Passer au contenu

L’évitement fiscal au Canada et l’avenir de la règle générale anti-évitement (RGAÉ)

Auteur(s) : Pooja Mihailovich, Amanda Heale

Le 11 janvier 2023

La Loi de l’impôt sur le revenu du Canada (la Loi de l’impôt) prévoit une règle générale anti-évitement (RGAÉ) qui peut annuler les avantages fiscaux découlant d’opérations d’évitement fiscal « abusives ». Il s’agit d’opérations qui répondent aux exigences de la loi, mais qui sont considérées comme étant contraires à l’esprit ou à la politique sous-jacente de la législation ou de ses dispositions particulières.

Dans l’Énoncé économique de l’automne 2020, le gouvernement fédéral a annoncé son intention d’entreprendre une consultation publique sur la modernisation des règles anti-évitement du Canada, y compris la RGAÉ. Dans le Budget de 2022, le gouvernement fédéral a maintenu son intention de « renforcer » la RGAÉ, mais a reconnu que la RGAÉ ne devrait pas affecter les arrangements commerciaux et familiaux légitimes.

En août 2022, le gouvernement a publié un document de consultation décrivant les modifications radicales qui pourraient être apportées à la RGAÉ (le document de consultation). Bon nombre des révisions suggérées dans le document de consultation sont susceptibles d’avoir une incidence sur la planification fiscale courante et d’affaiblir le principe établi de longue date, récemment confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Loblaw Financial Holdings, selon lequel les contribuables sont en droit de régler leurs affaires pour réduire au minimum l’impôt. Toute révision devra également être considérée dans le contexte d’une décision relative à la RGAÉ, attendue de la Cour suprême du Canada en 2023 dans l’affaire Deans Knight Corporation.

Le document de consultation

La proposition de la RGAÉ est fondée sur trois exigences : il faut qu’il y ait à la fois un « avantage fiscal » et une « opération d’évitement », laquelle est généralement une opération utilisée principalement à des fins d’impôts, et il faut démontrer que cette opération d’évitement, ou la série d’opérations dont elle fait partie entraîne un abus de certaines dispositions de la Loi de l’impôt ou de la législation dans son ensemble.

Le document de consultation indique des moyens pour élargir la RGAÉ, mais n’explique pas pourquoi le gouvernement estime que la loi actuelle ne répond pas à l’objectif de prévention de l’évitement fiscal abusif. Il n’explique pas non plus pourquoi la RGAÉ doit être modifiée pour traiter de manière générale les futurs différends potentiels, plutôt que d’aborder des questions précises en fonction des besoins au moyen de modifications législatives ciblant des dispositions particulières.

Le document de consultation recense 24 affaires de RGAÉ que l’administration fiscale a perdues (alors que la proposition de la RGAÉ a été soulevée par l’administration fiscale dans plus de 1 300 cas) et suggère une série de révisions visant à inverser les résultats de ces 24 affaires. Le document de consultation laisse entendre que toute mesure autre que celle visant à assurer que le gouvernement obtienne un succès universel dans toutes les affaires pour lesquelles il cherche à mettre en œuvre la RGAÉ est inacceptable. Le document de consultation suggère également, parmi d’autres changements de grande envergure, que les contribuables devraient assumer la charge à la fois de faire ressortir clairement les principes directeurs des dispositions pertinentes ou du régime législatif en cause, et de démontrer qu’il n’y a pas eu d’abus de ces dispositions ou de ce régime.

Les modifications apportées à une disposition telle que la RGAÉ ne devraient pas être motivées par le succès des contribuables dans un nombre restreint d’affaires. L’administration fiscale canadienne a échoué principalement dans des affaires où elle a été incapable d’établir que les principes directeurs des dispositions pertinentes correspondaient à ce que l’administration fiscale avait allégué. Par ailleurs, la proposition de modifier le fardeau de la preuve dans les cas de RGAÉ est incompatible avec le principe de la jurisprudence fiscale canadienne, selon lequel la partie ayant une meilleure connaissance du dossier en question devrait assumer un fardeau de la preuve plus important. L’administration fiscale est mieux placée que n’importe quel contribuable pour établir les principes directeurs des dispositions ou des régimes prévus par la Loi de l’impôt. Si l’administration fiscale a des difficultés à s’acquitter de ce fardeau, la solution consiste pour le Parlement à énoncer plus clairement l’économie de la législation sur laquelle il s’appuie – idéalement au moment de la promulgation.

Le document de consultation précise également que le gouvernement envisage d’ajouter une règle explicite qui intègre la « substance économique » dans l’analyse de la RGAÉ. À titre préliminaire, un manque de clarté subsiste concernant ce que l’on désigne par « substance économique » dans ce contexte ou, comment une telle règle fonctionnerait. En tout état de cause, un tel changement marquerait une évolution fondamentale de la politique fiscale. Les tribunaux canadiens ont explicitement et à maintes reprises affirmé qu’en l’absence d’une règle précise à l’effet contraire, les contribuables devraient être imposés en fonction des rapports juridiques et contractuels réellement établis.

Dans sa proposition sur le document de consultation, le cabinet Osler a déclaré au ministère des Finances que les changements suggérés à la RGAÉ étaient disproportionnés par rapport aux préoccupations soulevées par le gouvernement. Les mesures suggérées réduiraient considérablement la capacité des contribuables à planifier des opérations commerciales avantageuses sur le plan fiscal. Ces mesures sont donc contraires aux intentions déclarées par le gouvernement, aussi bien au moment de la mise en place de la RGAÉ que dans le document de consultation, à savoir laisser intacte la réduction légitime de l’impôt. En cas de mise en application, les modifications porteraient également atteinte à la jurisprudence établie de longue date en matière de RGAÉ, et compromettraient les principes mêmes de certitude et de prévisibilité que le gouvernement cherche à préserver.

Deans Knight Income Corporation

Le 2 novembre 2022, la Cour suprême du Canada a entendu un appel formé contre la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada c. Deans Knight Income Corporation. Cette affaire portait sur l’application de la RGAÉ à un accord de restructuration du capital. Devant la Cour d’appel, la Couronne a convaincu les juges de s’écarter de la norme juridique établie pour le contrôle des sociétés (soit un contrôle de jure ou un contrôle des voix) et d’utiliser une nouvelle norme de « contrôle effectif » pour décider que l’accord en question avait abusé des règles fiscales régissant la disponibilité et l’utilisation des pertes fiscales.

Le Tax Executives Institute (TEI) et la Chambre de commerce du Canada sont intervenus pour présenter des observations à la Cour suprême concernant la portée de la RGAÉ. En tant que représentant du TEI, Osler a fait valoir que la RGAÉ a pour véritable fonction de déterminer si les opérations sont abusives sur la base du régime législatif énoncé dans la loi. Il ne s’agit pas de remanier des régimes législatifs qui reposent sur des concepts juridiques bien établis et qui permettent des résultats fiscaux prévisibles tout simplement parce qu’un contribuable a entrepris une opération principalement motivée par des raisons fiscales. Le TEI a fait valoir que l’approche préconisée par la Couronne – selon laquelle les tribunaux interprètent et appliquent différemment les concepts juridiques de portée générale en fonction de la motivation fiscale – n’est pas réalisable, puisque de nombreuses opérations commerciales courantes sont mises en place pour réduire au minimum les impôts.

La Cour suprême fournira, espérons-le, de nouvelles directives sur la manière de déterminer l’objectif des dispositions fiscales pertinentes, le type de preuve extrinsèque pouvant être utilisé pour établir cet objectif et la barre du fardeau de la preuve à respecter pour établir l’évitement fiscal abusif.

Observations finales

Une décision dans l’affaire Deans Knight devrait être rendue en 2023. À ce titre, des directives de notre plus haut tribunal sur l’interprétation et l’application de la RGAÉ seront bientôt disponibles. Parallèlement, le gouvernement envisage d’apporter des changements fondamentaux à la RGAÉ elle-même. Ces deux nouveautés laissent présager des répercussions importantes sur la planification fiscale future – et finalement sur les litiges fiscaux.