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La CSC examine à qui le risque de perte causée par un chèque frauduleux est imputé : le tireur ou la banque?

Auteur(s) : Sonia Bjorkquist, Allan Coleman, Mary Paterson, Jennifer Thompson

Le 1er novembre 2017

Dans ce bulletin d’actualités

  • Dans l’affaire Teva Canada Ltée c. TD Canada Trust, la Cour suprême du Canada a précisé la défense de preneur « fictif » ou « qui n’existe pas » dans le cadre d’une poursuite pour détournement en vertu de la Loi sur les lettres de change (LLC).
  • La Cour a rejeté une approche objective pour déterminer si un preneur est une personne fictive en faveur d’une approche qui tient compte de l’intention du tireur.
  • La Cour a accepté que les preneurs « qui n’existent pas » englobent les preneurs que le tireur aurait pu raisonnablement confondre avec un preneur légitime. 

La fraude par chèque... ça arrive. Une fraude arrive parfois par le biais d’un stratagème dans le cadre duquel tant le tireur du chèque frauduleux que la banque d’encaissement qui négocie le chèque sont des victimes complètement innocentes d’un tiers. Dans un tel cas, à laquelle de ces parties innocentes la perte découlant de la fraude devrait-elle être imputée? La Cour suprême du Canada a examiné cette difficile question dans Teva Canada Ltée c. TD Canada Trust(Teva) et, dans une décision partagée à 5 contre 4, a confirmé ce qui suit :

a)         l’intention subjective du tireur de payer le preneur détermine si un preneur est « fictif » ou non;

b)         un preneur ne sera pas déclaré comme une personne « qui n’existe pas » s’il avait pu raisonnablement être confondu par le tireur avec un preneur légitime.  

Ainsi, un plus grand risque de fraude par chèque est imputé aux banques d’encaissement, puisque les circonstances dans lesquelles les banques d’encaissement pourront invoquer le paragraphe 20 (5) de la LLC comme moyen de défense dans une poursuite pour détournement sont limitées.

Contexte

Teva a été victime du stratagème de chèques frauduleux d’un de ses employés, M, à son lieu de travail. À l’aide de formulaires de demande de chèque, M a amené son employeur à émettre des chèques destinés à des preneurs dont les dénominations étaient semblables ou identiques à celles de clients réels de l’employeur, à qui aucune somme n’était pourtant due. M a alors enregistré les dénominations d’entreprise à son seul nom et ouvert des comptes dans plusieurs banques pour chaque entreprise individuelle. Après avoir déposé les chèques frauduleux aux banques d’encaissement, M s’est enfui avec une somme de 5 483 249,40 $.

L’employeur a intenté une action pour détournement contre les banques d’encaissement qui ont participé à la négociation des chèques frauduleux de M. Plus important encore, puisque le détournement est un délit de responsabilité stricte, le tireur n’est pas tenu de prouver la négligence de la part de la banque d’encaissement. Les éléments de la poursuite pour détournement seront satisfaits si une banque traite un chèque sur l’ordre d’une personne non autorisée, en encaissant le chèque et en remettant le montant à une personne autre que celle qui y avait légitimement droit, souvent sur la base d’un endossement falsifié ou inexistant. Cependant, il existe un moyen de défense efficace que prévoit le paragraphe 20 (5) de la LLC, qui stipule que si « le preneur est une personne fictive ou qui n’existe pas, [le chèque] peut être considéré comme payable au porteur ».

Par conséquent, le paragraphe 20 (5) de la LLC fait office de moyen de défense prévu par la loi, puisque les chèques traités comme payables au porteur sont négociés par simple livraison – sans endossement. Dans l’affaire Teva, ce point signifie que si l’on déterminait que les chèques frauduleux de M étaient payables à un preneur « fictif » ou « qui n’existe pas », les banques ne seraient alors pas coupables de détournement, puisqu’elles avaient droit de négocier les chèques à la faveur de M à titre de porteur (c.-à-d.  que M aurait été un détenteur régulier ayant droit au produit). En revanche, si les preneurs au titre des chèques de M n’étaient ni des personnes « fictives » ni des personnes « qui n’existent pas », les banques seraient coupables de détournement, puisqu’elles auraient négocié les chèques à la faveur de M sans l’endossement requis.

Puisque les termes « fictif » et « qui n’existe pas » ne sont pas définis dans la LLC, la question fondamentale dans Teva, tant pour les tribunaux d’instance inférieure que pour la Cour suprême, était la signification à attribuer à ces termes et leur application aux faits de cette affaire.

Deux approches afin de déterminer si un preneur est une personne « fictive » ou « qui n’existe pas »

La Cour était partagée dans l’affaire Teva, les motifs de la majorité et de la minorité soutenant des approches concurrentes permettant de déterminer si un preneur est une personne « fictive » ou « qui n’existe pas » aux fins du paragraphe 20 (5) de la LLC.

Approche de la majorité

Le test soutenu dans les motifs de la majorité, préparés par la juge Abella, comporte deux volets : l’analyse subjective et l’analyse objective.

  • Selon l’analyse subjective du « fictif », on s’interroge à savoir si le tireur avait l’intention de payer le preneur. Si la banque démontre que le tireur n’avait aucune intention en ce sens, le preneur est « fictif » et la banque n’est pas responsable.
  • Selon l’analyse objective du preneur « qui n’existe pas », on s’interroge à savoir si le preneur est ou non 1) un preneur légitime vis-à-vis du tireur; ou 2) un preneur qui aurait pu raisonnablement être confondu par le tireur avec un preneur légitime. Si l’une ou l’autre de ces conditions est remplie, alors le preneur ne satisfait pas aux exigences pour être déclaré comme une personne « qui n’existe pas » aux fins du paragraphe 20 (5) de la LLC.

La juge Abella a décrit trois motifs principaux pour l’adoption de cette approche permettant de déterminer si un preneur est une personne « fictive » ou « qui n’existe pas » :

  1. Elle était conforme à l’état actuel de la loi et il n’y avait aucun motif valable de mettre à l’écart la jurisprudence existante en créant une nouvelle version du cadre.
  2. Elle reflétait le critère antérieur en common law, que la LLC a voulu codifier, en ce sens qu’elle intégrait la connaissance et l’intention du tireur afin de déterminer si un tel tireur devrait ou non être préclus de contester le paiement du chèque au porteur.
  3. Elle reflétait une politique publique avisée en imputant le risque aux banques, parce que les banques peuvent répartir les pertes infligées par un chèque frauduleux entre leurs nombreux utilisateurs et qu’elles sont, par conséquent, bien placées pour gérer ces pertes au fur et à mesure qu’elles surviennent.

En appliquant ce test, la majorité a conclu que les preneurs au titre des chèques frauduleux de M n’étaient ni fictifs (parce que l’employeur avait l’intention de payer ces preneurs même si aucune somme légitime n’était due) ni des personnes qui n’existent pas (parce que l’employeur aurait pu raisonnablement confondre les preneurs avec ses clients réels). Par conséquent, la majorité a conclu que les banques étaient coupables de détournement.

Démarche des juges dissidents

En revanche, le test endossé dans les motifs des quatre juges dissidents, préparés par les juges Côté et Rowe, est entièrement objectif :

  • Premièrement, le preneur est une personne fictive s’il n’a pas droit au produit du chèque en l’absence d’une véritable opération ou somme due sous‑jacente.
  • Deuxièmement, le preneur est une personne qui n’existe pas lorsque, dans les faits, il n’existe pas au moment où est tiré l’effet de commerce (peu importe ce que le tireur sait ou croit).

Les juges Côté et Rowe ont soutenu cette approche comme faisant une rupture avec l’autorité judiciaire récente, faisant valoir que l’inclusion de l’intention du tireur dans le test pour déterminer si les preneurs sont des personnes fictives est le produit d’une interprétation initiale erronée du paragraphe 20 (5) de la LLC et qu’une approche objective pure refléterait mieux le sens ordinaire de cette disposition. Cette approche textuelle devrait être privilégiée dans le cadre de l’interprétation de la LLC parce que la LLC avait pour but de modifier, non pas simplement de codifier, la common law. Les juges dissidents sont également arrivés à la conclusion qu’une approche objective reflète une politique publique avisée, puisqu’elle imputerait le risque découlant des pertes infligées par une fraude par chèque à la partie la mieux placée pour déceler et minimiser ce risque (c.-à-d. le tireur). En revanche, selon les juges dissidents, l’approche majoritaire imputerait de façon inappropriée ce risque aux banques selon la présomption que ses clients peuvent agir effectivement comme les assureurs en aval pour une telle fraude par chèque.

En appliquant ce test, les juges dissidents ont conclu que les preneurs au titre des chèques frauduleux de M étaient des personnes fictives (parce qu’aucune opération réelle n’est survenue entre le preneur et l’employeur) ou qui n’existent pas (parce que le preneur n’existait pas au moment où le chèque a été tiré). Par conséquent, les juges dissidents n’auraient pas déclaré les banques coupables du détournement.

Répercussions

La décision dans Teva impute un plus grand risque de perte aux banques d’encaissement dans les cas de chèques frauduleux, parce qu’il est plus difficile pour les banques d’invoquer le moyen de défense de preneur « fictif » ou « qui n’existe pas ». Cependant, la décision dans Teva reflète un maintien du statu quo. La juge Abella a souligné que Teva s’aligne sur l’autorité judiciaire qui a « servi le milieu des affaires pendant 40 ans sans susciter de doléances majeures ». Néanmoins, puisque Teva confirme que la défense du preneur « fictif » ou « qui n’existe pas » pour détournement en vertu de la LLC dépend de l’intention subjective du tireur de payer ou de sa compréhension raisonnable de l’existence du preneur, elle pourrait aussi encourager les banques à adopter des politiques plus strictes dans le cadre de la négociation de chèques payables à des entreprises. Comme l’ont suggéré la majorité et la dissidence, cela pourrait entraîner à la fin des coûts plus élevés pour les consommateurs bancaires.