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Tarifs américains sur l’acier et l’aluminium : des liens en matière de sécurité nationale justifient une exemption canadienne permanente

Auteur(s) : Nithya Anand

Le 4 juin 2018

Dans ce bulletin sur le commerce international, nous abordons les raisons de politique commerciale alléguées par l’administration américaine pour imposer des tarifs douaniers sur l’aluminium et l’acier (à savoir l’absence de progrès dans la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain [ALENA]), ce qui amoindrit toute justification juridique aux tarifs fondée sur la sécurité nationale. Nous abordons aussi la non-conformité des tarifs aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Depuis le 1er juin 2018, le Canada ne bénéficie plus de l’exemption temporaire des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium, appliquée par les États-Unis à plusieurs pays pour des raisons de sécurité nationale. Ces tarifs (10 % sur l’aluminium et 25 % sur l’acier) font suite à une enquête menée par le département du Commerce des États-Unis qui suggère de restreindre les importations de produits en acier, de l’aluminium brut et ouvré pour des raisons de sécurité nationale. Selon le département du Commerce, le niveau d’importation de ces produits affaiblit l’économie interne des États-Unis et menace de porter atteinte à la sécurité nationale.

L’administration américaine a mentionné explicitement que l’exemption du Canada et du Mexique était tributaire des progrès réalisés dans le cadre de la renégociation de l’ALENA. Initialement, l’exemption devait prendre fin le 1er mai, mais elle a été prolongée grâce aux progrès réalisés dans la renégociation de l’ALENA et la conclusion d’un accord de principe. Depuis, la probabilité qu’un ALENA renégocié se concrétise en 2018 a diminué et il semble que l’administration américaine augmente la pression sur ses partenaires de l’ALENA dans le processus de renégociation. On s’attend à ce que ces tarifs aient de fortes répercussions sur les producteurs d’acier et d’aluminium canadiens. Le Canada est le plus grand exportateur d’aluminium aux États-Unis, avec plus de 9,3 milliards de dollars en exportations l’année dernière. Il a aussi exporté une valeur de 5,5 milliards de dollars d’acier aux États-Unis en 2017, ce qui représente environ 15 % des importations américaines.

Hormis les raisons économiques et politiques, il est incontestable que le Canada devrait continuer d’être exempté de ces tarifs mondiaux en raison de son alliance stratégique forte avec les États-Unis en matière de sécurité nationale. Comme le mentionnait récemment le premier ministre canadien Justin Trudeau, l’alliance militaire des deux pays dure depuis un siècle. Ils se sont battus ensemble dans les tranchées et sur les grèves d’Europe pendant les deux guerres mondiales, et plus récemment en tant qu’alliés en Afghanistan, unissant leurs efforts pour combattre les organisations terroristes. Cette alliance a pris une forme institutionnelle dans divers comités de défense communs et d’organismes responsables de défendre le continent.

En outre, il est pour le moins incertain que les États-Unis[1] se soient conformés aux règles des accords de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) régissant le commerce international, qui permettent aux États membres d’imposer des tarifs temporaires pour protéger les « intérêts essentiels de [leur] sécurité ». Au contraire, il est évident que ces tarifs ont été imposés au Canada pour servir le programme commercial du président Donald Trump dans le cadre de la renégociation de l’ALENA.

Imposition de tarifs pour protéger la sécurité nationale

L’enquête du département du Commerce a été menée en vertu de l’article 232 de la Trade Expansion Act of 1962, en sa version modifiée (article 232). Comme nous l’expliquions plus en détail dans notre bulletin sur le commerce international publié après que le président Donald Trump ait ordonné la tenue d’enquêtes, cet article rarement invoqué permet au secrétaire au Commerce de mener des enquêtes en vue de déterminer l’effet des importations américaines d’un article sur la sécurité nationale des États-Unis. Le terme de « sécurité nationale » a été interprété au sens large par le département du Commerce, afin d’inclure [traduction] « la sécurité générale et le bien-être de certains secteurs d’activité, au-delà de ce qui est nécessaire pour se conformer aux exigences de défense nationale essentielles aux activités économiques et gouvernementales minimales. »[2] La disposition n’exige pas que les importations aient une incidence sur la sécurité nationale pour que des mesures soient prises. Au contraire, les importations n’ont qu’à « menacer de porter atteinte à » la sécurité nationale.3]

Les États-Unis ont le droit, en vertu des lois internationales et de l’OMC, d’imposer ou d’augmenter les tarifs douaniers pour des raisons de sécurité nationale. Plus précisément, l’article XXI b) de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et l’article XIVbis b) de l’Accord général sur le commerce des services offrent d’importantes exceptions permettant à un État membre de déterminer subjectivement les restrictions qu’il « estimera nécessaires » à la protection des « intérêts essentiels de sa sécurité ». Les États-Unis ont déjà affirmé que l’OMC n’était absolument pas compétente pour remettre en question la détermination d’un pays des intérêts de sa sécurité.[4]

La capacité des nations de recourir à des tarifs douaniers en invoquant le motif de la sécurité nationale est cependant limitée et restreinte, et l’on pourrait avancer que l’interprétation de l’article 232 par le département du Commerce va beaucoup plus loin que ces restrictions ne le permettent. Plus précisément, il est généralement admis que l’article XXI ne doit être invoqué que pour protéger les « véritables intérêts en matière de sécurité »[5] et non pour se retirer de façon détournée d’engagements pris auprès de l’OMC. Les rédacteurs de l’article XXI prévoyaient qu’il pourrait être utilisé de façon abusive, déclarant que :

[Traduction] Nous étions conscients qu’une exception trop large était hautement risquée. Nous ne pouvions pas simplement inscrire dans le traité : [empêchant] « une partie contractante de prendre des mesures relatives aux intérêts de sa sécurité », car cela aurait entraîné toutes sortes d’abus. Par conséquent, nous avons cru bon de rédiger des dispositions qui viseraient les véritables intérêts en matière de sécurité tout en limitant, en autant que faire se peut, ces exceptions de manière à empêcher, dans toutes les circonstances envisageables, l’adoption de mesures de protection visant le maintien des secteurs d’activité [...]. [N]ous ne pouvions la rendre si large que, sous prétexte de sécurité, des pays mettraient en place des mesures dont les fins seraient véritablement commerciales[6] [nous soulignons].

Grâce à une jurisprudence limitée, on pourra définir les facteurs qui serviront à délimiter les mesures prises à des fins de sécurité nationale par rapport à celles prises « sous prétexte de sécurité » en vue de protéger un secteur d’activité national d’un pays. Le président Donald Trump a néanmoins indiqué explicitement que ces récentes mesures commerciales avaient été prises, particulièrement à l’égard du Canada, à cause des progrès de la renégociation de l’ALENA qu’il juge trop lents, et que ces tarifs ne seront éliminés que si « un nouvel ALENA équitable est signé »[7]. Rien n’indique qu’un ALENA renégocié éliminera la menace ressentie pour la sécurité nationale américaine posée par les importations canadiennes d’acier et d’aluminium. Il semble donc que les tarifs douaniers imposés au Canada servent le programme des États-Unis en matière de politique commerciale plutôt que ses intérêts de sécurité nationale, comme cela a été prétendu. L’argument contre la justification juridique de telles mesures tarifaires s’appuie largement sur les liens profonds qui unissent le Canada et les États-Unis en matière de sécurité nationale, décrits ci-après.  

Liens en matière de sécurité nationale comme motif d’exemption pour le Canada

En ce qui concerne la sécurité nationale, le Canada et les États-Unis entretiennent une relation unique qui a permis d’établir une stratégie de défense exceptionnelle tant par sa dimension collaborative que synergique. Cette relation unique soutient l’argument voulant que les tarifs douaniers imposés aux importations canadiennes d’acier et d’aluminium pour protéger les intérêts de sécurité nationale des États-Unis ne soient pas autorisés en vertu des accords de l’OMC.

Les États-Unis et le Canada partagent une longue histoire de coopération militaire. Le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) en est probablement le meilleur exemple, et le plus institutionnalisé. Depuis 1958, la défense du continent nord-américain repose sur une responsabilité binationale ayant pour but l’alerte et le contrôle aérospatial ainsi que l’alerte maritime de l’Alaska, du Canada et du territoire continental des États-Unis. Cet accord a été renouvelé en 2006[8], et le NORAD continue de relever des gouvernements américains et canadiens. [9] Cet accord est unique dans le domaine de la sécurité intérieure, comme le soulignaient le premier ministre du Canada Justin Trudeau et le vice-chef d’état-major interarmées dans le cadre du soixantième anniversaire du NORAD le mois dernier.[10]

En plus de collaborer étroitement sur des missions, la coopération des deux pays est renforcée par le Cadre de travail des trois commandements (États-Unis, Canada et NORAD). Plusieurs plans de défense confidentiels laissent entendre que la protection conjointe du Canada et des États-Unis est une priorité.[11] En tout temps, plus de 700 membres des Forces armées canadiennes servent aux États-Unis, et plus de 100 militaires américains occupent des postes permutables au Canada.[12]

L’existence d’organisations nationales de sécurité intégrées comme le NORAD et la coopération actuelle et passée entre les deux pays soutiennent l’argument selon lequel les échanges commerciaux avec le Canada ne peuvent constituer une menace pour la sécurité nationale des États-Unis.

Conclusion

Même si le Canada a envisagé des mesures de représailles sévères contre les tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium, il est probable qu’il continue à demander une exemption permanente de l’application de ces tarifs imposés en vertu de l’article 232. Les liens profonds qui unissent les intérêts de sécurité nationale du Canada et des États-Unis pourraient renforcer cet argument. Les États membres de l’OMC semblent bénéficier d’une grande marge de manœuvre pour protéger les intérêts de leur sécurité au moyen de mesures relatives aux échanges commerciaux, mais il existe tout de même une limite à ce que les États peuvent faire. Une organisation telle que NORAD montre bien que les intérêts canadiens et américains en matière de sécurité sont interdépendants. Cela pourrait invalider le raisonnement sous-jacent à l’application de tarifs douaniers aux importations canadiennes. Il est peu probable qu’un tarif mondial qui n’exclut pas le Canada soit réellement « nécessaire » pour la protection des intérêts de sécurité des États-Unis.

 

[1] Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994, 15 avril 1994, Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, Annexe 1A, Recueil des traités des Nations Unies, Volume 1867, p. 188, Article XXI.

[2] Département du Commerce, Bureau of Export Administration, « The Effect of Imports of Iron Ore and Semi-Finished Steel on the National Security », octobre 2001 (disponible en anglais seulement).

[3] 9 U.S.C. § 1862(b)(3)(A)

[4] Index analytique de l’OMC du GATT, « Article XXI : Security Exceptions » (Exceptions concernant la sécurité), p. 603 (Index analytique de l’OMC) (disponible en anglais seulement). 

[5] Index analytique de l’OMC, « Article XXI: Security Exceptions », p. 600 (disponible en anglais seulement).

[6] Index analytique de l’OMC, « Article XXI: Security Exceptions », p. 600 (disponible en anglais seulement).

[7] Eric Martin et Andrew Mayeda, « Trump tweets no steel break for Canada without ‘new & fair’ NAFTA deal », The Financial Post, 5 mars 2018 (disponible en anglais seulement).

[9] Homeland Security Digital Library, « Terms of Reference: North American Aerospace Defend Command (NORAD) », 24 août 2016 (disponible en anglais seulement).  

[10] Consulter l’article du Département de la défense des États-Unis, « NORAD: 60 Years of Keeping North America Safe, Vice Chairman Says », 12 mai 2018 (disponible en anglais seulement) et la déclaration du premier ministre du Canada, Justin Trudeau, « Déclaration du premier ministre à l’occasion du 60e anniversaire du NORAD », 12 mai 2018.

[11] Framework for Enhanced Military Cooperation Among North American Aerospace Defense Command (Cadre d’amélioration de la collaboration militaire parmi le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord), Commandement du Nord des États-Unis et Commandement du Canada, septembre 2009 (disponible en anglais seulement).

[12] Défense nationale et les Forces armées canadiennes, « Relation de défense entre le Canada et les États-Unis », 4 décembre 2014.