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Des modifications importantes de la Loi sur la concurrence se profilent à l’horizon − les principaux points à surveiller

Auteur(s) : Shuli Rodal, Michelle Lally, Christopher Naudie, Kaeleigh Kuzma, Danielle Chu, Chelsea Rubin, Reba Nauth

Le 15 février 2022

Le 7 février 2022, François-Philippe Champagne, ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie (le « Ministre »), a annoncé que le gouvernement fédéral entreprendrait un examen complet de la Loi sur la concurrence (la « Loi »). Le lendemain, le Bureau de la concurrence (le « Bureau ») a publié son mémoire intitulé « Examen de la Loi sur la concurrence du Canada à l’ère numérique », en réponse à l’invitation de commenter [PDF] le cadre stratégique de la concurrence au Canada du sénateur Wetston d’octobre 2021 (le « Mémoire »). Le Mémoire contient une liste longue et détaillée de recommandations en matière de réforme. Cette annonce fait suite à des années de débats et de discussions sur la question de savoir si le cadre de la loi actuelle, qui a subi des modifications importantes pour la dernière fois en 2009, est approprié pour relever les défis du paysage économique actuel et, en particulier, de la nouvelle « ère numérique ».

Les priorités énoncées par le Ministre dans l’annonce sont décrites à un haut niveau, ce qui rend l’étendue de ce qui sera traité et le calendrier incertains. Toutefois, les points proposés par le Ministre à l’égard de l’examen sont suffisamment larges pour englober un grand nombre des recommandations du Bureau, y compris les réformes potentielles qui auraient des répercussions importantes sur les entreprises exerçant des activités au Canada ou envisageant des opérations touchant le Canada. Parmi les modifications potentielles, mentionnons celles qui visent à mettre le Bureau en meilleure position à l’égard de la contestation de fusions, à accroître le niveau de l’examen visant les ententes en amont entre concurrents, à prévoir des sanctions plus importantes pour les comportements anticoncurrentiels, à ouvrir davantage l’application de la Loi aux parties privées, à renforcer les dispositions de la Loi axées sur la protection des consommateurs en accordant la priorité à la fixation de prix abusifs et à obliger les entreprises à divulguer des renseignements au Bureau dans un plus grand nombre de circonstances.

Dans une interview accordée au Toronto Star (en anglais seulement), le Ministre a indiqué que le gouvernement envisageait d’apporter à la fois des changements discrets qui « auraient un impact immédiat et tangible sur les consommateurs et les entreprises au Canada » dans les mois à venir, et une « modernisation complète » de la Loi qui s’étalerait sur une période plus longue.

Nous examinons ci-dessous les principaux points de changements potentiels que nous surveillerons au fur et à mesure du déroulement du processus de réforme de la loi.

Renforcer la position du Bureau à l’égard de l’examen des fusions

Le Mémoire comprend un large éventail de recommandations détaillées relatives à la réforme des dispositions de la Loi relatives à l’examen des fusions. Bien que l’annonce du Ministre ne désigne pas les dispositions relatives à l’examen des fusions comme point prioritaire de l’examen, les déclarations du Ministre laissent entendre que des changements techniques et des modifications importantes seront envisagés.

Un élément unique et controversé du droit canadien des fusions est le moyen de défense fondé sur les gains en efficience énoncé à l’article 96 de la Loi. Il s’agit d’une défense prévue par la loi applicable à une fusion qui a été jugée anticoncurrentielle par le Tribunal de la concurrence (le « Tribunal »), mais où les gains en efficience propres à la fusion l’emportent sur les effets anticoncurrentiels de la fusion. La défense fondée sur les gains en efficience peut être distinguée du traitement des gains en efficience dans d’autres territoires, comme les États-Unis, où les gains en efficience générés par une opération sont un facteur pris en compte dans l’examen plutôt qu’une défense prépondérante qui permet la réalisation d’une opération autrement anticoncurrentielle. Au cours des dernières années, à mesure que la défense fondée sur les gains en efficience a évolué par le biais de l’interprétation judiciaire, cette défense a joué un rôle de plus en plus important (et, dans certains cas, décisif) dans l’issue des examens de fusions au Canada. Le commissaire Boswell, comme son prédécesseur, plaide vigoureusement en faveur de l’élimination de la défense fondée sur les gains en efficience depuis plusieurs années. Il n’est donc pas surprenant que son élimination figure dans la longue liste de recommandations du Bureau. Bien qu’elle ne soit pas spécifiquement mentionnée dans l’annonce du Ministre, il convient de noter que celui-ci a déclaré, lors de l’interview accordée au Toronto Star, que la défense fondée sur les gains en efficience serait l’une des questions à examiner dans le cadre de l’examen de la Loi.

En plus de l’élimination de la défense fondée sur les gains en efficience, le Bureau recommande plusieurs autres mesures liées à l’application de la loi à l’égard des fusions, allant de la suppression de lacunes techniques à des changements plus fondamentaux dans l’approche de l’application de la loi à l’égard des fusions qui n’ont pas fait l’objet d’une consultation préalable importante. En ce qui concerne ce dernier point, le Bureau recommande notamment ce qui suit :

  • l’intégration d’une disposition anti-évitement dans le régime d’avis préalable à la fusion afin d’empêcher les parties de structurer une opération pour qu’elle n’ait pas à faire l’objet d’un avis;
  • l’intégration d’une présomption structurelle d’atteinte à la concurrence fondée sur les niveaux de concentration après la fusion qui, si elle est satisfaite, déplacerait le fardeau de la preuve aux parties fusionnantes pour qu’elles démontrent pourquoi leur opération ne diminuerait pas sensiblement ou n’empêcherait pas la concurrence;
  • l’allègement du fardeau imposé au commissaire pour obtenir une injonction provisoire empêchant la clôture d’une fusion;
  • le rétablissement du délai de prescription pour contester une fusion clôturée, qui passe d’un an à trois ans (il s’agit d’un retour à l’approche adoptée par le Canada avant 2009, lorsqu’il a adopté le régime américain d’examen des fusions en deux phases).

On peut s’attendre à ce que ces recommandations fassent l’objet de commentaires et de débats approfondis au cours du processus de consultation, mais on ne sait pas dans quelle mesure elles seront prises en compte dans le cadre de l’examen de la Loi.

Un examen de plus en plus minutieux des accords en amont entre concurrents

L’application de la Loi aux accords en amont entre concurrents (souvent appelés accords « d’achat ») a fait l’objet de débats approfondis et de commentaires publics ces dernières années. Ces discussions ont principalement été axées sur l’exclusion des accords de non-débauchage et de fixation des salaires du champ des accords entre concurrents qui sont interdits en matière pénale en vertu de l’article 45 de la Loi. À l’heure actuelle, de tels accords ne peuvent être traités que sur le plan civil, et uniquement par le commissaire, avec des recours limités et aucune sanction financière.

La limitation de l’infraction de complot criminel à trois catégories d’accords entre concurrents dans la fourniture en aval d’un produit distingue le Canada de territoires comme les États-Unis, où il y a une plus grande flexibilité dans l’approche d’application et où les accords de non-débauchage et de fixation des salaires ont fait l’objet d’un examen récent sur le plan criminel. L’approche canadienne découle de la modification de la disposition relative au complot criminel en 2009 afin de rendre certains accords entre concurrents illégaux à eux seuls. Avant 2009, la disposition relative au complot criminel s’appliquait à un large éventail d’accords potentiels, mais exigeait la preuve de répercussions « indues » sur la concurrence. Afin de réduire les obstacles à la poursuite fructueuse de ce qui était considéré comme les accords anticoncurrentiels les plus dommageables (comme la fixation des prix et la répartition des marchés), l’article 45 de la Loi a été modifié en 2009 pour créer une infraction à elle seule applicable à trois catégories d’accords. Ces accords sont considérés comme illégaux de prime abord. Ils ne peuvent faire l’objet que de défenses restreintes et la partie poursuivante n’a pas à prouver d’effet anticoncurrentiel. Le corollaire de cette approche était d’assujettir tous les autres accords qui ne sont pas jugés susceptibles d’une condamnation pénale sans une évaluation plus approfondie de leur raison d’être et de leurs répercussions sur le marché à une évaluation et à une application moins strictes sur le plan civil. Les accords d’achat entre concurrents ont été inclus dans cette catégorie plus large en reconnaissance du fait que beaucoup de ces accords peuvent avoir des effets positifs sur la concurrence.

Certains commentateurs ont demandé que les accords en amont entre concurrents soient plus généralement compris dans les infractions de l’article 45. Une approche aussi large soulèverait des questions politiques complexes et le Bureau a recommandé de ne pas qualifier de criminelles toutes les ententes d’achat. Ce faisant, le Bureau a observé (comme il l’a fait précédemment) que certains accords d’achat entre concurrents pouvaient avoir des effets positifs sur la concurrence.

Il reste à voir comment une approche plus stricte de l’application des accords d’achat sera formulée, y compris la portée des accords en amont qui seront définis comme méritant une approche plus rigoureuse. Au minimum, cependant, il semble que le Ministre et le Bureau soient favorables à un réexamen prioritaire du traitement des accords entre concurrents en matière de travail. Le Bureau et le Ministre ont plus particulièrement défini le traitement des accords de « fixation des salaires » comme point prioritaire à examiner.

Majoration des sanctions financières

La majoration des sanctions prévues par la Loi figure clairement à l’ordre du jour de la réforme. Depuis un certain nombre d’années, le Bureau se préoccupe du fait que les amendes prévues par les dispositions pénales de la Loi, ainsi que les sanctions financières prévues par les dispositions civiles, ne correspondent pas aux pratiques en vigueur dans d’autres territoires et peuvent être considérées par certains, plus particulièrement les très grandes entreprises mondiales, comme un « coût pour faire des affaires ».

Le Mémoire recommande des changements qui permettraient de majorer les sanctions financières à l’égard de nombreuses dispositions pénales et civiles. Les recommandations comprennent l’instauration de pénalités financières pour remédier à des comportements allant à l’encontre des dispositions civiles relatives à la collaboration entre concurrents énoncées à l’article 90.1 aux termes duquel les recours se limitent actuellement à une ordonnance d’interdiction ou à une mesure visant à prendre « toute autre mesure » uniquement avec le consentement de la partie concernée. L’annonce du Ministre comprend de « moderniser le régime de sanctions en vigueur pour s’assurer qu’il continue concrètement de dissuader les comportements commerciaux dommageables » comme point à envisager pour la réforme, ce qui indique que l’examen des sanctions figurera à l’ordre du jour législatif.

Élargissement de la portée de l’application privée

Les litiges privés au Canada fondés sur des réclamations liées à la concurrence ont augmenté au cours des dernières années, mais la portée de l’application privée de la Loi au Canada demeure limitée. Les points prioritaire énoncés par le Ministre comprennent d’« améliorer l’accès à la justice pour les personnes lésées par des comportements dommageables », ce qui laisse entendre que l’élargissement des voies de recours pour les plaideurs privés ayant des revendications aux termes de la Loi sera envisagé dans le cadre de la réforme.

Bien que les actions privées en dommages-intérêts fondées sur des violations présumées des dispositions pénales de la Loi soient prévues à l’article 36 de la Loi, aux termes du cadre réglementaire actuel, les parties privées ne peuvent intenter des actions en matière civile que lorsqu’une autorisation est accordée par le Tribunal, et seulement en ce qui concerne certaines dispositions civiles, notamment à l’égard du maintien des prix, de l’exclusivité et du refus de vendre. Les dispositions relatives à l’abus de position dominante et les dispositions non pénales relatives à la collaboration avec les concurrents, qui figurent respectivement aux articles 79 et 90.1 de la Loi, se démarquent par leur absence de la liste. Dans le Mémoire, le Bureau a explicitement exprimé son soutien à l’ouverture de la Loi à une application privée plus large, recommandant que l’application privée soit accessible à l’égard des abus présumés de position dominante et de la collaboration entre concurrents qui sont susceptibles d’entraîner une diminution ou un empêchement sensible de la concurrence.

Le Bureau recommande également d’abaisser la norme applicable par le Tribunal pour accorder une autorisation aux parties privées, car « la plupart des entreprises qui demandent cette permission ne satisfont pas en fin de compte aux normes établies dans la Loi ». Le fait de permettre l’application de la Loi par le secteur privé à l’égard d’un plus grand nombre de comportements pourrait réduire le recours au Bureau (dont les ressources sont limitées et qui doit faire le tri des dossiers) pour enquêter et prendre des mesures d’application. Toutefois, le fait de permettre une augmentation des actions privées tout en abaissant les critères d’obtention de l’autorisation pourrait conduire à des litiges frivoles (et à une augmentation des coûts) à l’égard de comportements qui ne sont manifestement pas susceptibles d’avoir un effet anticoncurrentiel. Une considération importante et une question à surveiller, si l’application de la Loi est davantage ouverte aux parties privées, seraient les recours disponibles aux parties privées dont l’action est fructueuse.

Accent sur la protection des consommateurs

Le Ministre a indiqué que dans le cadre de l’examen de la loi, la priorité sera donnée aux mesures qui auraient des « répercussions immédiates et tangibles pour les consommateurs ». On peut donc s’attendre à ce que les dispositions de la Loi relatives à la publicité et à la commercialisation fassent partie des points examinés en priorité. Les dispositions de la Loi relatives aux pratiques commerciales trompeuses prévoient que ces pratiques peuvent être traitées sur le plan pénal ou civil, en fonction de la pratique particulière en question et d’autres facteurs. Le Bureau applique activement les dispositions de la Loi sur les pratiques commerciales trompeuses.

Une mesure particulière énoncée dans l’annonce du Ministre, et potentiellement l’un des points prioritaires auquel apporter une attention plus immédiate, est une action supplémentaire pour lutter contre l’« affichage de prix partiels », une pratique par laquelle on annonce aux consommateurs un prix bas pour un produit qui n’est jamais atteignable en raison de « frais » qui sont ajoutés au prix du produit au fur et à mesure que le consommateur avance dans le processus d’achat. La pratique de l’affichage de prix partiels n’est pas expressément abordée dans la Loi. Le Bureau a déjà pris des mesures d’application aux termes des dispositions générales de la Loi relatives aux indications trompeuses eu égard à des allégations d’affichage de prix partiels.

Le Mémoire suggère plusieurs autres recommandations visant à améliorer la capacité du Bureau à faire appliquer les dispositions de la Loi relatives aux pratiques commerciales trompeuses, notamment en renversant le fardeau de la preuve dans les dossiers en matière de prix de vente ordinaires, en offrant la possibilité d’un recours pénal et d’un recours civil à l’égard de toutes les pratiques commerciales trompeuse, et en augmentant les sanctions financières et la gamme de recours possibles.

Mieux équiper le Bureau pour faire face à l’économie numérique

Un autre point prioritaire clé ciblé par le Ministre dans son annonce est d’envisager des modifications « afin de mieux lutter contre les formes émergentes de comportements dommageables au sein de l’économie numérique ». Aucun détail supplémentaire n’est fourni, de sorte que la nature ou la portée des modifications envisagées est incertaine, surtout si l’on considère que divers points prioritaires sont énumérés séparément (par exemple, les pénalités, l’application privée, l’affichage de prix partiels). Le positionnement de l’application des règles de concurrence à l’égard de l’économie numérique est un thème récurrent dans le Mémoire. De nombreuses recommandations sont largement orientées sur les questions qui se posent dans l’économie numérique et le renforcement des pouvoirs d’application et de la position du Bureau de manière plus générale. Le Bureau a également formulé un certain nombre de recommandations particulières qui pourraient avoir des conséquences importantes si elles étaient mises en œuvre, comme l’établissement d’une norme plus souple et « fonctionnelle » aux termes des dispositions relatives à l’abus de position dominante pour démontrer un comportement anticoncurrentiel qui empêche la concurrence émergente.

Renforcer les exigences en matière de divulgation de renseignements visant les entreprises

Le Bureau a ressuscité ses tentatives antérieures a) de mettre en œuvre un registre de notification de règlement des litiges en matière de brevets semblable à celui qui est en place à la Federal Trade Commission des États-Unis depuis 2003; et b) d’habiliter le commissaire à contraindre la production des renseignements utilisés dans les études de marché, plutôt que de limiter le Bureau aux renseignements accessibles au public ou à ceux qui ont été divulgués volontairement par les parties prenantes. En outre, le Bureau cherche à imposer aux organismes de réglementation fédéraux, provinciaux et municipaux l’obligation de répondre aux recommandations formulées par le Bureau à la suite des études de marché, une obligation qui refléterait des exigences semblables au Royaume-Uni et en Nouvelle-Zélande.

Échéancier

Le Ministre a déclaré que certaines mesures particulières pourraient être prises pour adapter la Loi dans les mois à venir, mais il ne s’est pas engagé à l’égard d’un calendrier ferme visant une réforme plus complète de la Loi. Bien que le Ministre ait indiqué que la réforme du droit de la concurrence est une priorité pour le gouvernement fédéral, le délai avant que des mesures concrètes soient prises en vue d’une réforme législative est incertain.

Pour obtenir d’autres renseignements sur l’examen de la Loi ou si vous avez d’autres questions sur le régime du droit de la concurrence du Canada, veuillez communiquer avec les membres du Groupe du droit de la concurrence et investissement étranger d’Osler.