Passer au contenu

La Commission du droit de l’Ontario recommande des changements radicaux au droit de la diffamation afin de relever les défis que pose l’ère d’Internet

Auteur(s) : Kevin O’Brien, Karin Sachar, Graeme Rotrand

Le 13 mars 2020

Le 12 mars 2020, la Commission du droit de l’Ontario (CDO) a publié son rapport final très attendu sur le droit de la diffamation à l’époque d’Internet (ainsi qu’un résumé de ses recommandations). La CDO, organisme voué à la réforme du droit, a pour mandat d’améliorer l’accès à la justice et de promouvoir les réformes législatives en Ontario. 

Le rapport final est le point culminant d’un processus étalé sur quatre ans, au cours duquel la CDO a examiné ce qui serait la meilleure façon de réformer le droit en matière de diffamation en Ontario, à la suite de la révolution sociale et technologique qu’a provoquée Internet. Ce rapport reconnaît qu’« Internet est devenu la scène sur laquelle la plus grande partie, voire la totalité, des diffamations ont lieu », ce qui « a eu des répercussions sans précédent sur les deux valeurs principales sous-jacentes en droit de la diffamation : la liberté d’expression et la protection de la réputation ». 

Après avoir examiné un vaste éventail de questions de fond et de questions de procédure, la CDO a publié un rapport final énonçant 39 recommandations visant à réviser le droit relatif à la diffamation, à favoriser l’accès à la justice et à impliquer des intermédiaires d’Internet pour traiter les propos diffamatoires sur Internet.

Voici les recommandations les plus notables :

  1. abroger la Loi sur la diffamation (Libel and Slander Act, [LSA] 1990) en vigueur pour la remplacer par une nouvelle Loi sur la diffamation (Defamation Act);
  2. imposer des obligations positives aux intermédiaires d’Internet (p. ex. Facebook et Twitter) afin de faciliter la remise d’avis de plainte de la partie diffamée à la personne qui a affiché le contenu, et exigeant le retrait du contenu diffamatoire dans les cas où la personne qui a affiché le contenu ne réagit pas à l’avis dans les deux jours qui suivent;
  3. faciliter, pour les parties, l’obtention d’ordonnances provisoires et interlocutoires visant le délistage de contenu diffamatoire (ordonnances qui ont été extrêmement difficiles à obtenir par le passé);
  4. prévoir qu’une action en diffamation puisse être intentée uniquement contre une partie qui a accompli l’« acte intentionnel » de communiquer des propos particuliers (ce qui supprime efficacement la responsabilité potentielle des intermédiaires qui ne font qu’« héberger » les propos, mais ne jouent aucun rôle actif dans leur publication);
  5. recommander l’éventuel établissement d’un tribunal gouvernemental de « règlement de différend en ligne », qui offrirait un forum rapide et peu coûteux pour régler les plaintes en diffamation et les autres formes de préjudice en ligne, comme solution de rechange aux longues et onéreuses procédures judiciaires.

Ce rapport fait également un certain nombre de recommandations moins spectaculaires dans l’immédiat, mais non moins importantes, notamment : (i) l’élimination de la distinction historique entre « libelle » (libel) et « diffamation » (slander), pour les remplacer par le seul terme de « diffamation » (defamation); (ii) remplacer la défense de « commentaire loyal » par une nouvelle défense d’« opinion », ce qui supprimerait l’obligation, pour le défendeur, de faire la preuve de sa « croyance honnête objective » dans l’établissement de sa défense.

Résumé des principales recommandations

Nouveau régime d’avis et limites des revendications

  • Régime d’avis étendu : La LSA comporte actuellement un régime d’avis selon lequel aucun recours ne peut être intenté pour libelle contre un journal ou un diffuseur, à moins qu’un demandeur ne donne un avis à un défendeur dans les six semaines qui suivent la prise de connaissance du libelle allégué par le demandeur. Il n’y a pas d’obligation d’avis relativement aux actions en diffamation à l’extérieur de ce contexte (p. ex. pour les messages diffamatoires affichés par des entreprises ou des particuliers dans les médias sociaux). La CDO recommande que l’obligation d’avis existante soit supprimée, et qu’un nouveau régime d’avis soit élaboré et devienne applicable à toutes les publications, peu importe qui en est l’auteur ou qu’il s’agisse de publications en ligne ou hors ligne. Un demandeur ne pourra pas intenter d’action en diffamation avant quatre semaines après la remise de l’avis de plainte au diffuseur de la diffamation alléguée.
  • Adoption d’une règle de « l’unicité de la diffusion » : la CDO recommande de prévoir l’existence d’une seule cause d’action pour la diffusion de propos et la rediffusion des mêmes propos par le même diffuseur. Le délai de prescription pour une action en diffamation (que l’on aborde ci-dessous), commencerait à la date à laquelle le demandeur a découvert, ou aurait dû raisonnablement découvrir, la première diffusion des propos.
  • Établissement d’un seul délai de prescription : à l’heure actuelle, les plaintes en diffamation relatives aux diffusions dans les médias doivent être déposées dans les trois mois qui suivent. La CDO recommande de supprimer cette distinction de sorte que le délai de prescription de deux ans en vertu de la Loi de 2002 sur la prescription des actions puisse s’appliquer à toutes les diffusions.

Nouvelles responsabilités légales pour les plateformes des intermédiaires et processus moderne pour régler en ligne les différends en diffamation

Dans le cadre du nouveau régime d’avis, la CDO recommande que les nouvelles responsabilités légales soient imposées aux plateformes des intermédiaires. Plus particulièrement, la CDO recommande que les plateformes des intermédiaires soient tenues d’établir un régime de notification et de retrait pour les plaintes en diffamation déposées par des résidents de l’Ontario. Quelques points clés :

  • Les obligations de notification et de retrait seraient imposées aux plateformes Internet d’intermédiaires hébergeant directement du contenu généré par des utilisateurs, mais non aux fournisseurs de services Internet, ni aux moteurs de recherche (comme Google), en l’absence d’une ordonnance d’un tribunal enjoignant le retrait du contenu illégal.
  • Les intermédiaires Internet (p. ex. Facebook et Twitter) devraient offrir un lien sur leur site, où les personnes pourraient présenter des avis de plainte relativement à des propos diffamatoires, et auraient l’obligation prévue par la loi de déployer tous les efforts raisonnables pour faire parvenir promptement un avis de plainte d’un demandeur au diffuseur (sans obligation d’évaluer le bien-fondé de la plainte).
  • Les intermédiaires auraient le droit de facturer des frais administratifs (fixés par règlement) pour le dépôt d’un avis, mais ils seraient tenus responsables de dommages-intérêts préétablis s’ils ne respectent pas les obligations relatives à l’avis.
  • Si les diffuseurs ne répondaient pas à l’avis de plainte dans les deux jours qui suivent, l’intermédiaire devrait retirer le contenu.
  • Si le diffuseur répondait à l’avis dans les deux jours qui suivent, alors il n’y aurait pas de retrait. Les diffuseurs ne seraient pas tenus de justifier leur contenu. Une réponse signifiant simplement le désaccord avec le contenu ou demandant que le contenu reste en ligne serait suffisante pour empêcher le retrait du contenu. À ce stade, si le demandeur voulait poursuivre les démarches, il serait tenu de traiter directement avec le diffuseur.
  • Si l’intermédiaire n’était pas en mesure de transmettre l’avis au diffuseur, ou si le diffuseur ne répondait pas dans les deux jours qui suivent, l’intermédiaire devrait retirer le contenu prétendument diffamatoire.
  • Le processus de retrait serait conçu de façon à protéger l’anonymat des diffuseurs. Il y aurait des mesures en place pour protéger les diffuseurs de plaintes abusives, y compris une procédure de rétablissement lorsque le diffuseur avait des motifs impérieux de manquer la date butoir et que c’était techniquement possible. De plus, le diffuseur aurait un recours établi en dommages-intérêts contre les demandeurs qui déposeraient des avis de mauvaise foi, ou sans croyance raisonnable du fait que le contenu en question serait diffamatoire.

La CDO croit que cet avis et le régime de retrait offriront aux demandeurs une méthode rapide et peu coûteuse de réprimer l’atteinte à la réputation dans les cas où les diffuseurs ne sont pas suffisamment investis dans le contenu pour en contester le retrait, et de conserver les ressources des tribunaux pour des affaires plus complexes ou de valeur plus élevée.

Éléments substantiels du droit de la diffamation

La CDO ne recommande pas de révision complète des principes juridiques de fond, car elle considère que les récentes réformes législatives et en common law aux éléments substantiels du droit de la diffamation (p. ex., l’établissement, par la Cour suprême, de la défense de communication responsable, le renforcement de la défense de commentaire loyal, et l’adoption de la législation anti-bâillon) établissent un juste équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression. Cependant, elle émet un certain nombre de recommandations sur les changements aux principes de fond, notamment :

  • Restreindre la définition de « diffuseur » : en common law, le terme « diffuseur » est défini de façon très large et désigne les personnes qui répètent, rediffusent, avalisent ou autorisent un message diffamatoire qui, dans le contexte en ligne, pourrait englober les intermédiaires Internet. La CDO recommande de remplacer la large définition en common law de « diffuseur » par la définition plus étroite prévue dans la loi, limitée aux acteurs ayant l’intention de communiquer des propos précis au moment de la diffusion. Ce changement placerait complètement la responsabilité du contenu diffamatoire en ligne sur les épaules de la personne qui diffuserait le contenu, plutôt que sur l’intermédiaire qui l’héberge.
  • Abolir la distinction entre « libelle » et « diffamation » : la CDO recommande que la LSA en vigueur soit abrogée et remplacée par une nouvelle Loi sur la diffamation, abolissant la distinction entre « libelle » (libel) et « diffamation » (slander), pour établir le délit unique de diffamation.
  • Assouplir les exigences dans l’établissement de la défense de commentaire loyal : la CDO recommande de remplacer la défense en common law de commentaire loyal par une nouvelle défense « d’opinion », prévue par la loi. La défense comporterait les mêmes éléments que la défense traditionnelle de commentaire loyal, sauf que les défendeurs n’auraient plus à remplir le critère objectif selon lequel une personne pourrait exprimer honnêtement cette opinion sur des faits qui sont avérés (élément que la CDO a jugé superflu).

Requêtes préliminaires

  • Établissement d’un critère visant une ordonnance interlocutoire de « retrait » : la CDO recommande l’élargissement de la capacité des plaignants à solliciter un recours interlocutoire dans les affaires de diffamation, car la restriction traditionnelle de ce recours aux « cas les plus manifestes, et extrêmement rares » était considérée comme excessivement restrictive dans le contexte en ligne. Tout en reconnaissant que les tribunaux devraient exercer ce pouvoir avec circonspection, la CDO recommande qu’une ordonnance interlocutoire de « retrait » soit offerte aux demandeurs dans les cas suivants :
    • Il existe une solide preuve prima facie selon laquelle la diffamation a eu lieu
    • Il n’y a pas de défense valide
    • Le potentiel d’atteinte à la réputation est tellement important que l’intérêt public à l’égard du retrait des propos l’emporte sur l’intérêt public à l’égard de la liberté d’expression du défendeur.
  • Aucun changement à la législation anti-bâillon : l’un des secteurs dans lesquels la CDO n’a pas recommandé de révision substantielle est la législation anti-bâillon. Cette législation a été adoptée en Ontario en 2015 pour permettre le rejet précoce de poursuites stratégiques ayant des répercussions indues sur la liberté d’expression dans des affaires d’intérêt public. La CDO a observé « l’effet important et significatif » de la législation sur le droit de la diffamation, et a conclu que les motions visant à empêcher des poursuites-bâillons établissent un juste équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression.

Territoire de compétence

Internet a donné lieu à des actions en diffamation multinationales, et a porté les questions de territoire de compétence au premier plan des affaires dans lesquelles le contenu diffamatoire apparaît sur Internet.

  • Questions de compétence : en ce qui concerne la question de compétence dans ce genre d’actions, la CDO souscrit en grande partie aux motifs des juges majoritaires de la Cour suprême dans l’affaire Haaretz.com c. Goldhar, selon lesquels les règles actuelles relatives à la déclaration et à l’exercice de la compétence (comprenant l’analyse relative au forum non conveniens), lorsqu’elles sont appliquées correctement, peuvent permettre de relever les défis suscités par les actions en diffamation multinationales. Cependant, elle recommande que dans de telles actions, les tribunaux tiennent compte d’un autre facteur discrétionnaire à l’étape de la réfutation de l’analyse de la compétence : le fait que la publication visait une audience de l’Ontario.
  • Choix de la loi applicable : la CDO recommande que la nouvelle Loi sur la diffamation prévoie que le droit régissant les actions en diffamation multinationales soit le droit du lieu où la plus grave atteinte à la réputation du plaignant a eu lieu.

Établissement d’un tribunal de règlement des différends en ligne

Comme il est noté ci-dessus, la CDO recommande que le gouvernement explore (en tant que réforme à long terme) l’établissement d’un tribunal de « règlement des différends en ligne » comme moyen de résoudre de façon informelle certains différends en diffamation en ligne, du type du « Civil Resolution Tribunal », créé en Colombie-Britannique. Ce régime permettrait de traiter des affaires de diffamation en ligne à « fort volume », mais à « faible valeur » (monétaire), p. ex. les questions qui seraient autrement abandonnées, étant donné la longueur et le coût que peuvent parfois nécessiter les poursuites judiciaires.

Conclusion

La réforme du droit de la diffamation est attendue depuis longtemps pour rattraper les effets dramatiques qu’Internet a eus sur l’étendue, la manière et les moyens par lesquels la société communique. Même si l’on ignore encore le nombre de recommandations de la CDO qui finiront par être adoptées, ce rapport présente une série de propositions énergiques visant à relever les véritables défis que la technologie pose dans les domaines de la protection de la réputation et de la liberté d’expression.