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La Régie de l’énergie du Canada rejette la proposition de service garanti sur la canalisation principale d’Enbridge au Canada

Auteur(s) : Martin Ignasiak, Sander Duncanson, Jessica Kennedy, John Gormley, Coleman Brinker et Maeve O’Neill Sanger

Le 8 décembre 2021

Introduction

Le 26 novembre 2021, la Commission de la Régie de l’énergie du Canada (la Commission) a rendu sa décision dans l’affaire RH-001-2020 (la Décision), rejetant la demande de Pipelines Enbridge inc. (Enbridge) visant à instaurer un service garanti sur la canalisation principale au Canada (la Demande). Faire droit à cette demande aurait assujetti 90 % de la capacité non souscrite de la canalisation principale au Canada à des contrats de service garanti conférant un accès prioritaire pour une durée de 8 à 20 ans. Ces contrats de service garanti devaient être attribués aux termes d’une procédure d’appel de soumissions mise de l’avant dans la Demande.

Les motifs de la décision de la Commission rejetant la Demande apportent des précisions fort utiles sur les paramètres des obligations de transporteur public qui incombent aux sociétés pipelinières et de l’interdiction de distinction injuste en vertu de la Loi sur la Régie canadienne de l’énergie (la Loi). La Commission confirme également l’importance de l’information concernant les coûts du service dans l’évaluation du caractère juste et raisonnable des droits imposés. Les indications fournies dans la Décision façonneront les négociations à venir ainsi que les futures demandes réglementaires visant à faire approuver des offres de service garanti au Canada, tant sur la canalisation principale d’Enbridge que pour d’autres pipelines interprovinciaux.

Positions des parties quant à la canalisation principale au Canada

La canalisation principale d’Enbridge au Canada occupe une position dominante sur le plan de l’exportation de la production pétrolière canadienne vers les États-Unis et le marché international. Ce pipeline représente environ 70 % de la capacité pipelinière totale permettant d’acheminer du pétrole hors du bassin sédimentaire de l’Ouest canadien. Il s’étend des carrefours d’échange de liquides à Edmonton et à Hardisty, en Alberta, jusqu’aux points de livraison situés en aval comportant des installations d’affinage et d’autres pipelines qui atteignent la côte du golfe du Mexique aux États-Unis. En raison de cette configuration, les entreprises qui concluent avec Enbridge des contrats de transport de pétrole via sa canalisation principale au Canada (dites expéditeurs inscrits) sont typiquement propriétaires de raffineries situées en aval ou titulaires de droits contractuels leur conférant une capacité pipelinière dans ce secteur. Les producteurs canadiens ont pour la plupart choisi de vendre leur pétrole brut à des expéditeurs situés en amont de la canalisation principale d’Enbridge au Canada, plutôt que de devenir eux-mêmes expéditeurs inscrits.

Un groupe d’expéditeurs soutenait la Demande d’Enbridge. Les parties opposées à la Demande quant à elles incluaient des producteurs de pétrole de tailles variées, une association sectorielle de producteurs, le gouvernement de la Saskatchewan, des raffineurs et des sociétés intégrées, ainsi qu’une société bénéficiant de pipelines d’amenée raccordés au réseau. Alors que les parties favorables à la Demande étaient toutes des expéditeurs inscrits comptant pour une portion importante du volume de pétrole transporté via la canalisation principale d’Enbridge au Canada, le camp adverse était composé de diverses parties prenantes pour qui la Demande portait à conséquence.

Transporteur public et allocation de la capacité par contrats

En vertu de la Loi, et sous réserve des règlements de la Commission et des conditions ou exemptions prévues par celle-ci, une société pipelinière est tenue de « recevoir, transporter et livrer tout le pétrole qui lui est offert pour le transport par pipeline sans délai, avec le soin et la diligence voulus et conformément à ses pouvoirs ». Cette exigence est appelée obligation de transporteur public.

La question de savoir si l’offre de contrats de service garanti tels que ceux envisagés dans la proposition d’Enbridge peut être compatible avec l’obligation de transporteur public prévue par la Loi (et, le cas échéant, de quelle manière) était au cœur des prises de positions des parties sur la Demande. Dans la Décision, la Commission a déterminé que l’obligation de transporteur public n’exige pas que la totalité de la capacité des oléoducs soit consacrée au service non souscrit. Selon les circonstances, une portion de la capacité peut être assujettie à des contrats, pour peu que l’accès aux oléoducs soit raisonnablement préservé en tout temps.

La Commission établit qu’une société pipelinière peut satisfaire à l’obligation de transporteur public en démontrant :

  • qu’elle offre une possibilité d’accès juste et équitable au service garanti et que cette offre de service est appropriée dans les circonstances, compte tenu des besoins raisonnables des expéditeurs éventuels;
  • qu’un accès suffisant à la capacité subsiste après la mise en œuvre du service garanti, typiquement assuré en gardant disponible une capacité suffisante pour les volumes non souscrits ou par un agrandissement des installations.

Pour déterminer si l’obligation de transporteur public est respectée, il faut faire preuve de jugement et procéder à une analyse attentive de toutes les circonstances propres à chaque cas précis. Dans le contexte propre à la Demande, la Commission énonce les exigences clés et les éléments contextuels à considérer ainsi :

  • la mesure dans laquelle l’appel de soumissions proposé faciliterait un accès juste et équitable au service garanti;
  • la mesure dans laquelle l’accès à la capacité serait permis après la mise en œuvre du service garanti, compte tenu de la réserve proposée de 10 % pour la capacité non souscrite et de la faculté de facilement agrandir les installations d’Enbridge;
  • les facteurs contextuels qui permettent de déterminer si un accès suffisant est maintenu, comme la nécessité de la proposition mise de l’avant dans la Demande, les avantages qui en découlent et ses répercussions.

À la lumière de son analyse de ces facteurs, la Commission a conclu que la Demande d’Enbridge ne respectait pas ses obligations de transporteur public. Plus précisément, la Commission a noté que les durées minimales des contrats envisagés dans la Demande et les garanties financières exigées entraveraient l’accès utile au service garanti pour certains expéditeurs. De plus, la réserve proposée de 10 % de la capacité pour les volumes non souscrits ne représenterait vraisemblablement pas une option valable d’accès à la capacité pipelinière. Passer de 100 % à 10 % de volumes non souscrits mènerait probablement à des niveaux de répartition de la capacité pipelinière plus élevés et à une incertitude exacerbée, entraînant une réduction excessive de la qualité du service et de l’accès pour les expéditeurs désireux d’utiliser la capacité non souscrite. La perspective d’un agrandissement des installations et l’accès éventuel à la capacité pipelinière sur le marché secondaire n’ont pas suffi à dissiper les préoccupations de la Commission.

En fin de compte, la Commission estime que la Demande profiterait principalement à Enbridge et à un sous-ensemble distinct d’expéditeurs actuellement inscrits sur son réseau principal, tandis que les effets préjudiciables seraient supportés par un autre groupe d’expéditeurs et de parties prenantes, surtout ceux n’ayant pas d’intérêts importants dans le raffinage. Enbridge n’a pas su justifier la répartition inégale de l’accès à sa canalisation principale au Canada qui découlerait d’une décision faisant droit à sa Demande, contrairement à d’autres cas où les besoins de service garanti ou les avantages en découlant justifiaient une diminution de l’accès global à un oléoduc.

Transparence quant aux coûts dans l’établissement de droits justes et raisonnables

Ayant conclu au rejet de la Demande sur la base du non-respect des obligations de transporteur public d’Enbridge, la Commission inclut également son analyse et ses déterminations quant à la méthode de conception des droits proposée par Enbridge. La Loi exige que tous les droits imposés aux utilisateurs d’un oléoduc soient « justes et raisonnables et, dans des circonstances et conditions essentiellement similaires pour tous les transports de même nature sur le même parcours […] imposés de façon égale à tous, au même taux ».

La Commission réitère les principes gouvernant la conception des droits déjà exposés dans ses décisions antérieures et celles de son prédécesseur, l’Office national de l’énergie. Ces principes fondamentaux incluent les éléments suivants :

  • Droits fondés sur les coûts/utilisateur-payeur : dans toute la mesure du possible, les droits doivent être fondés sur les coûts et les utilisateurs du réseau pipelinier doivent supporter la responsabilité financière des frais associés au transport de leur produit par le pipeline, sans interfinancement indu découlant du paiement de droits par d’autres utilisateurs;
  • Efficience économique : les droits doivent promouvoir des signaux de prix appropriés afin de maximiser l’utilisation du réseau pipelinier et ainsi réduire les coûts. Il faut toutefois de bonnes raisons pour s’écarter du principe de l’utilisateur-payeur et de la méthode fondée sur les coûts dans l’établissement de droits visant à encourager l’efficience économique.
  • Absence de droits acquis : le versement antérieur de droits ne procure aucun avantage particulier à celui qui les a versés, outre la prestation du service y afférent.

La Commission a noté qu’en présence d’un appui massif général à une méthode de conception de droits donnée, elle s’en remettra souvent au pouvoir commercial et aux préférences des parties prenantes, voyant là un signal fort que les droits imposés seront alors justes et raisonnables. En l’absence d’un tel appui, il convient d’utiliser l’information disponible quant aux coûts des services pour évaluer si les droits établis aux termes de la méthode proposée sont justes et raisonnables.

La Commission est d’avis que l’approche adoptée par Enbridge entrave sa capacité à déterminer si la méthode mise de l’avant dans la Demande produirait des droits justes et raisonnables pour la canalisation principale au Canada, eu égard aux coûts. La Commission reconnaît que les parties sont les mieux placées pour élaborer des solutions en matière de conception de droits et que l’établissement des droits sur la base des coûts du service « ne serait peut-être pas optimal pour toutes les parties, notamment sur les plans de l’innovation, de la répartition et du partage des risques et de l’incitation à réduire les coûts ». Elle souligne néanmoins que la méthode de conception des droits fondée sur les coûts s’offre à Enbridge et qu’elle pourrait être le fondement d’un éventuel recours des autres parties prenantes, si les négociations devaient achopper.

Distinction sur le plan des garanties financières exigées

La Demande proposait différents types de contrats assujettis à différentes conditions de crédit. Les contrats d’approvisionnement exclusifs prévoyaient une lettre de crédit couvrant les obligations financières et autres pour une période de deux mois, tandis que les contrats de prise ferme exigeaient plutôt que la lettre de crédit couvre une période de douze mois. De telles exigences viendraient rehausser le niveau des garanties requises aux termes de l’actuelle structure de service non souscrit, laquelle prévoit une lettre de crédit couvrant les obligations pour une période de 30 jours.

La Commission n’est pas convaincue de la nécessité de ces garanties financières supplémentaires, compte tenu du niveau de risque lié aux volumes qu’Enbridge cherchait à atténuer et du fait que la Demande ne prévoyait pas de nouvel investissement de capitaux important. Elle conclut que l’approche préconisée par Enbridge aurait probablement une incidence disproportionnée sur certains intervenants du marché, notamment les petits producteurs et revendeurs, moins susceptibles de jouir d’une cote de solvabilité élevée et donc plus susceptibles d’avoir besoin d’une forme de soutien au crédit. En l’absence de raisons justifiant leur imposition, les garanties financières proposées par Enbridge pourraient entraîner une distinction à l’égard de certains expéditeurs et entraver leur participation à l’appel de soumissions.

Répercussions

Un grand nombre de producteurs de pétrole de l’ouest du pays saluent la Décision de la Commission rejetant la Demande. Si elle avait été accueillie, c’est un sous-groupe d’expéditeurs ayant des intérêts dans le raffinage aux États-Unis qui en aurait tiré bénéfice, tandis que l’accès des producteurs canadiens à la capacité limitée des pipelines de transport hors du bassin sédimentaire de l’Ouest canadien s’en serait trouvé restreint. Le rejet de la Demande signifie que les droits et conditions de service provisoires en place demeurent en vigueur. La Décision présente une occasion pour Enbridge et les expéditeurs, producteurs, revendeurs et autres parties prenantes de poursuivre les discussions pour parvenir à une solution négociée, et fournit des indications pour ce faire. Elle n’exclut pas qu’un certain niveau de service garanti s’applique éventuellement à la canalisation principale au Canada.

La Décision est importante en ce qu’elle établit des lignes directrices pour satisfaire à l’obligation de transporteur public en vertu de la Loi, réitère l’importance du principe de l’utilisateur-payeur et de l’approche fondée sur les coûts dans l’établissement de droits justes et raisonnables, et souligne la nécessité de tenir compte des entraves à l’accès par les petits producteurs à la capacité pipelinière au moment d’examiner si les offres de service sont sources de distinctions injustes. Il est à prévoir que la Décision favorisera des négociations plus transparentes visant à rallier une grande variété de parties prenantes.