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La Cour suprême des États Unis confirme que les règlements de litiges relatifs aux brevets par « paiement renversé » ne sont pas dispensés de l’examen en matière d’antitrust

Auteur(s) : Christopher Naudie, Michelle Lally, Vincent M. de Grandpré

18 juin 2013

Dans une décision importante touchant à la fois les droits de propriété intellectuelle et la politique sur la concurrence, la Cour suprême des États‑Unis a jugé le 17 juin à 5 contre 3 que les règlements de litiges relatifs aux brevets par « paiement renversé » ne sont pas dispensés de l’examen en matière d’antitrust et peuvent faire l’objet d’une analyse par la règle de raison pour déterminer s’il est probable qu’ils causent des préjudices anticoncurrentiels injustifiés. La décision de la Cour suprême signifie que les règlements par paiement renversé peuvent être contestés par les autorités de réglementation et les particuliers aux États‑Unis s’ils constituent une entente anticoncurrentielle entre des concurrents. La décision du tribunal devrait avoir des incidences considérables pour l’industrie pharmaceutique et d’autres titulaires de droits de propriété intellectuelle et pourrait amener des contestations semblables au Canada.

Dans l’arrêt Federal Trade Commission v. Actavis, Inc., 570 U.S. ___ (17 juin 2013) (slip. op.), la Cour suprême des États‑Unis a tranché le débat entre les tribunaux d’appel des États‑Unis sur l’application des lois antitrust aux règlements de litiges dans lesquels le contrevenant allégué (habituellement une société fabriquant des médicaments génériques) convient de ne pas commercialiser un produit breveté pendant un certain temps avant l’échéance du brevet en contrepartie d’un paiement important du titulaire du brevet (ce qu’on appelle le paiement renversé). À court terme, la décision de la Cour aura une incidence sur la structure de ces règlements liés aux brevets si le paiement renversé dépasse le coût du litige. À plus long terme, la décision de la Cour modifiera grandement les avantages pour les parties de régler le litige relatif aux brevets et pourrait même réduire les avantages de contester un brevet pour les sociétés fabriquant des médicaments génériques, comme l’avaient prédit les contestataires.  

Contexte

L’affaire Actavis faisait suite à deux règlements de litiges conclus par Solvay Pharmaceuticals avec les fabricants de médicaments génériques Actavis (auparavant Watson Pharmaceuticals) et Paddock Laboratories visant le produit de testostérone AndroGel. Après les demandes respectives de Watson et de Paddock auprès de la Food and Drug Administration pour obtenir l’approbation du lancement de versions génériques d’AndroGel, Solvay a entamé des actions en contrefaçon de brevet contre chacune d’entre elles. Après trois années de litige, les parties en sont venues à un règlement. Dans des ententes distinctes, Solvay a convenu d’accorder à Actavis et à Paddock des licences pour lancer une version générique d’AndroGel cinq ans avant l’expiration du brevet en contrepartie de sommes considérables. Les fabricants de produits génériques se sont aussi engagés à fournir certains services de marketing et de fabrication à Solvay.

La Federal Trade Commission (FTC) a contesté les règlements en vertu de l’article 5 de la FTC Act, qui interdit les agissements ou pratiques injustes ou trompeuses dans le commerce ou touchant le commerce. La FTC a affirmé que les règlements étaient anticoncurrentiels puisqu’il était improbable que Solvay gagne sa poursuite pour contrefaçon de brevet et donc qu’Actavis et Paddock auraient pu commencer à vendre leur formulation concurrente bien avant la date d’entrée sur le marché négociée. La FTC a affirmé que les règlements constituaient une tentative anticoncurrentielle de partager les profits obtenus grâce à un brevet qui, sans les conventions, aurait été jugée invalide par les tribunaux.

La District Court a rejeté la plainte pour omission de présenter une demande et la Court of Appeals for the Eleventh Circuit a confirmé la décision. Emboîtant le pas de la majorité des tribunaux des États‑Unis qui se sont penchés sur la question, la Cour d’appel a soutenu que, malgré quelques exceptions, les règlements qui n’étendent pas la portée exclusive des brevets ne sont pas assujettis à la contestation antitrust. Puisque la politique publique favorise le règlement des litiges, elle a soutenu que les parties ne pouvaient être tenues de poursuivre le litige pour éviter la responsabilité relative à la concurrence.

La décision de la Cour suprême dans l’affaire Actavis

La Cour suprême a renversé la décision de la Court of Appeals for the Eleventh Circuit. Au nom de la majorité, le juge Breyer a soutenu que le brevet AndroGel, s’il était jugé valide et contrefait, aurait pu permettre aux parties de conclure les règlements en question. Toutefois, de l’avis de la majorité, l’existence d’un brevet ne signifie pas que le règlement du litige ne doit pas subir d’examen en matière d’antitrust visant la validité du brevet ou la portée limitative réelle. La Cour suprême a formulé cinq séries de questions pour appuyer son avis qu’on n’aurait pas dû empêcher la FTC de poursuivre, malgré le fait que la politique judiciaire générale favorise le règlement des litiges :

  1. Les paiements renversés peuvent vraiment avoir une incidence défavorable importante sur la concurrence parce qu’on peut s’en servir pour acheter le droit exclusif de vendre un produit en incitant les contestataires de brevet les plus motivés à abandonner leurs efforts, particulièrement dans le contexte de la Hatch-Waxman Act.
  2. Il arrive que les conséquences sur la concurrence des paiements renversés soient justifiées, mais parfois elles ne le sont pas; les paiements renversés doivent alors être analysés. La Cour a donné des exemples de justifications légitimes potentielles des paiements renversés constituant uniquement : (i) une approximation des dépenses liées au litige épargnées grâce au règlement; ou (ii) la compensation d’autres services, comme la distribution ou le marketing.
  3. Si un paiement renversé risque de causer des dommages injustifiés à la concurrence, le titulaire du brevet a probablement le pouvoir de faire appliquer ces dommages. Ce pouvoir sur le marché se reflète dans la taille du paiement renversé et dans la capacité du titulaire du brevet de recouvrer le paiement renversé en fixant des prix supérieurs aux prix concurrentiels.
  4. Le litige visant la validité du brevet n’est habituellement pas nécessaire pour compléter l’analyse par la règle de la raison. Un paiement renversé élevé injustifiable suggère normalement que le titulaire du brevet a des doutes sérieux sur la validité du brevet et que l’objectif principal du paiement est de maintenir des prix supérieurs aux prix concurrentiels.
  5. Le litige visant le brevet peut être réglé sans paiement renversé, par exemple en acceptant l’entrée hâtive sur le marché avant l’expiration du brevet.

La Cour suprême a aussi rejeté la proposition de la FTC voulant que les règlements par paiements renversés soient présumés illégaux. De l’avis de la Cour, ces ententes devraient être examinées en vertu de la règle de la raison en matière d’antitrust, plutôt qu’en se servant de l’approche de visualisation rapide utilisée pour les ententes présumées anticoncurrentielles, parce que la [TRADUCTION] « probabilité qu’un paiement renversé ait des effets contre la concurrence dépend de sa taille, de sa portée relativement aux coûts futurs du litige prévus pour le payeur, de son indépendance par rapport à d’autres services pour lesquels cela pourrait constituer un paiement et de l’absence d’autres justifications convaincantes ».

Dans sa dissension, à laquelle se joignait deux autres juges, le juge en chef Roberts affirme qu’il aurait confirmé la décision de la Court of Appeals for the Eleventh Circuit parce que le règlement du litige en matière de brevet ne peut violer la loi sur la concurrence dans la mesure où le titulaire de brevet agit dans la portée de son brevet, sous réserve des exceptions classiques liées aux litiges injustifiés et aux brevets obtenus frauduleusement.

Bien que la Cour suprême des États‑Unis n’ait pas jugé que les règlements par paiement renversé doivent être présumés illégaux, les juges majoritaires ont mentionné qu’il pourrait être difficile que les règlements par paiement renversé résistent à un examen en matière d’antitrust si les paiements sont considérables. Par exemple, la Cour a déclaré :
 

               

[TRADUCTION] En lui-même, un paiement renversé inexplicablement élevé suggèrerait normalement que le titulaire du brevet a de sérieux doutes sur la survie du brevet. Ce fait suggère à son tour que l’objectif du paiement est de maintenir des prix supérieurs aux prix concurrentiels partagés par le titulaire du brevet et celui qui le conteste au lieu d’affronter un marché concurrentiel, ce qui constitue la conséquence contre la concurrence sous-jacente à l’affirmation de l’illégalité de la concurrence. Le propriétaire d’un brevet particulièrement précieux peut bien sûr affirmer que même un risque faible d’invalidité justifie un grand paiement. Quoi qu’il en soit, le paiement (s’il ne peut être expliqué autrement) vise probablement à prévenir le risque lié à la concurrence. Et, comme nous l’avons dit, la conséquence constitue le dommage contre la concurrence pertinente. Autrement dit, la taille du paiement renversé inexpliqué peut fournir un bon substitut à la faiblesse d’un brevet, sans forcer le tribunal à explorer plus en détail la validité du brevet.

Ceci encouragera certainement la FTC. Il n’est pas surprenant que, après la publication de la décision, la présidente de la FTC, Edith Ramirez, a déclaré victoire en affirmant : [TRADUCTION] « La décision de la Cour suprême est une grande victoire pour les consommateurs et les contribuables américains et pour le marché libre. La Cour a clairement indiqué que les accords de paiement visant à obtenir un délai conclus par des sociétés fabricant des médicaments brevetés et génériques peuvent faire l’objet d’un examen en matière d’antitrust et elle a rejeté la tentative des sociétés fabricant des médicaments brevetés et génériques de protéger ces conventions des lois antitrust. Avec cette décision, la Cour fait un grand pas vers le règlement d’un problème qui coûte 3,5 milliards de dollars par année aux Américains en raison du prix plus élevé des médicaments. »

La présidente Ramirez a également annoncé que la FTC irait de l’avant dans le litige Actavis. Il faudra voir la façon dont la District Court appliquera la décision de la Cour suprême aux règlements par paiement renversé de Solvay.

Incidence probable de l’arrêt Actavis sur les règlements et la Loi sur la concurrence au Canada

La décision de la Cour suprême des États‑Unis dans l’affaire Actavis devrait raviver l’intérêt du Bureau de la concurrence et des plaideurs privés canadiens envers l’incidence sur la concurrence des règlements par paiement renversé, qui n’a jamais été étudiée par un tribunal canadien. Toutefois, il existe des différences considérables entre la Hatch-Waxman Act des États‑Unis et le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), notamment l’existence de l’indemnité en vertu de l’article 8 en vertu du règlement canadien, ainsi que la faible présomption de validité des brevets canadiens. Ces deux éléments devraient avoir une incidence sur la façon d’analyser les règlements par paiement renversé au Canada.

En général, la Cour fédérale du Canada et le Tribunal de la concurrence avaient précédemment affirmé que l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle ne constituait pas en soi une pratique anticoncurrentielle, peu importe l’incidence sur la concurrence. Ce principe général se reflète dans les lignes directrices pour l’application de la loi en matière de propriété intellectuelle du Bureau. Le Bureau définit le simple exercice d’un droit de propriété intellectuelle comme l’exercice par le propriétaire de son droit d’empêcher de façon unilatérale d’autres personnes d’utiliser la propriété intellectuelle et l’utilisation ou non par le propriétaire de sa propriété intellectuelle. Le Bureau n’a pas indiqué s’il considère les règlements par paiement renversé comme plus que le simple exercice d’un droit de propriété intellectuelle ou si ces conventions peuvent être contestées en vertu des dispositions de l’article 45 (complot), de l’article 90.1 (accords entre concurrents), de l’article 79 (abus de position dominante) ou de l’article 32 (recours spécial) de la Loi sur la concurrence canadienne.

Selon nous, il serait improbable que le Bureau caractérise un règlement par paiement renversé qui ne retarde pas l’entrée sur le marché après l’expiration d’un brevet comme une restriction pure visant la concurrence devant être condamnée au criminel en vertu des dispositions de complot non discrétionnaires du Canada de l’article 45 de la Loi sur la concurrence. L’arrêt Actavis appuie cette façon de voir puisque la Cour suprême des États‑Unis affirme de façon explicite que les règlements par paiement renversé ne sont pas présumés illégaux et qu’une analyse par la règle de la raison devait être appliquée plutôt qu’une règle non discrétionnaire pour déterminer s’ils contreviennent à la loi en matière d’antitrust.

La disposition de la Loi sur la concurrence en vertu de laquelle il est plus probable que les règlements par paiement renversé soient contestés est l’article 90.1, qui permet au Tribunal de délivrer des ordonnances aux termes desquelles, sur demande du commissaire de la concurrence, il détermine qu’un accord empêche ou diminue sensiblement la concurrence dans un marché pertinent, un peu comme l’analyse par la règle de la raison des États‑Unis. Il est moins coûteux pour le commissaire de satisfaire le critère en vertu de l’article 90.1 que les dispositions de l’article 79 sur l’abus de position dominante, mais il ne comporte pas d’immunité explicite pour un geste posé uniquement pour l’exercice d’un droit ou dans la jouissance d’un intérêt obtenu en vertu des lois fédérales touchant la propriété intellectuelle (y compris la Loi sur les brevets). L’article 90.1 précise que « la réglementation de cet accès » fait partie des facteurs que le Tribunal peut évaluer lorsqu’il doit déterminer si un accord peut diminuer sensiblement la concurrence dans un marché. Ceci suggère que, dans le cas des règlements visant des brevets, le Tribunal évalue si l’incidence défavorable sur la concurrence résulte de l’accord entre les concurrents ou si elle découle simplement des droits visant le brevet, auquel cas elle ne serait pas attribuée à l’accord. Il est important de reconnaître qu’il n’existe pas de droit d’action privé en vertu de l’article 90.1 (ou de l’article 79) et le Tribunal doit se limiter à rendre des ordonnances empêchant une personne de faire quoi que ce soit en vertu de l’accord ou à obliger une personne (avec le consentement de cette personne et du commissaire) à prendre une mesure.

La Loi sur la concurrence contient également une disposition peu utilisée, l’article 32, qui accorde à la Cour fédérale des pouvoirs importants pour prévenir l’utilisation des droits de propriété intellectuelle dans le but de limiter le commerce ou de diminuer la concurrence indûment. Contrairement aux autres dispositions de la Loi sur la concurrence, le simple exercice d’un droit de propriété intellectuelle peut faire l’objet d’un examen en vertu de l’article 32. Bien que les recours de la Cour fédérale en vertu de l’article 32 soient larges, seul le procureur général du Canada peut entamer une procédure et, en pratique, il est probable qu’il ne le fasse qu’à la recommandation du commissaire de la concurrence. Le Bureau affirme s’attendre à ce qu’une action en vertu de l’article 32 « ne soit nécessaire que dans certaines circonstances bien précises » et il décrit les trois critères devant être remplis pour que le Bureau recommande une demande en vertu de l’article 32 : (i) le titulaire de la propriété intellectuelle doit occuper une position dominante sur le marché pertinent; (ii) la propriété intellectuelle doit représenter une ressource ou un intrant essentiel pour les entreprises qui évoluent sur le marché pertinent; (iii) le Bureau doit être satisfait que le fait d’invoquer un recours spécial ne nuise pas aux incitatifs à investir en recherche et développement dans le domaine économique.

Puisque l’article 32 a été peu utilisé, malgré le fait qu’il existe depuis 100 ans, on peut raisonnablement s’attendre à ce que l’examen futur par le Bureau des règlements par paiement renversé touchant des brevets soit mené en vertu de l’article 90.1 ou même de l’article 79. Toutefois, les plaideurs privés peuvent tout de même tenter de contester ces règlements par paiement renversé à titre de complot criminel en vertu de l’article 45, puisqu’il existe un droit d’action privé en vertu de l’article 36 à la disposition de toute personne qui allègue avoir souffert en raison d’une conduite criminelle en vertu de la Loi. Bien que la caractérisation de l’accord par le Bureau puisse avoir une certaine importance, on peut arguer qu’elle n’empêcherait pas une procédure privée. Compte tenu des tâches importantes liées aux règlements touchant la propriété intellectuelle, il pourrait être avantageux pour les plaideurs privés du Canada de contester les règlements par paiement renversé et ils pourraient faire valoir la décision de la Cour suprême des États‑Unis pour justifier le fait que ces règlements ne sont pas à l’abri d’un examen en matière d’antitrust.