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La décision relative au tabac : méga-procès et limites des recours collectifs?

Auteur(s) : Deborah Glendinning, Craig Lockwood

9 décembre 2015

L’une des plus importantes décisions de la dernière année pourrait modifier la façon dont les recours collectifs sont plaidés et jugés au Canada. Le 27 mai 2015, la Cour supérieure du Québec a rendu un jugement dans le cadre de deux des plus importants recours collectifs de l’histoire canadienne. Les procédures avaient été intentées en 1998 au nom de deux groupes distincts de fumeurs et d’anciens fumeurs. Regroupant en tout plus de 1 million de résidents du Québec, dont chacun alléguait souffrir d’une maladie liée à l’usage du tabac ou d’une dépendance au tabac; les deux recours visaient un recouvrement collectif auprès des trois fabricants de tabac canadiens pour des fautes civiles alléguées découlant d’une conduite remontant à 1950.

Fait à souligner, l’action cherchait à obtenir réparation pour « dommages moraux » (s’apparentant aux « souffrances et douleurs » dans les ressorts de common law), pour un montant de plus de 15 milliards de dollars, ainsi que des dommages-intérêts punitifs, uniquement dans le cadre d’un procès relatif aux questions communes (et à l’exclusion de tout procès individuel ultérieur). Les demandeurs n’ont pas présenté de preuve en leur nom ou au nom d’un seul membre de l’un ou l’autre des groupes. Les avocats des demandeurs se sont plutôt appuyés exclusivement sur la preuve d’expert et sur certains mécanismes prévus par la loi, qu’ils estimaient suffisants pour que la Cour puisse raisonnablement déterminer, à l'échelle du groupe, la faute, la causalité et le préjudice à l’égard de chacun des membres du groupe.

Questions soulevées dans la décision de principe

Même si le juge de première instance a fini par rejeter la plupart des allégations soulevées à l’encontre des trois fabricants de tabac défendeurs, il a conclu à la présence d’une faute à l’échelle du groupe, concernant le défaut des défendeurs d’informer adéquatement des risques causés par le produit (conclusion qui fait maintenant l’objet d’un appel à la Cour d’appel du Québec). Il a donc accordé plus de 15 milliards de dollars en dommages moraux et punitifs globaux. Même s’il a également ordonné l’exécution provisoire portant sur une partie de la somme totale accordée, soit la somme de 1 milliard de dollars, payable dans les 60 jours suivant le jugement, cette ordonnance a par la suite été annulée par la Cour d’appel du Québec.

Il s’agit d’une décision historique, non seulement en raison de sa portée sans précédent, mais aussi en raison des nouvelles questions juridiques qu’elle soulève. C’est le premier recours collectif lié à la responsabilité du fait du produit intenté dans toute l’histoire du Canada pour lequel des dommages-intérêts compensatoires ont été accordés globalement, dans le cadre d’un procès relatif aux questions communes, et en l’absence de preuve présentée par les membres du groupe. Cela pourrait donc laisser présager, dans les recours collectifs futurs et dans les mécanismes connexes prévus par la loi, y compris ceux qui sont envisagés par les lois provinciales en matière de protection du consommateur, l’attribution de responsabilité aux défendeurs et l’imposition de dommages-intérêts dans un contexte où les membres du recours collectif sont effectivement à l’abri d’un examen individuel.

Comme les tribunaux l’ont souvent répété, les recours collectifs ne sont destinés qu’à être des mécanismes procéduraux qui regroupent des personnes partageant un intérêt juridique. Ils ne visent pas à modifier les droits fondamentaux reconnus par la loi et dont bénéficient les parties, ni à exposer les parties à une responsabilité qui n’existerait pas autrement dans le contexte d’un recours individuel. Si les tribunaux permettent que des questions comme la causalité et le préjudice (qui ont traditionnellement été qualifiés d’« individuels », particulièrement dans le contexte de la responsabilité du fait du produit) soient abordées globalement, comment pourront-ils assurer que les principes fondamentaux d’équité procédurale et d’accès à la justice soient préservés pour les défendeurs dans un recours collectif? De plus, si cette approche « globale » doit effectivement être appliquée à l’avenir, les tribunaux adopteront-ils une approche plus stricte dans le cadre de l’autorisation d’un recours collectif afin d’assurer que « l’aspect commun » à tout le groupe existe vraiment à tous égards importants?

Une autre solution que pourraient adopter les tribunaux serait de considérer ce jugement comme une occasion de réitérer et de réaffirmer la nature purement procédurale du régime des recours collectifs, en visant à mettre en lumière les risques potentiels que comporte le regroupement de différentes catégories de membres ayant des revendications disparates. La décision fait actuellement l’objet d’un appel, et il est probable que plusieurs de ces questions seront tranchées par la cour d’appel en 2016 et au-delà, au gré du déroulement des procédures.

Remarque : Osler agit pour le compte d’Imperial Tobacco Canada Ltd.