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Application de la loi sur le crime en col blanc au Canada : quels sont les progrès réalisés?

Auteur(s) : Stéphane Eljarrat, Lawrence E. Ritchie, Malcolm Aboud, Sarah Firestone, Emilie Dillon, , Frédéric Plamondon

Le 11 janvier 2023

En 2022, il y a eu des développements importants dans la réglementation et l’application de la loi sur le crime en col blanc. Le régime d’accords de réparation du Canada a produit son premier accord de réparation approuvé par les tribunaux, et un deuxième est actuellement en instance d’approbation devant les tribunaux. Les efforts déployés depuis longtemps par la Commission Cullen chargée d’enquêter sur le blanchiment d’argent en Colombie-Britannique (la Commission Cullen) ont abouti à un rapport final publié cette année, auquel le gouvernement fédéral donne suite activement. Le projet de loi S-211 sur l’esclavage moderne au Canada est sur le point de prendre force de loi. Enfin, l’année 2022 a été marquée par certaines mesures d’application de la loi contre les crimes financiers complexes, attendues depuis longtemps, dirigées par la GRC, ainsi que par plusieurs nouvelles initiatives – notamment la création du Groupe consultatif spécial des Équipes intégrées-police des marchés financiers et de l’Agence canadienne des crimes financiers.

Accords de poursuite suspendue conclus avec succès

Près de quatre ans après la mise en place du régime canadien d’accord de poursuite suspendue – désigné sous le nom d’« accords de réparation » en vertu de la législation canadienne – deux premiers accords ont été conclus, dont l’un a déjà reçu l’approbation des tribunaux et le second est toujours en instance devant les tribunaux.

Ainsi que nous l’avons déjà évoqué en 20182020 et 2021, un accord de réparation est un accord volontaire suspendant les accusations criminelles en cours alors que des engagements précis que l’organisation doit respecter pour éviter une éventuelle condamnation au criminel sont souscrits.

Comme nous l’avons indiqué l’an dernier, le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec a invité SNC-Lavalin à entreprendre des négociations en vue d’un éventuel accord de réparation simultanément au dépôt d’accusations par la GRC le 23 septembre 2021. Le 6 mai 2022, SNC-Lavalin a annoncé avoir conclu un accord de réparation à l’égard des accusations de fraude portées contre deux divisions et deux dirigeants en lien avec le projet du pont Jacques-Cartier à Montréal.

La Cour supérieure du Québec a approuvé l’accord à la suite d’une audience qui a commencé le 10 mai 2022. Aux termes de cet accord, SNC-Lavalin versera près de 30 millions de dollars sur trois ans, somme qui couvrira les pénalités, les confiscations des biens et les réparations. L’accord prévoit notamment un paiement de 3,4 millions de dollars à la société Les Ponts Jacques Cartier et Champlain inc. en réparation du préjudice causé à cette société d’État, ainsi qu’un paiement de 5,4 millions de dollars à titre de suramende compensatoire au gouvernement provincial. De plus, la société SNC-Lavalin sera assujettie à des obligations de conformité supplémentaires et à une surveillance indépendante.

Le cabinet Osler a représenté Les Ponts Jacques Cartier et Champlain inc.

La GRC a annoncé un deuxième accord de réparation le 21 septembre 2022. Cette entente de suspension des procédures a été conclue dans le cadre d’accusations de corruption d’un agent public étranger ainsi que de fraude, portées contre la société montréalaise Ultra Electronics Forensic Technology inc. et contre quatre de ses anciens dirigeants, relativement à un contrat d’équipement de protection balistique pour la police nationale des Philippines. L’accord de réparation entièrement négocié a été conclu avec le Service des poursuites pénales du Canada en juillet 2022, deux mois avant que les accusations ne soient rendues publiques. Une audience devant la Cour supérieure du Québec visant à approuver cet accord a débuté le 28 septembre 2022 et une décision devrait être rendue plus tard cette année.

Le régime d’accord de poursuite suspendue ayant été lancé au Canada, nous nous attendons, au cours des prochaines années, à une augmentation importante du volume de dossiers corporatifs criminels confiés aux autorités policières en vue d’obtenir des accords hors procès. Conséquemment, nous nous attendons également à une augmentation tout aussi importante du nombre d’accusations portées pour crimes corporatifs contre des personnes physiques, ces dernières n’étant pas admissibles aux accords de poursuite suspendue. En outre, dans l’hypothèse d’une certaine résistance à l’approbation des accords de poursuite suspendue par le ministère public ou les tribunaux, les prochaines années pourraient également voir une augmentation du nombre d’accusations criminelles portées contre les personnes morales devant les tribunaux. Il est important de souligner qu’il n’est pas possible de conclure un accord de poursuite suspendue dans le cadre de toutes les accusations criminelles contre des personnes morales. Par exemple, les accords de poursuite suspendue ne sont pas envisageables dans le cadre d’infractions à la Loi sur la concurrence.

Réponse du Canada au rapport définitif de la Commission Cullen

Le 15 juin 2022, la Commission Cullen a publié son rapport définitif tant attendu (le Rapport de la Commission). Ainsi que nous l’avons indiqué l’année dernière et en 2020, la Commission Cullen a été créée en mai 2019 et dirigée par le juge Austin F. Cullen de la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour enquêter et déterminer où et comment le blanchiment d’argent a lieu dans la province. La Commission Cullen a également considéré les raisons pour lesquelles le blanchiment d’argent a été toléré, mais aussi la question de savoir si l’on peut l’éviter et comment.

Sur la base de son enquête, le Rapport de la Commission évalue que des milliards de dollars sont blanchis chaque année dans la province, exigeant une action ferme et décisive du gouvernement, des organismes d’application de la loi et des organismes de réglementation. Le Rapport de la Commission souligne que l’argent a été blanchi par le biais de l’immobilier, des casinos et de l’achat de produits de luxe dans la province. La Commission Cullen a formulé de nombreuses recommandations concernant la réglementation et l’application de la loi en matière de lutte contre le blanchiment d’argent pour l’avenir. Consultez notre article de blogue pour obtenir des renseignements supplémentaires sur le Rapport de la Commission et ses recommandations.

Bien que les conclusions du Rapport de la Commission se concentrent sur la Colombie-Britannique, les activités de blanchiment d’argent sont principalement réglementées au niveau fédéral. De son côté, le gouvernement fédéral a publié une déclaration à la suite de la parution du Rapport de la Commission, dans laquelle il accueille favorablement les conclusions de la Commission Cullen et s’engage à les examiner de près, afin de revoir et d’améliorer le régime canadien en matière de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPCFAT). Le gouvernement fédéral a indiqué qu’il prenait des mesures pour régler les problèmes soulevés par la Commission Cullen.

Évolution de la diligence raisonnable pour les chaînes d’approvisionnement

La législation proposée par le Canada sur le travail forcé et l’esclavage moderne a poursuivi sa progression au Parlement en 2022. Comme nous l’avons mentionné l’année dernière, le Canada a augmenté de façon constante les responsabilités potentielles des entreprises qui ne parviennent pas à assurer la conformité de la chaîne d’approvisionnement. Pour de plus amples informations, consultez notre discussion concernant le modèle d’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers du Canada de 2021 et sur la décision de la Cour suprême du Canada de 2020, selon laquelle les entreprises canadiennes peuvent être tenues civilement responsables au Canada des violations alléguées des droits de la personne à l’étranger. Diverses lois ont été proposées au niveau fédéral pour lutter contre le travail forcé ou le travail des enfants dans les entreprises et leurs chaînes d’approvisionnement. Vous trouverez de plus amples informations dans notre [article sur le commerce].

Avec l’adoption prévue de cette législation, les entreprises devraient évaluer soigneusement les risques à toutes les étapes de leurs chaînes d’approvisionnement et mettre en œuvre des mécanismes de surveillance appropriés dans le cadre de leurs relations avec les fournisseurs pour s’assurer de leur conformité.

Mesures récentes d’application de la loi

Cette année, le Canada a continué de faire l’objet de critiques concernant le manque de mise en application de la loi sur le crime en col blanc, notamment la corruption. Le dernier rapport de Transparency International (TI), intitulé Exporting Corruption 2022, a révélé une « application limitée » de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers (LCAPE), une situation inchangée par rapport aux conclusions du rapport de 2020. Dans un communiqué de presse suivant la publication du rapport, TI Canada a salué les accords de réparation récemment annoncés comme un « signe encourageant », mais a fait remarquer qu’il était « encore trop tôt pour dire s’il s’agit du début d’une tendance sérieuse en matière d’application de la loi. » TI a fait remarquer qu’il est « essentiel » d’augmenter les ressources destinées à l’application de la loi pour poursuivre les cas relevant de la LCAPE, et a suggéré aux législateurs d’examiner le bien-fondé d’autres outils de lutte contre la corruption, tels qu’une infraction de « défaut de prévention » pour les entreprises et la création d’un organisme de réglementation distinct afin de superviser les mesures de lutte contre la corruption. Pour en savoir plus sur le rapport de TI Canada, consultez notre article de blogue.

Malgré les conclusions de TI Canada, plusieurs mesures coercitives importantes ont été prises en 2022 au Canada. Outre les affaires SNC-Lavalin et Ultra Electronics déjà évoquées, l’Équipe intégrée de la police des marchés financiers (EIPMF) de la GRC a porté des accusations de fraude en juin 2022 au titre d’une enquête de plusieurs années sur Fortress Real Developments concernant un plan de placement hypothécaire consortial. En août 2022, l’EIPMF, en collaboration avec la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, a accusé quatre personnes d’actes frauduleux concernant les activités de promotion immobilière de Noble Developments et d’entreprises connexes. Par ailleurs, afin de se montrer plus proactive, l’unité de Toronto de l’EIPMF de la GRC a créé un Groupe consultatif spécial dans le cadre d’un projet pilote d’un an, pour aider la GRC à résoudre en temps réel les problèmes survenant lors d’enquêtes précises, et qui ont tendance à nuire à son aptitude à réagir le plus efficacement possible aux dossiers des cols blancs.

Le gouvernement fédéral s’est également engagé à faire des investissements importants dans les autorités chargées de l’application de la loi, comme la GRC et le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE). Le Budget de 2022 du gouvernement fédéral a annoncé un financement de 89,9 millions de dollars pour le CANAFE au cours des cinq prochaines années, afin de renforcer sa capacité à lutter contre les crimes financiers, et 200 millions de dollars sur quatre ans pour la création d’une nouvelle « Agence canadienne des crimes financiers ». Cette nouvelle agence réunira la GRC, le CANAFE et l’Agence du revenu du Canada pour enquêter sur des crimes financiers très complexes et permettra peut-être d’obtenir d’autres pouvoirs de mise en application de la loi.

Faits nouveaux récents en matière de privilège

Le 17 octobre 2022, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision historique, dans laquelle elle a statué que le fait de partager avec les autorités policières un rapport d’enquête interne, rédigé par un cabinet d’experts-comptables engagé par des avocats, ne constitue pas une renonciation au privilège au profit de tiers. Afin de rendre cette décision, la Cour s’est appuyée sur une affaire britannique au contenu similaire.

Cette décision est extrêmement importante pour les avocats spécialisés en droit pénal des affaires, en particulier lorsque la divulgation volontaire est prise en considération. Toutefois, elle n’aborde pas la question pratique des restrictions, le cas échéant, qui seraient appliquées lors de l’utilisation, par les autorités policières, d’informations privilégiées communiquées librement dans un contexte de divulgation volontaire. Reste à savoir si cette décision sera contestée devant la Cour suprême du Canada.

Conclusion

Si les deux dernières années de la pandémie mondiale ont préoccupé les gouvernements et les entreprises par de nouveaux défis, 2022 a permis de recentrer l’attention sur l’objectif que s’est fixé le Canada depuis longtemps, à savoir réformer et renforcer ses efforts d’application de la loi contre le crime en col blanc. En 2023, il faut s’attendre à la poursuite des efforts d’application de la loi et à de nouveaux résultats tangibles, en particulier au vu de l’augmentation de l’activité criminelle financière au cours des dernières années. Comme toujours, il est essentiel pour les entreprises de mettre en place de solides programmes de conformité pour atténuer les risques et mieux s’orienter dans un environnement de plus en plus réglementé.