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La décision Tervita de la Cour suprême du Canada fournit d’importantes lignes directrices sur les lois relatives aux fusions au Canada

30 janvier 2015

Rédigé par le groupe de pratique du droit de la concurrence et de l’investissement étranger d’Osler

Le 22 janvier 2015, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu une décision novatrice dans Tervita Corporation et al. c. Commissaire de la concurrence, 2015 CSC 3 (Tervita), rejetant la demande de longue date de la commissaire de la concurrence (la commissaire) visant à faire obstacle à une fusion dans le secteur de la gestion des déchets et à obtenir un dessaisissement.

Cette décision présente un intérêt considérable pour les parties à une fusion et pour leurs conseillers, étant donné que la CSC n’avait pas pris en compte les dispositions relatives aux fusions de la Loi sur la concurrence au cours de la dernière décennie. La CSC a fourni des lignes directrices qui seront appréciées, relativement à deux éléments importants du droit substantiel relatif aux fusions. Premièrement, il s’agissait de la première fusion contestée par la commissaire au motif exclusif que cette fusion empêcherait vraisemblablement la concurrence future plutôt qu’elle ne limiterait la concurrence actuelle, et la décision établit un cadre d’évaluation des perspectives de concurrence future. Deuxièmement, cette décision approuve sans réserve l’accès à la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’article 96 de la Loi, caractéristique exclusive du droit canadien en matière de fusions, qui a fait l’objet de litiges et de longs débats. Dans Tervita, la CSC présente aussi de nouvelles lignes directrices (bien que peu claires) sur le cadre d’analyse à utiliser pour évaluer les gains en efficience par rapport aux effets anticoncurrentiels.

Par ailleurs, cette décision risque d’alourdir de manière importante le fardeau des parties à une fusion. Dans ses lignes directrices sur la signification d’un empêchement sensible à la concurrence, la CSC a envoyé aux parties à la fusion un message selon lequel elles devaient faire un examen prospectif et tenir compte de la concurrence qui aurait pu exister, n'eût été la fusion, même si elle n’était pas imminente ou prévue. De plus, en approuvant l’accès à la défense fondée sur les gains en efficience, la CSC a semblé imposer un lourd fardeau à la commissaire, soit celui de quantifier les effets anticoncurrentiels d’une fusion, une fois que les parties à la fusion ont démontré l’existence de gains en efficience, même négligeables, découlant de cette fusion. Ce fardeau rendra encore plus difficile pour la commissaire la contestation de fusions dont les gains en efficience peuvent même être négligeables, et cela pourrait inciter la commissaire à élargir la portée des documents et de l’information exigés des parties à une fusion pendant l’examen de cette fusion.

Contexte

En janvier 2011, la commissaire a déposé auprès du Tribunal de la concurrence (le Tribunal) une demande visant à contester l’acquisition réalisée par CCS Corporation (CCS) de Complete Environmental Inc. (Complete) (Tervita était auparavant connue sous le nom de « CCS »). Même si cette transaction de 6,1 millions de dollars n’était pas subordonnée à une déclaration obligatoire aux termes de la Loi, les parties en avaient avisé de leur plein gré le Bureau de la concurrence avant de la conclure.

Tervita possède les deux seuls sites d’enfouissement de déchets dangereux du nord-est de la Colombie-Britannique. À la suite de cette transaction, Tervita a acquis la participation de Complete dans Babkirk Land Services Inc. (Babkirk), qui détenait un permis l’autorisant à aménager un nouveau site d’enfouissement sécuritaire dans le nord-est de la Colombie-Britannique. Au moment du projet de fusion, Babkirk avait pour plan d’affaires d’exploiter un site de biorestauration sur les lieux en question, plutôt qu’une décharge de déchets dangereux uniquement. Cependant, dans sa demande, la commissaire alléguait qu’en l’absence de fusion, Complete aurait probablement pénétré le marché desservi par Tervita, et que, n’eût été la fusion, les sociétés pétrolières et gazières du nord-est de la Colombie-Britannique qui doivent déposer des déchets dangereux dans un site d’enfouissement sécuritaire auraient profité des avantages concurrentiels qui auraient découlé de l’entrée de Complete sur le marché.1

Tervita a nié ces allégations et a invoqué la défense fondée sur les gains en efficience, caractéristique exclusive de la Loi sur la concurrence du Canada. En résumé, l’article 96 de la Loi prévoit que le Tribunal ne rende pas l’ordonnance prévue dans la Loi à l'égard d'une fusion qui a été jugée comme empêchant ou diminuant sensiblement la concurrence s'il conclut que les gains d’efficience résultant ou pouvant vraisemblablement résulter de la fusion neutralisent ses effets anticoncurrentiels.  

Le Tribunal était d’accord avec la commissaire et a conclu que la fusion allait vraisemblablement empêcher sensiblement la concurrence sur le marché en cause, aux termes de l’article 92 de la Loi. Le Tribunal a examiné les plans d’affaires antérieurs de Babkirk, qui démontraient que la société prévoyait exploiter une installation de biorestauration, plutôt que de faire concurrence à Tervita, et il a tiré ses propres conclusions en affirmant que l’entreprise de biorestauration aurait probablement fait faillite, à la suite de quoi, Babkirk aurait exploité les lieux en tant que site d’enfouissement sécuritaire, ou elle aurait vendu les installations à un tiers, qui se serait engagé dans ces activités. Le Tribunal a également statué que la défense fondée sur les gains en efficience, aux termes de l’article 96 de la Loi, n’est pas venue à la rescousse de la fusion, parce que l’efficience gagnée en raison de la fusion ne neutraliserait pas ses effets anticoncurrentiels. Cette conclusion a été établie, même si la commissaire n’a pas présenté de preuve détaillée permettant de quantifier les effets anticoncurrentiels probables de la fusion. Tervita a interjeté appel de la décision du Tribunal devant la Cour d’appel fédérale (CAF).

La CAF a confirmé la conclusion du Tribunal, selon laquelle la fusion allait vraisemblablement empêcher sensiblement la concurrence. La CAF a statué que le délai de pénétration du marché doit être clair et discernable, et que le fardeau de prouver que la cible était un nouveau venu prêt à pénétrer le marché, de telle façon que l’acquisition de cette entreprise empêchait sensiblement la concurrence, incombait uniquement à la commissaire. Cependant, la CAF a validé l’approche du Tribunal, qui avait procédé à un examen dont la portée dépassait les plans établis par les parties, en vue d’évaluer la façon dont le marché se serait développé et déployé, n’eût été la fusion.  

La CAF était en désaccord avec le Tribunal quant aux critères juridiques à appliquer pour évaluer et mesurer l’efficience quantitative et qualitative ainsi que les effets anticoncurrentiels d’une fusion, et elle a procédé à une nouvelle analyse. Même si la CAF n’a pas été en mesure d’évaluer objectivement les gains d’efficience quantifiables par rapport aux effets anticoncurrentiels parce que la commissaire n’avait pas quantifié ces effets anticoncurrentiels, elle a néanmoins conclu que les gains en efficience découlant de la fusion étaient « minimes au point d’être négligeables » et ne pouvaient raisonnablement avoir été pris en compte pour neutraliser les effets anticoncurrentiels. En conséquence, la CAF a rejeté l’appel et a confirmé l’ordonnance de dessaisissement du Tribunal (Tervita Corporation c. Commissaire de la concurrence, 2013 CAF 28 (CanLII).

La CSC statue sur le fait d’empêcher sensiblement la concurrence  

La CSC a exprimé son accord avec la CAF en validant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal, qui a évalué la façon dont le marché se serait vraisemblablement développé, et a rejeté l’argument de Tervita, selon lequel les prédictions du Tribunal devraient être fondées uniquement sur les actifs, les plans et les affaires des parties à la fusion, au moment de la fusion (parag. 69). La CSC a rappelé qu’il existe un délai au bout duquel les prédictions deviennent pure spéculation; elle a cependant convenu avec la commissaire que le Tribunal n’avait pas émis d’hypothèses, mais avait simplement conclu que la fusion empêcherait sensiblement la concurrence, compte tenu de la preuve (parag. 82).

La CSC clarifie l’application de la défense fondée sur les gains en efficience

Au sujet de l’importance de la défense fondée sur les gains en efficience, la CSC a invoqué la disposition sur l’objet de la Loi, à l’article 1.1, qui est de « préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne » (parag. 2). La CSC a souligné que : « Dans le contexte de l’économie canadienne relativement modeste, où le commerce international est important, le législateur reconnaît par la défense fondée sur les gains en efficience que, dans certains cas, le regroupement est plus avantageux que la concurrence » (parag. 87).

En accord avec l’analyse du Tribunal et de la CAF,la CSC a indiqué que la défense fondée sur les gains en efficience exige une « analyse visant à déterminer si les gains en efficience qu’entraîne le fusionnement, résultant de l’intégration des ressources, surpassent les effets anticoncurrentiels qui découlent de la diminution ou de l’absence de concurrence dans le marché géographique et dans celui du produit en cause » (parag. 90). En tirant cette conclusion, la CSC a affirmé que le Tribunal peut choisir entre différentes méthodologies possibles pour déterminer les gains en efficience aux termes de l’article 96, notamment le critère du « surplus total » et le critère des « coefficients pondérateurs » (parag. 91). Ce faisant, la CSC semble avoir manifestement évité le débat en cours entourant l’application de la défense, depuis son adoption par le Parlement, à savoir si le Tribunal et les Cours doivent tenir compte des effets du transfert de richesse découlant d’une augmentation du pouvoir de marché, ou seulement des effets modestes de l’efficience économique liée à la perte sèche.

Indépendamment des critères applicables, la CSC a statué qu’il incombe clairement à la commissaire de quantifier les effets anticoncurrentiels dans les cas où ces effets peuvent être raisonnablement quantifiés, et l’a énoncé en ces termes : 
 

       

Le fardeau de la commissaire consiste à quantifier au moyen d’estimations tous les effets anticoncurrentiels quantifiables. Les estimations sont acceptables, car l’analyse est prospective et s’intéresse aux effets anticoncurrentiels qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement. En outre, le calcul des effets anticoncurrentiels qu’exige l’art. 96 n’a pas la précision avec laquelle on peut examiner un fait survenu. Toutefois, pour s’acquitter de son fardeau, la commissaire doit fonder ses estimations sur une preuve qui peut être attaquée et soupesée. (parag. 125)

 

En l’espèce, la CSC a conclu que la commissaire avait simplement estimé l’incidence de certains prix et qu’elle n’avait pas effectué d’estimation de la perte sèche ou d’autres effets. En conséquence, la commissaire ne s’était pas acquittée du fardeau, aux termes de l’article 96.

La CSC n’a pas souscrit à la conclusion de la CAF, selon laquelle un effet quantifiable non quantifié devrait se voir attribuer une valeur « indéterminée »; elle était plutôt d’avis qu’« une omission à cet égard est une omission en droit, de sorte que les effets anticoncurrentiels quantifiables doivent alors être jugés nuls. En termes très simples, dans les cas où ce fardeau n’est pas acquitté, aucun effet anticoncurrentiel quantifiable n’est prouvé » (parag. 128). Comme l'indiquait la dissidence de la juge Karakatsanis, l’analyse de la CSC laisse entendre que l’omission de quantifier des effets quantifiables invalide la preuve selon laquelle il existait un effet anticoncurrentiel connu, d’une ampleur indéterminée. Il convient de souligner que, même si la CSC a entériné l'exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal pour déterminer ce qui se serait passé sur le marché, n’eût été l’acquisition, elle ne lui accorde pas ce pouvoir discrétionnaire pour établir que les effets anticipés connus, mais indéterminés, dépassent les gains en efficience « minimes au point d’être négligeables ».  

La CSC a également conclu qu’il n’est pas nécessaire que les gains en efficience dépassent considérablement les effets anticoncurrentiels pour que l’article 96 s’applique, et que si la commissaire a omis de s'acquitter de son fardeau, même un gain en efficience minime peut racheter un fusionnement anticoncurrentiel. Comme l’explique le juge Rothstein : « Il est donc possible, si les gains en efficience quantitatifs prouvés ne surpassent que de peu les effets anticoncurrentiels quantitatifs prouvés, que le Tribunal conclue tout de même que la défense prévue à l’art. 96 s’applique » (parag. 151).

Étant donné que la CSC a jugé que les effets anticoncurrentiels quantifiables non quantifiés étaient nuls, tout gain en efficience prouvé par l’appelante surpassait les effets anticoncurrentiels. En conséquence, la CSC a conclu que la défense fondée sur les gains en efficience s’appliquait, de façon à permettre la fusion, et a rejeté la demande de la commissaire.

 

Répercussions pratiques pour les parties à une fusion

  • Cette affaire démontre clairement que les transactions non subordonnées à une déclaration obligatoire peuvent s’attirer des contestations vigoureuses de la part du Bureau. La valeur de la transaction en l’espèce n'était que de 6 millions de dollars.  
  • La CSC a confirmé le pouvoir de la commissaire de ne pas s’en tenir qu’aux plans d’affaires établis pour déterminer si une fusion allait vraisemblablement empêcher sensiblement la concurrence. Les parties à une fusion devront en tenir compte lorsqu’elles évalueront les risques que comporte la réalisation d’une fusion.
  • La CSC a imposé à la commissaire le fardeau important de prouver les effets anticoncurrentiels quantifiables d'une fusion et de réfuter la défense fondée sur les gains en efficience, une fois que les parties à la fusion ont fait état de gains en efficience, même modestes. En conséquence, il est suggéré aux parties à une fusion d’inscrire les gains en efficience attendus dans les analyses de la concurrence qui accompagnent les avis de fusion, même lorsque ceux-ci sont relativement petits, et de présenter une analyse détaillée des gains en efficience prévus, dans les cas plus complexes. Les principes de la défense fondée sur les gains en efficience énoncés dans le jugement de la CSC s’appliquent aux fusions qui auront vraisemblablement pour effet de limiter ou d’empêcher sensiblement la concurrence, et qui sont visées par l’article 92 de la Loi, ainsi qu'aux ententes ou aux accords conclus entre concurrents pour empêcher ou limiter la concurrence, qui sont visés par l’article 90.1 de la Loi.
  • Les parties à une fusion complexe devraient s’attendre à devoir produire au commissaire des documents et des preuves qui aideront celui-ci à quantifier les effets anticoncurrentiels.  
  • La CSC n’a pas fourni de lignes directrices claires quant aux critères d’évaluation des gains en efficience par rapport aux effets anticoncurrentiels, et elle laisse aux parties à une fusion future le soin de faire valoir le critère des coefficients pondérateurs ou le critère du surplus total.  
  • Il s’agissait d’une autre défaite dans l’application de la loi pour la commissaire, et compte tenu des contestations suscitées par le rejet de la défense fondée sur les gains en efficience, il se peut que le Bureau envisage la possibilité d’apporter des modifications à la Loi.  

Auteurs

Associés : Michelle Lally (chef), Peter Franklyn, Peter Glossop, Christopher Naudie, Shuli Rodal


1 De manière significative, la commissaire a d’abord cherché à faire dissoudre la transaction ou à défaut, à obtenir un dessaisissement. Cependant, dans une décision provisoire, le Tribunal de la concurrence a conclu que les vendeurs n’avaient pas démontré que la demande de dissolution de la commissaire n’était pas véritablement fondée. Voir la publication d’Osler relative au Tribunal intitulée : Mise en garde aux vendeurs : le Tribunal de la concurrence valide la dissolution comme voie de recours possible à la suite d'une fusion déjà réalisée.