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La décision au sujet de Tsilhqot’in : rien de catastrophique

27 juin 2014

Malgré l'importante attention médiatique qu’a suscitée la décision de la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44 (la « décision »), elle constitue une répétition de la jurisprudence établie concernant le titre ancestral, qui a été élaborée au cours des décennies. La décision est historique parce que c’est la première fois qu’un tribunal reconnaît officiellement l’existence d’un titre ancestral, même si c'est en vertu d’un cadre juridique existant. Ce que les grands titres n’ont pas dit, c’est que la décision procure plus de certitude et de précision quant à l’application des lois et des régimes de réglementation provinciaux sur les terres visées par un titre ancestral. De plus, la décision en elle-même ne touche pas les terres visées par des « revendications » de titre ancestral, auxquelles l’obligation de consultation de la Couronne s’applique toujours.

Le procès, intenté par Roger William au nom du gouvernement de la Première Nation Xeni Gwet’in et au nom de la Nation Tsilhqot’in, portait sur une revendication demandant la reconnaissance du titre ancestral relatif à deux parcelles de terrain sur le territoire traditionnel des Tsilhqot’in. Les parcelles de terrain sont situées dans une vallée éloignée dans le centre de la Colombie-Britannique et étaient principalement composées de terrain inexploité.

La CSC a rendu sa décision le 26 juin 2014, accueilli l’appel et rendu le premier jugement déclarant l’existence d’un titre ancestral sur la zone en question, qui était d’une superficie relativement grande.

Résumé des faits

Depuis des siècles, la Nation Tsilhqot’in, un regroupement de six bandes semi-nomades, vit dans une vallée éloignée dans le centre de la Colombie-Britannique. En 1983, la Colombie-Britannique a accordé un permis commercial de coupe de bois sur des terres que les Tsilhqot’in considèrent faire partie de leur territoire ancestral. La bande s’y est opposée et a sollicité un jugement déclaratoire interdisant l’exploitation forestière commerciale sur le territoire. La négociation avec la province a mené à une impasse et la revendication territoriale initiale a été modifiée de manière à inclure une revendication du titre ancestral sur un territoire de plus de 4 380 kilomètres carrés, une zone un peu moins grande que l’Île-du-Prince-Édouard et qui comprend une petite fraction du territoire traditionnel des Tsilhqot’in. Les gouvernements fédéral et provincial ont contesté la revendication du titre. En 1998, le chef Roger William de la Première Nation Xeni Gwet’in a intenté une action au nom des Tsilhqot’in contre la Colombie-Britannique et le Canada.

Le procès a débuté en 2002 devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et a duré 339 jours sur une période de cinq ans. Le juge de première instance s’est rendu sur le territoire revendiqué et a entendu de nombreux témoignages des aînés, des historiens et d’autres experts. La Cour a jugé que l’« occupation » était établie dans le but de fonder l’existence du titre ancestral par la démonstration d’une utilisation régulière et exclusive de certains sites ou du territoire. Ainsi, le juge de première instance a conclu que les Tsilhqot’in avaient droit, en principe, à un jugement déclarant l’existence d’un titre ancestral sur une partie du territoire revendiqué ainsi que sur un petit secteur à l’extérieur de ce territoire.

En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que l’existence du titre revendiqué par les Tsilhqot’in n’avait pas été établie. La Cour d’appel a indiqué que les Tsilhqot’in pourraient éventuellement faire la preuve d'une occupation suffisante établissant l’existence d’un titre sur certains sites à l’intérieur du territoire revendiqué où les ancêtres des Tsilhqot’in utilisaient intensément une parcelle de terrain particulière dont les limites étaient raisonnablement définies au moment de la souveraineté européenne. En ce qui concerne le reste du territoire revendiqué, la Cour d’appel a indiqué que les droits des Tsilhqot’in étaient limités aux droits ancestraux de chasse, de piégeage et de récolte.

La décision de la CSC

La CSC a rejeté l’interprétation étroite faite par la Cour d’appel du titre ancestral et de l’occupation et appuyé la conclusion du juge de première instance selon laquelle les Tsilhqot’in avaient établi l’existence du titre ancestral sur le territoire revendiqué en question. Elle a indiqué qu’un jugement déclaratoire établissant le titre ancestral devrait être prononcé sur la partie du territoire revendiqué désignée par le juge de première instance. La décision est historique parce que c’est la première fois qu’un tribunal reconnaît officiellement l’existence d’un titre ancestral visant une parcelle de terrain spécifique. Toutefois, le concept juridique de titre ancestral s’est développé sur plus de quatre décennies depuis que la CSC a affirmé les droits fonciers ancestraux dans l’arrêt Calder c. Procureur général de la Colombie-Britannique; cette affaire a marqué le début de l’ère moderne des négociations de traités entre les gouvernements fédéral et provinciaux et les Premières nations non assujetties à des traités. Cette décision confirme et clarifie le droit en vigueur dans ce domaine.

Dans son analyse, la CSC a appliqué le critère relatif au titre ancestral énoncé dans l’arrêt Delgamuukw. Selon ce critère, pour établir le bien-fondé de la revendication d’un titre aborigène, le groupe autochtone qui revendique ce titre doit satisfaire aux exigences suivantes : i) il doit avoir occupé le territoire avant l’affirmation de la souveraineté; ii) si l’occupation actuelle est invoquée comme preuve de l’occupation avant l’affirmation de la souveraineté, il doit exister une continuité entre l’occupation actuelle et l’occupation antérieure à l’affirmation de la souveraineté; et iii) au moment de l’affirmation de la souveraineté, cette occupation doit avoir été exclusive. Le juge de première instance a conclu que l’occupation par les Tsilhqot’in était à la fois suffisante et exclusive au moment de l’affirmation de la souveraineté (comme l’a démontré la preuve d’une occupation continue plus récente), et la CSC s’est dite d’accord avec cette conclusion.

Dans le cas où l’existence du titre ancestral n’est pas établie, la CSC a confirmé l'exigence bien établie que l’honneur de la Couronne imposait au gouvernement une obligation procédurale de consultation et, s’il y a lieu, d’accommodement de l’intérêt autochtone non encore établi. Par contre, lorsque l’existence du titre a été établie, la Couronne doit non seulement se conformer à ses obligations procédurales, mais doit aussi s’assurer que la mesure gouvernementale proposée est fondamentalement conforme aux exigences de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Au moment où la province a délivré les permis commerciaux de coupe de bois, le titre revendiqué par les Tsilhqot’in n’avait pas encore été établi, et la CSC a conclu que l’honneur de la Couronne obligeait la province à consulter les Tsilhqot’in à propos des utilisations des terres et à trouver des accommodements à leurs intérêts. En ne faisant ni l’un ni l’autre, la province avait manqué à son obligation envers les Tsilhqot’in.

Une fois établi, le titre ancestral accorde le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres pour diverses fins, lesquelles ne se limitent aux utilisations traditionnelles ou distinctives. Les titulaires du titre ancestral ont le droit de décider de l’utilisation des terres et ont le droit de bénéficier des avantages que procure cette utilisation, sous réserve de l’exigence que ces utilisations respectent la nature collective du titre; cette condition signifie que le titre ancestral ne peut être cédé ni grevé d’une façon qui empêcherait les générations futures du groupe d’utiliser les terres et d’en jouir. La CSC a également dit qu’une fois l’existence du titre établie, il peut être nécessaire pour la Couronne de réévaluer sa conduite passée et de peut-être annuler des décisions qui portent indûment atteinte au titre ancestral. Ces commentaires rétrospectifs et prospectifs de la CSC feront sans doute l’objet d’interprétations et de litiges futurs.

Comme le titre ancestral confère au groupe autochtone le droit de contrôler le territoire, les gouvernements et les autres personnes qui veulent utiliser les terres doivent obtenir le consentement des titulaires du titre ancestral. Si le titulaire du titre ancestral ne consent pas à l’utilisation projetée des terres, le gouvernement doit établir que l’utilisation proposée est justifiée en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

La CSC a déclaré que, pour justifier des atteintes au titre ancestral au motif que l’atteinte sert l’intérêt général du public, le gouvernement doit respecter le cadre d’analyse de l’atteinte et de la justification énoncé à l’origine dans l’arrêt Sparrow. Pour justifier une atteinte au titre ancestral, le gouvernement doit établir : i) qu’il s’est acquitté de son obligation procédurale de consultation et d’accommodement; ii) que ses actes poursuivaient un objectif impérieux et réel; et iii) que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe. En évoquant les intérêts pouvant justifier une atteinte au titre ancestral, la CSC a fait référence à la décision qu’elle avait rendue en 1997 dans l’arrêt Delgamuukw :

Depuis Gladstone, l’éventail d’objectifs législatifs qui peuvent justifier une atteinte au titre aborigène est assez large. La plupart de ces objectifs peuvent être rattachés à la conciliation de l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les peuples autochtones avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, ce qui nécessite la reconnaissance du fait que les « sociétés autochtones distinctives existent au sein d’une communauté sociale, politique et économique plus large, communauté dont elles font partie » (au par. 73). À mon avis, l’extension de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique, le développement économique général de l’intérieur de la Colombie-Britannique, la protection de l’environnement et des espèces menacées d’extinction, ainsi que la construction des infrastructures et l’implantation des populations requises par ces fins, sont des types d’objectifs compatibles avec cet objet et qui, en principe, peuvent justifier une atteinte à un titre aborigène. Toutefois, la question de savoir si une mesure ou un acte donné du gouvernement peut être expliqué par référence à l’un de ces objectifs est, en dernière analyse, une question de fait qui devra être examinée au cas par cas. [Je souligne; soulignement dans l’original omis, par. 165]   

Les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux terres détenues en vertu d'un titre ancestral, sous réserve des limites constitutionnelles et du cadre d’analyse de l’atteinte et de la justification précisé dans l’arrêt Sparrow. La CSC a indiqué que, dans la présente affaire, le fait d’accorder à des tiers le droit de récolter du bois sur les terres des Tsilhqot’in constitue une atteinte grave qui ne sera pas justifiée à la légère. Pour pouvoir accorder de tels droits de récolte à l’avenir, le gouvernement devra établir qu’il poursuit par la récolte un objectif impérieux et réel.

En concluant que les dispositions de la Forest Act ne s’appliquaient pas aux terres détenues en vertu du titre ancestral, le juge de première instance a accordé une grande importance à l’arrêt R. c. Morris. Dans cette décision, la CSC a conclu que seul le Parlement a le pouvoir de déroger aux droits reconnus dans un traité parce que les droits issus de traités se rattachent au contenu essentiel de la compétence fédérale sur les « Indiens ». Toutefois, dans la décision, la CSC a expressément renversé la décision rendue dans l’arrêt Morris et déclaré que, dans la mesure où l’arrêt Morris appuie la proposition voulant qu’il soit catégoriquement interdit aux gouvernements provinciaux de réglementer l’exercice des droits ancestraux, y compris le titre ancestral, il ne devrait plus être suivi.

Incidences sur la mise en valeur des ressources

La décision est conforme, de manière générale, à la jurisprudence de la CSC relative aux droits et aux titres ancestraux. À l’exception de la conclusion de la CSC sur l’arrêt Morris, la décision n’entraîne pas de modification au droit en vigueur. Le titre ancestral doit être établi à l'égard d'un secteur particulier, et des preuves solides doivent étayer de telles revendications. Même si le critère fondé sur des preuves n’a pas changé, la CSC fournit des lignes directrices précieuses sur la façon dont les peuples semi-nomades peuvent revendiquer et prouver l’existence d’un titre ancestral. À cet égard, les concepts de suffisance, de continuité et d’exclusivité sont utiles pour examiner la question du titre ancestral. Ces lignes directrices sont pertinentes pour tous les territoires de compétence canadiens, y compris l’Ontario et les provinces de l’Atlantique où, contrairement aux idées reçues, des titres ancestraux ont été revendiqués. En Ontario, des groupes autochtones revendiquent des titres dans toute la province, dont une zone de 36 000 kilomètres carrés dans l’est de l’Ontario revendiquée par les Algonquins.

La décision confirme que les gouvernements peuvent porter atteinte à un titre ancestral établi, dans la mesure où ils peuvent satisfaire le critère de la « justification » (c.-à-d. un objectif gouvernemental réel et impérieux, et que la mesure gouvernementale est compatible avec toute obligation fiduciaire envers le groupe). La décision indique que les gouvernements pourraient vouloir tenir compte du critère de la « justification » lorsqu’ils s’engagent dans des activités législatives. Cette ligne directrice particulière devrait inciter tous les gouvernements à revoir en profondeur leurs lois touchant les terres, afin de s’assurer que les objectifs de ces lois sont clairs et non ambigus, car ils constitueront l’élément central de toute future justification.

La CSC a confirmé que l’obligation de consultation de la Couronne continue de s’appliquer aux activités ou aux décisions de la Couronne qui peuvent toucher un titre ancestral revendiqué, mais non encore établi.

La décision procure également une certitude réglementaire en établissant clairement que les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux terres visées par un titre ancestral, sous réserve des limites constitutionnelles. Pour déterminer si une loi provinciale s’applique à un domaine de compétence fédérale, la CSC a posé deux questions :

Premièrement, la loi provinciale touche-t-elle un aspect du contenu essentiel protégé de la compétence fédérale?

Deuxièmement, l’application de la loi provinciale pourrait-elle entraver de façon importante la compétence fédérale?

La CSC a conclu que les lois provinciales d’application générale devraient s’appliquer à moins qu’elles ne soient déraisonnables ou indûment rigoureuses ou qu’elles ne refusent aux titulaires du titre le recours à leur moyen préféré d’exercer leurs droits, et que ces restrictions ne puissent pas être justifiées.

Enfin, la CSC a affirmé que les gouvernements et les particuliers qui proposent d’utiliser ou d’exploiter la terre, que ce soit avant ou après une déclaration de titre ancestral, peuvent éviter d’être accusés de porter atteinte aux droits ou de manquer à l’obligation de consulter adéquatement le groupe en obtenant le consentement du groupe autochtone en question.


Groupe du droit des Autochtones d’Osler

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