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Revendications de brevets à portée excessive : Le droit canadien peut s’inspirer des principes qui sous-tendent les arrêts des Cours suprêmes des États-Unis et du Royaume Uni

Auteur(s) : Daniel Hnatchuk, Hannah Goold, Vincent M. de Grandpré

Le 5 juin 2023

Une récente décision de la Cour suprême des États-Unis rappelle qu’aux États-Unis comme au Canada, la délivrance d’un brevet repose sur un marché : le demandeur doit divulguer complètement et clairement l’invention pour obtenir une exclusivité de 20 ans. Dans l’affaire Amgen v Sanofi, la Cour suprême a invalidé les revendications de brevets portant sur des millions d’anticorps parce que les brevets ne permettaient pas à une personne versée dans l’art dont relève l’invention de fabriquer et d’utiliser l’ensemble de la catégorie d’anticorps revendiquée. Pour les demandeurs et les plaideurs canadiens, l’arrêt Amgen confirme qu’un brevet peut être invalidé si ses revendications ont une portée excessive.

Que s’est-il passé dans l’affaire Amgen?

Amgen détenait deux brevets pour des anticorps qui lient et bloquent la protéine PCSK9 participant au maintien du LDL, soit le « mauvais » cholestérol. Les brevets décrivaient de façon complète la structure de 26 anticorps propres à une région cible ou « zone d’impact » (sweet spot) de la PCSK9. Les brevets se voulaient également une description de deux méthodes de fabrication d’anticorps supplémentaires remplissant les mêmes fonctions. Il a été prouvé que ces méthodes étaient courantes et bien connues dans l’art, mais qu’il faudrait beaucoup de temps et d’efforts pour générer et cerner la catégorie complète d’anticorps revendiqués.

Sur la base de ces faits, la Cour suprême a confirmé les décisions des instances inférieures selon lesquelles les revendications d’Amgen n’étaient pas correctement couvertes. En vertu de l’article 112 du Titre 35 du United States Code, un demandeur de brevet est tenu de décrire l’invention en termes complets, clairs, concis et exacts afin de permettre à toute personne versée dans l’art dont relève l’invention de la réaliser et de l’utiliser. Le tribunal de première instance a comparé l’information fournie dans le mémoire descriptif d’Amgen à la fourniture « d’une serrure et d’un trousseau avec un million de clés » : une personne versée dans l’art dont relève l’invention qui chercherait à l’utiliser devrait essayer chaque clé pour voir si elle convient. En réalité, si l’on pousse l’analogie un peu plus loin, il aurait fallu que cette personne fabrique d’abord un million de clés pour voir si elles fonctionnent.

La situation fâcheuse dans laquelle Amgen se retrouve vient du fait qu’elle a revendiqué l’invention en termes fonctionnels : elle a revendiqué tous les anticorps qui se lient à la « zone d’impact » de la protéine PCSK9, indépendamment de leur configuration ou du fait qu’Amgen les ait fabriqués ou non. De ce point de vue, Amgen a divulgué relativement peu d’information tout en revendiquant beaucoup. Il est important de noter qu’Amgen n’a pas décrit de qualité ou de principe général commun pour suggérer quels anticorps fonctionneraient – peut-être en relation avec leur structure pliée ou l’emplacement d’acides aminés clés ayant une charge ou une hydrophobicité particulière – ce qui laisse aux chercheurs peu d’information utile avec laquelle travailler.

En rejetant l’action d’Amgen, la Cour suprême des États-Unis a ainsi confirmé deux principes :

  • « [Traduction libre] Plus le monopole que l’on demande [par voie de brevet] est vaste, plus on doit donner en retour. » Le marché sous-tendant un brevet exige que le public bénéficie d’une information complète. Pour les revendications portant sur une catégorie étendue d’anticorps, la description doit permettre de couvrir l’ensemble de la catégorie.
  • Les inventeurs ne sont pas tenus de décrire tous les modes de réalisation possibles de l’invention, et seuls quelques exemples suffisent à les couvrir tous, à condition que la description divulgue « [Traduction libre] une qualité générale [...] commune à la catégorie qui lui confère une aptitude particulière à l’usage particulier ». S’il revendique une catégorie étendue, le demandeur doit également décrire ou identifier une qualité commune à chaque réalisation fonctionnelle. Si l’on reprend l’analogie, lorsqu’on revendique une catégorie de clés, on doit identifier la qualité commune à toutes les clés qui fonctionnent, et non se contenter d’identifier le trou de la serrure.

Comment un tribunal britannique traiterait-il les revendications de type Amgen?

La question de la validité de revendications telles que celles en cause dans l’affaire Amgen s’est également posée au Royaume-Uni. Dans l’affaire Regeneron [PDF] de 2020, la Cour suprême du Royaume-Uni a invalidé une revendication portant sur une gamme de souris génétiquement modifiées pour cause de portée excessive, ce qui constitue une forme d’insuffisance. Le tribunal a estimé que la revendication n’était pas valide parce qu’une personne versée dans l’art dont relève l’invention n’aurait pas été en mesure, à la lecture du brevet, de fabriquer toutes les souris couvertes par la revendication. Ce faisant, le tribunal a estimé que le monopole dont jouit le titulaire d’un brevet ne doit pas dépasser l’étendue de sa contribution à l’art. Parallèlement aux motifs invoqués dans l’affaire Amgen, le tribunal a noté que les revendications portant sur une série de réalisations pouvaient au contraire s’appuyer sur un « principe d’application générale » (principle of general application) pour couvrir toute la gamme de réalisations visées par la revendication.

Qu’en est-il au Canada?

Au Canada, les parties qui contestent des brevets à portée excessive peuvent le faire sur la base de deux motifs : l’insuffisance et la portée excessive. La divulgation d’un brevet est insuffisante si elle ne décrit pas complètement la façon de réaliser ou d’utiliser l’invention revendiquée. Une revendication peut également avoir une portée excessive si elle revendique des réalisations que l’inventeur n’a pas inventées ou divulguées. Ainsi, l’insuffisance et la portée excessive peuvent être considérées comme les deux faces d’une même médaille, la première se rapportant à une description insuffisante par rapport à ce qui est revendiqué et la seconde à une revendication excessive par rapport à ce qui est divulgué.  Ces deux questions juridiques dépendent fortement des faits.

Le droit canadien relatif à la portée excessive des brevets semblait non fixé jusqu’en 2021, date à laquelle la Cour d’appel fédérale a réaffirmé, dans l’affaire Seedlings, que le marché sous-tendant les brevets soulignait la nécessité que les revendications de brevet soient proportionnées à l’invention qui a été réalisée et divulguée dans le mémoire descriptif. Malgré les indications de la Cour d’appel, des questions subsistent quant à la manière d’évaluer si les revendications sont bien proportionnées à une invention. 

Les décisions dans les affaires Amgen et Regeneron laissent entrevoir une évolution possible du droit canadien. Les principes énoncés par les plus hauts tribunaux de ces pays habituellement influents renforcent le principe selon lequel des revendications de brevet à portée étendue et insuffisamment liées à la contribution et à la divulgation de l’inventeur compromettent le marché sous-tendant le brevet et constituent une mauvaise politique.  Pour les demandeurs de brevet, les leçons sont claires : revendiquer à la fois de manière étroite et étendue, et veiller à ce que les revendications à portée étendue visant des catégories de produits soient étayées par une information complète, y compris une caractéristique commune qui permettrait à une personne versée dans l’art dont relève l’invention de mettre en pratique toute la gamme des réalisations couvertes par l’invention.