi applicable[20]. Elle a donc conclu que la loi applicable à la convention d’arbitrage est le droit anglais, car le siège de l’arbitrage est Londres, en Angleterre[21]. Chubb n’a pas contesté le fait que, si la clause d’arbitrage est régie par le droit anglais, il n’y a alors aucune raison de modifier l’ordonnance de la Cour d’appel. Sur ces motifs, la majorité a rejeté l’appel. Les juges dissidents auraient cependant conclu que les parties avaient implicitement choisi la loi russe pour régir le contrat de sous-traitance et que ce choix doit s’étendre à la clause d’arbitrage[22]. Ils auraient par conséquent renvoyé la demande à la Cour de commerce pour trancher les questions en vertu de la loi russe.

Commentaire

Les lignes directrices de la Cour suprême du Royaume-Uni sont les bienvenues. Cette question de common law est sous-développée dans la jurisprudence canadienne. Il convient de noter que les piliers fondamentaux des motifs de la majorité sont généralement applicables dans toutes les juridictions de common law du Canada. La jurisprudence canadienne de la common law utilise le même cadre juridique de choix en deux étapes pour les contrats[23]. Les provinces de common law ont adopté des lois de mise en oeuvre de la Loi type de la CNUDCI et de la Convention de New York, qui, comme il a été mentionné, contiennent des dispositions suggérant que la loi du siège de l’arbitrage devrait être un facteur de rattachement fort en l’absence d’un choix de la loi applicable. Ainsi, la décision de la Cour suprême du Royaume-Uni semble persuasive pour une cour ou un tribunal d’arbitrage qui applique les règles canadiennes du choix de la loi de la common law aux contrats internationaux qui contiennent une convention d’arbitrage.

qui concerne les contrats interprovinciaux. Les règles de la common law en matière de choix de la loi applicable s’appliquent aussi aux contrats interprovinciaux[24]. Il n’y a toutefois pas d’équivalent au sousalinéa 36 (1) a) (i) de la Loi type de la CNUDCI ni à l’alinéa V (1) a) de la Convention de New York dans la législation nationale sur l’arbitrage pour suggérer une règle par défaut en faveur de la loi du siège de l’arbitrage en l’absence de choix. Par conséquent, l’approche des juges dissidents consistant à privilégier la loi applicable au contrat principal par rapport à la loi du siège de l’arbitrage comme ayant un lien plus étroit et plus réel avec la clause d’arbitrage pourrait avoir un certain poids dans le cas d’arbitrages nationaux prévoyant un lieu d’arbitrage différent par rapport à la source de la loi applicable au contrat principal. Néanmoins, la jurisprudence canadienne présente des règles cohésives en matière de choix de la loi applicable, par opposition à une distinction entre les contrats internationaux et les contrats interprovinciaux.

Dans l’ensemble, la décision de la Cour suprême du Royaume-Uni d’établir une règle générale assimilant le choix des parties de la loi applicable au contrat principal au choix implicite de la loi applicable à la clause d’arbitrage semble être conforme à la pratique et aux attentes commerciales. Il n’est pas rare de voir des clauses de loi applicable et des clauses d’arbitrage rédigées en parallèle dans les contrats internationaux. Néanmoins, les parties qui accordent la priorité à la certitude en matière de loi applicable à leur convention d’arbitrage peuvent envisager d’exprimer un choix de loi particulière pour la clause d’arbitrage dans leur contrat. Les parties doivent toutefois garder à l’esprit qu’un choix explicite de la loi applicable à la convention d’arbitrage laisse peu de place, sinon aucune, à l’application du principe de validation si le choix de la loi aboutit au caractère inexécutoire de la clause d’arbitrage. Comme toujours, le choix du siège de l’arbitrage, de la loi applicable au contrat principal et de la loi applicable à la clause d’arbitrage doit être soigneusement réfléchi, étant donné son importance pour garantir l’efficacité de l’engagement des parties à soumettre leurs différends à l’arbitrage.

Initialement publié dans le Journal d’Arbitrage et de Médiation Canadien; reproduit ici avec l’autorisation de l'Institut d'arbitrage et de médiation du Canada - ADRIC.ca.

 


[1] L’expression « courtoisie judiciaire » fait référence à la déférence et au respect que les tribunaux nationaux accordent aux décisions des tribunaux étrangers.
courts accord to the decisions of foreign courts.
[2] Enka Insaat Ve Sanayi AS v OOO Insurance Company Chubb & Ors, [2019] EWHC 3568 (Comm), paragr. 113.
[3] Enka Insaat Ve Sanayi AS v OOO Insurance Company Chubb & Ors, [2020] EWCA (Civ.) 574, paragr. 42.
[4] Ibid, paragr 91, 109.
[5] Enka Insaat Ve Sanayi AS v. OOO Insurance Company Chubb, [2020] UKSC 38, paragr. 27. Certains tribunaux divisent le critère en trois éléments : 1) choix explicite de la loi; 2) choix implicite de la loi; et 3) le lien le plus réel et le plus substantiel. Il ne semble cependant pas y avoir de différence de fond entre ces différentes formulations. Voir BNA v. BNB, [2019] SGCA 84, paragr. 44-48.
[6] Ibid., al. 170(iv).
[7] Ibid., paragr. 266.
[8] Ibid., paragr. 43-58.
[9] Ibid., paragr. 53.
[10] Ibid., paragr. 95-109.
[11] Ibid., paragr. 94.
[12] Ibid., paragr. 121.
[13] Ibid., paragr. 121.
[14] Ibid., paragr. 122-123.
[15] Ibid., paragr. 127-128, 132-136.
[16] Ibid., paragr. 257.
[17] Ibid., paragr. 174, 179.
[18] Ibid., paragr. 180.
[19] Ibid., paragr. 261, 293.
[20] Ibid., paragr. 155.
[21] Ibid., paragr. 156-169, 171.
[22] Ibid., paragr. 207-230.
[23] Imperial Life Assurance Co. of Canada v. Segundo Casteleiro Y Colmenares, [1967] SCR 44, 62 DLR (2d), 138; Vita Food Products Inc. v. Unus Shipping Company, [1939] AC 277, [1939] 1 All ER 513 (JCPC).
[24] Lilydale Cooperative Limited v. Meyn Canada Inc., 2015 ONCA 281.