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Dans une décision récente dans l’affaire Petrowest, la CSC affirme que l’arbitrage et l’insolvabilité ne sont pas aussi différents qu’il n’y paraît

Auteur(s) : Lauren Tomasich, Sarah Firestone

Le 17 novembre 2022

Le 10 novembre 2022, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu sa décision très attendue dans l’affaire Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp. (affaire Petrowest). Comme nous en avons discuté dans des articles précédents, y compris un article récent sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Mundo Media Ltd., les tribunaux canadiens ont été confrontés à la tension entre l’arbitrage, méthode consensuelle de règlement des différends où les parties peuvent personnaliser leur processus et choisir leur propre décideur, et l’insolvabilité, où les différends impliquant le débiteur sont involontairement consolidés dans une seule procédure d’insolvabilité. Dans l’affaire Petrowest, la CSC a apporté des précisions sur les circonstances dans lesquelles le modèle de la procédure unique en insolvabilité rendra une convention d’arbitrage « inopérante ». Plus précisément, la CSC a refusé de suspendre la poursuite civile d’un séquestre en faveur de conventions d’arbitrage multiples. Au lieu de cela, les conventions d’arbitrage ont été considérées comme inopérantes afin de faciliter le processus d’insolvabilité. Toutefois, il est apparu clairement dans la décision que cette détermination dépendra d’une analyse reposant largement sur les faits.

Contexte

L’appelante, Peace River Hydro Partners (Peace River), est une société de personnes qui a été constituée en vue de la construction d’un barrage hydroélectrique en Colombie-Britannique. Peace River a sous-traité des travaux à l’intimée, Petrowest Corporation (Petrowest Corp), entreprise de construction basée en Alberta, et à ses sociétés affiliées. Les contrats entre Peace River et Petrowest Corp contenaient des ententes selon lesquelles les parties devaient régler tout différend par voie d’arbitrage (les conventions d’arbitrage). Lorsque Petrowest Corp a rencontré des difficultés financières, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a prononcé une ordonnance en vertu du paragraphe 243(1) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI), nommant un séquestre (Séquestre) afin qu’il gère les actifs et les biens de Petrowest Corp et de ses sociétés affiliées. Le Séquestre a, par la suite, intenté une poursuite civile contre Peace River tentant de recouvrer des fonds qu’il estimait être dus à Petrowest Corp et à ses sociétés affiliées pour des travaux en sous-traitance. Peace River a présenté une demande de suspension de l’instance en vertu de l’article 15[1] de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique (la Loi)[2]  au motif que les conventions d’arbitrage régissaient le différend. La Cour supérieure et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont toutes deux jugé que la demande de suspension d’instance devait être rejetée.

Maintien

La Cour suprême du Canada a maintenu que la demande de suspension d’instance devait être rejetée.

Raisonnement

La CSC était confrontée à la question de savoir dans quelles circonstances une convention d’arbitrage par ailleurs valide est inopposable en vertu du paragraphe 15(2)[3] de la Loi dans le contexte d’une mise sous séquestre ordonnée par un tribunal en vertu de la LFI. La juge Côté, écrivant pour la majorité au nom du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Rowe et Kasirer, a suivi une analyse en deux volets pour déterminer s’il y avait lieu de permettre une suspension d’instance en faveur de l’arbitrage.

  1. Conditions préliminaires

Le premier volet de l’analyse concernait les conditions préliminaires. Plus précisément, la partie qui présente une demande de suspension d’instance doit établir que la disposition pertinente relative à la suspension obligatoire figurant dans la loi applicable en matière d’arbitrage s’applique à la convention d’arbitrage en question, ce qui exige généralement que soient remplies les quatre « conditions préliminaires » suivantes :

  1. Une convention d’arbitrage doit exister.
  2. Une « partie » à la convention d’arbitrage doit avoir intenté une procédure judiciaire.
  3. L’instance doit porter sur une question que les parties ont convenu de régler par voie d’arbitrage.
  4. La partie qui demande une suspension d’instance doit le faire avant d’« agir » dans l’instance.

Surtout, la partie qui demande une suspension d’instance doit établir sur le fondement d’une « cause défendable » que ces conditions préliminaires sont remplies, et elles doivent toutes l’être pour passer au deuxième volet de l’analyse. La majorité a jugé que Peace River avait réussi à établir sur le fondement d’une cause défendable que toutes les conditions préliminaires étaient remplies.

  1. Exceptions prévues par la loi

Sous le second volet de l’analyse, la partie qui cherche à éviter la suspension doit établir que, suivant la prépondérance des probabilités, la convention d’arbitrage est « nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée ». Si elle n’y parvient pas, le tribunal doit accorder une suspension d’instance. Il est important de noter que cette analyse dépend nécessairement du scénario factuel particulier présenté au tribunal. La CSC a dressé une liste non exhaustive de facteurs à prendre en considération pour faire cette détermination :

  1. L’effet de l’arbitrage sur l’intégrité de la procédure d’insolvabilité.
  2. Le préjudice relatif pour les parties du règlement du différend par voie d’arbitrage.
  3. L’urgence de régler le différend.
  4. L’applicabilité d’une suspension d’instance en vertu de la loi sur la faillite ou l’insolvabilité.
  5. Tout autre facteur que le tribunal estime significatif dans les circonstances.

La majorité a estimé que le Séquestre avait réussi à prouver que les conventions d’arbitrage étaient inopérantes, car, en l’espèce, l’arbitrage compromettrait le règlement ordonné et efficace de la procédure d’insolvabilité.

L’arbitrage et l’insolvabilité ont d’importants points communs

La majorité a expressément souligné que le droit de l’arbitrage et le droit de l’insolvabilité ne se situent pas toujours nécessairement à « des pôles extrêmes ». En fait, ils présentent beaucoup de points communs, par exemple l’accent mis sur l’efficacité et la célérité, la souplesse procédurale et la prise de décision par des experts. La majorité a également soutenu que les tribunaux devraient habituellement obliger les parties à respecter leurs conventions d’arbitrage, même si l’une d’entre elles est devenue insolvable, car conclure autrement « non seulement menacerait la politique publique importante que sert l’exécution des conventions d’arbitrage, mais également mettrait en péril l’intérêt public dans la gestion expéditive, efficace et économique des conséquences d’un effondrement financier, et, partant, la position du Canada en tant que chef de file en matière d’arbitrage commercial ». (paragraphe 10)

Séparabilité et possibilité pour le Séquestre de renoncer aux conventions d’arbitrage

La majorité a également estimé que, contrairement à ce qu’a conclu la Cour d’appel, la renonciation et la séparabilité n’ont aucune incidence sur le statut du Séquestre en tant que partie aux conventions d’arbitrage (paragraphe 166). La majorité a estimé que la Cour d’appel avait mal appliqué la doctrine de la séparabilité (le concept selon lequel une convention d’arbitrage est une convention distincte), car elle ne s’applique pas en l’absence d’une contestation de la validité du contrat principal ou de la convention d’arbitrage elle-même, et qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la séparabilité pour trancher ce pourvoi (paragraphe 167). En outre, la majorité a estimé qu’il appartient au tribunal, et non au séquestre, de déterminer si une convention d’arbitrage est valide et exécutoire selon les exceptions restreintes prévues au paragraphe 15(2).  

Décision concordante : Se concentrer sur les pouvoirs du Séquestre en vertu de l’ordonnance de mise sous séquestre

Le juge Jamal a rédigé une brève décision concordante au nom des juges Karakatsanis, Brown et Martin. Les motifs concordants s’accordent avec la majorité, c.-à-d. que les conventions d’arbitrage sont inopérantes, mais se distinguent par l’affirmation que le Séquestre avait la liberté de renoncer à une convention d’arbitrage et de la rendre inopérante compte tenu du libellé de l’ordonnance de mise sous séquestre. Toutefois, la décision concordante s’accorde avec la majorité au sujet du fait qu’un séquestre ne peut unilatéralement révoquer une convention d’arbitrage valide en entamant une poursuite en justice dans le cadre d’une mise sous séquestre.

Ce qu’il faut retenir

Cette décision marque le prochain chapitre de la saga jurisprudentielle du droit de l’arbitrage contre le droit de l’insolvabilité. Le droit de l’arbitrage est généralement marqué par l’autonomie des parties, alors que le droit de l’insolvabilité est soumis à un contrôle judiciaire étroit. Cependant, cette décision met réellement l’accent sur les intérêts partagés entre les deux régimes plutôt que sur leurs différences. Plus précisément, les avantages de l’efficacité, de la célérité, de la souplesse procédurale et de la prise de décisions par des experts montrent que les régimes ne sont peut-être pas si différents après tout. En fait, c’est ce même objectif d’efficacité qui peut entraîner le rejet d’une suspension d’instance face à une clause d’arbitrage, parce que la procédure d’insolvabilité est le moyen de règlement le plus efficace et le plus efficient dans les circonstances. À cet égard, il ressort clairement de la décision de la CSC que cette détermination doit être faite au cas par cas, sur la base des faits spécifiques en cause. Une suspension peut être rejetée si l’exécution d’une convention d’arbitrage empêche le règlement ordonné et efficace d’un différend; toutefois, les conventions d’arbitrage sont par ailleurs exécutoires même dans le contexte d’une procédure d’insolvabilité.


[1]      Le paragraphe 15(1), sous le titre Stay of proceedings (Suspension d’instance), se lit comme suit : « [TRADUCTION LIBRE] (1) Si une partie à une convention d’arbitrage introduit une instance devant un tribunal contre une autre partie à la convention au sujet d’une question qu’il a été convenu de soumettre à l’arbitrage, une partie à l’instance peut, avant de déposer une réponse à une demande civile ou à une demande familiale ou d’agir de toute autre manière dans l’instance, présenter au tribunal une demande de suspension d’instance. »

[2]      Arbitration Act, RSBC 1996, c 55.

[3]      Le paragraphe 15(2), sous le titre Stay of proceedings (Suspension d’instance), se lit comme suit : « [TRADUCTION LIBRE] (2) Dans le cadre d’une demande présentée en vertu du paragraphe (1), le tribunal doit prononcer une ordonnance de suspension d’instance, à moins qu’il ne détermine que la convention d’arbitrage est nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée. »