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La Cour suprême du Canada publie les motifs de sa décision dans l’affaire Bluberi : but illégitime et financement des litiges dans le cadre de la LACC

Auteur(s) : Shawn Irving, Ilia Kravtsov, Mary Angela Rowe

Le 12 mai 2020

Introduction

Le 8 mai 2020, la Cour suprême du Canada (« CSC ») a publié ses motifs écrits dans l’affaire 9354-9186 Québec Inc. c. Callidus Capital Corp.[1](l’affaire Bluberi).

Dans un arrêt unanime, rédigé conjointement par le juge en chef Wagner et le juge Moldaver, la CSC a renversé la décision de la Cour d’appel du Québec et a rétabli la décision du juge de première instance, confirmant ainsi que : (i) un créancier agissant dans un but illégitime peut être empêché de voter sur un plan d’arrangement et (ii) les accords de financement de litige par un tiers peuvent être approuvés en tant que financement intérimaire conformément à l’article 11.2 de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies[2] (« LACC »).

Cette décision met l’accent sur les pouvoirs discrétionnaires du juge surveillant dans les procédures de LACC afin de favoriser les objectifs de redressement de la LACC et règle une certaine incertitude juridique concernant le traitement du financement des litiges par un tiers dans les procédures d’insolvabilité. L’extension par la CSC de la doctrine du but illégitime à la LACC est susceptible d’entraîner un examen plus approfondi des agissements des parties prenantes au cours de la procédure de LACC. Le financement des litiges par un tiers fournit aux débiteurs insolvables un outil puissant lorsqu’il existe un seul actif litigieux qui peut être monétisé pour obtenir un meilleur recouvrement auprès des créanciers.

Contexte

Bluberi Gaming Technologies (avec son unique actionnaire Bluberi Group Inc., « Bluberi ») a été fondée en 1994. En 2012, Callidus Capital Corporation (« Callidus ») a accordé une facilité de crédit de 24 millions de dollars à Bluberi, garantie en partie par un nantissement d’actions de Bluberi. En 2015, Bluberi a demandé et obtenu une ordonnance initiale en vertu de la LACC. Bluberi a allégué, entre autres, que ses problèmes de liquidité étaient imputables au fait que Callidus a pris le contrôle de facto de l’entreprise de Bluberi et a dicté des décisions d’affaires dans l’intention de lui nuire. Bluberi a allégué que Callidus a dicté ces décisions afin de réduire la valeur des actions de la société dans le but ultimement, d’acquérir Bluberi dans un contexte d’insolvabilité.

En 2016, un processus de vente a été approuvé par le juge surveillant, et Callidus a offert d’éteindre une partie de sa créance pour acquérir les actifs de Bluberi. À défaut d’autres options, Bluberi a signé une convention d’achat d’actifs (« CAA ») avec Callidus, aux termes de laquelle Callidus a acquis la quasi-totalité des actifs de Bluberi et a conservé une créance garantie non libérée de trois millions de dollars à l’encontre de Bluberi. La CAA prévoyait également que Bluberi conserverait essentiellement un seul actif restant : une réclamation éventuelle de plus de 200 millions de dollars en dommages et intérêts contre Callidus (la « Réclamation »).

La CAA a été approuvée par le juge surveillant.

En septembre 2017, Bluberi a déposé une requête demandant au juge de la LACC d’approuver un accord de financement de deux millions de dollars pour financer le litige de la Réclamation de Bluberi contre Callidus. Avant que cette demande ne puisse être entendue, Callidus a proposé un plan d’arrangement (le « Premier Plan »), dans lequel Callidus proposait de financer une distribution de 2,63 millions de dollars aux créanciers de Bluberi en contrepartie d’une libération de la Réclamation de Bluberi. Le Premier Plan n’a pas reçu le soutien suffisant de la part des créanciers non garantis de Bluberi. Callidus n’a pas voté sur le Premier Plan, agissant en tant que créancier garanti.

En février 2018, Bluberi a demandé l’autorisation de conclure un accord de financement de litige par un tiers (l’« AFL ») avec Bentham IMF (maintenant connu sous le nom d’Omni Bridgeway) (« Bentham ») pour financer le litige de la Réclamation Bluberi, et a demandé l’octroi d’une charge super-prioritaire de 20 millions de dollars en faveur de Bentham (la « Charge de financement de litige »). Callidus a contesté la requête de Bluberi et a ensuite proposé un second plan aux créanciers (le « Second Plan »), presque identique au Premier plan, à la différence que la distribution proposée a été portée à 2,88 millions de dollars. Au même moment, Callidus a déposé une preuve de réclamation modifiée qui ramenait à zéro la valeur de sa garantie de trois millions de dollars, dans le but de se qualifier comme créancier non garanti pour voter sur le Second Plan. La demande de Callidus d’être autorisé à voter sur le Second Plan en tant que créancier non garanti a été rejetée par Bluberi.

Le juge surveillant a rejeté la requête de Callidus et a approuvé l’AFL. Le juge a estimé que Callidus ne devait pas être autorisée à voter sur le Second Plan, car elle agissait dans un but illégitime en tentant de renverser les résultats du Premier Plan – et de se mettre à l’abri de la Réclamation de Bluberi. Selon le juge surveillant, permettre à Callidus de voter serait à la fois (traduction) « injuste et déraisonnable » et contraire aux exigences d’opportunité, de bonne foi et de diligence raisonnable. En ce qui concerne l’AFL, le juge surveillant a déterminé qu’il répondait aux critères d’approbation du financement temporaire. Callidus, soutenu par certains créanciers, a fait appel de la décision. La Cour d’appel du Québec a annulé la décision de première instance, estimant que Callidus aurait dû être autorisée à voter sur le Second Plan, étant donné que les créanciers ont le droit de voter dans leur propre intérêt, et que l’AFL s’apparentait à un plan d’arrangement et devait être soumis au vote des créanciers. Bluberi, Bentham et le Contrôleur ont demandé et obtenu l’autorisation de faire appel devant la CSC.

Décision

Deux questions ont été soulevées devant la CSC : (1) le juge surveillant a-t-il commis une erreur en empêchant Callidus de voter sur le Second Plan ; et (2) le juge surveillant a-t-il commis une erreur en approuvant l’AFL comme financement temporaire conformément à l’article 11.2 de la LACC. La CSC a répondu aux deux questions par la négative.

But illégitime

La CSC a estimé que le juge surveillant n’avait commis aucune erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en interdisant à Callidus de voter sur le Second Plan.

Aucune disposition de la LACC n’autorise expressément un juge à empêcher un créancier de voter sur un plan, y compris un plan que le créancier parraine. En général, un créancier ayant une réclamation prouvable a le droit de voter lorsque ses intérêts sont touchés. Bien que l’article 22 de la LACC interdise aux créanciers liés à la débitrice de voter en faveur d’un plan, cet article ne restreint pas les droits de vote des autres créanciers.  

Confrontés à une situation où aucune limite explicite n’est prévue par la loi, les juges surveillants doivent d’abord interpréter les dispositions législatives disponibles et ensuite se fonder sur leur compétence inhérente en vertu de l’article 11 de la LACC.

Conformément à cette approche, la CSC a jugé que l’article 11 de la LACC donne au juge surveillant la compétence nécessaire pour interdire à un créancier de voter sur un plan d’arrangement lorsque le créancier agit dans un but illégitime pour les raisons suivantes :

  1. L’article 11 prévoit une interprétation large de la compétence inhérente en vertu de la LACC, encadrée uniquement par les restrictions énoncées dans la LACC et l’exigence que l’ordonnance soit appropriée dans les circonstances.
  2. L’article 11 est la disposition de premier recours lorsqu’une ordonnance demandée ne relève d’aucune disposition spécifique de la LACC.
  3. La surveillance du processus de négociation, de vote et d’approbation du plan relève de la compétence du juge surveillant. La LACC ne protège pas expressément le droit absolu d’un créancier de voter sur un plan, et ne prévoit pas non plus les cas où un créancier peut être empêché de voter sur un plan. Toutefois, étant donné que la participation des créanciers au processus décisionnel est un aspect essentiel du régime de la LACC, les créanciers ne devraient être empêchés de voter que dans des circonstances particulières.
  4. Ainsi, à la suite d’une enquête discrétionnaire et factuelle qui serait conforme à l’objectif réparateur de la LACC et guidée par les considérations de base que sont l’opportunité, la bonne foi et la diligence raisonnable, un juge peut, en vertu de l’article 11 de la LACC, empêcher un créancier de voter lorsqu’il « cherche à exercer ses droits de vote de manière à contrecarrer, à miner ces objectifs [susmentionnés] ou à aller à l’encontre de ceux‑ci — c’est‑à‑dire à agir dans un « but illégitime ».[3]

Un pouvoir discrétionnaire similaire existe en vertu de la LFI et a été reconnu précédemment par la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse dans l’affaire Laserworks Computer Services Inc. (faillite de).[4] Dans cette affaire, la Cour d’appel a estimé que le pouvoir discrétionnaire d’empêcher un créancier de voter relève du pouvoir inhérent du tribunal dans le cadre de la LFI et correspond au pouvoir de remédier à une « injustice grave », laquelle se produit « lorsque la LFI est utilisée dans un but illégitime » (para. 54). La cour a statué que « [l]e but illégitime est un but qui est accessoire à l’objet pour lequel la loi en matière de faillite et d’insolvabilité a été adoptée par le législateur » (para. 54).[5]

La CSC a jugé que l’existence d’un tel pouvoir discrétionnaire en vertu de la LFI milite en faveur de l’existence d’un pouvoir discrétionnaire similaire en vertu de la LACC. En outre, cette reconnaissance soulignerait l’importance de l’équité de base qui est fondamentale pour la pratique du droit de l’insolvabilité et serait conforme aux objectifs politiques de la LACC.

La CSC a conclu que le juge de la LACC n’avait pas commis d’erreur en concluant que Callidus avait agi dans un but illégitime en tentant de manipuler le vote sur le Second Plan. La CSC a souligné que le but illégitime de Callidus était sa tentative de manipuler la volonté des autres créanciers, qui avaient déjà rejeté le Premier Plan. La CSC a accepté les conclusions du juge surveillant qui a conclu que le Second Plan était substantiellement similaire au Premier Plan, et qu’il n’y avait aucune éventualité selon laquelle les créanciers non garantis voteraient en faveur du Second Plan après avoir rejeté le Premier Plan. Le Second Plan ne pouvait réussir que si Callidus était en mesure de voter en tant que créancier non garanti, ce qui revient à passer outre les souhaits clairement exprimés par tous les autres créanciers non garantis et à miner la structure démocratique du vote des créanciers prévue dans la LACC.

Approbation du financement de litige

La CSC a également jugé que le financement des litiges par un tiers peut être qualifié de financement temporaire dans des situations particulières, conformément à l’article 11.2 de la LACC.

Il n’existe pas de définition du « financement temporaire » dans la LACC. Bien qu’il ait été décrit par la jurisprudence comme un fonds de roulement dont a besoin la société débitrice pour continuer de fonctionner pendant la restructuration, la CSC a jugé que le financement temporaire peut être utilisé à d’autres fins, son objectif étant la préservation et la réalisation de la valeur des éléments d’actif du débiteur. L’article 11.2 de la LACC autorise un juge à approuver le financement temporaire et fournit une liste non exhaustive des facteurs à prendre en considération pour une telle décision. Selon la CSC, aucune forme ou condition standard ne doit être suivie, si ce n’est que le financement doit être approprié, nécessaire et dans les limites de l’encaisse de la compagnie. Une charge super-prioritaire peut être accordée en faveur du prêteur qui apporte un financement temporaire et encourager le prêt dans les situations d’insolvabilité. La CSC a conclu que le juge surveillant est le mieux placé pour décider si le financement temporaire doit être approuvé.

Ainsi, le financement temporaire, étant un outil flexible, pourrait se présenter sous la forme d’un financement de litige par un tiers. La CSC a estimé que ce type de financement n’est pas illégitime en soi et que, par conséquent, rien n’interdit à un juge surveillant d’approuver un tel accord en tant que financement temporaire dans des circonstances appropriées. Une analyse au cas par cas devrait être effectuée et des enseignements supplémentaires pourraient être tirés d’autres domaines dans lesquels des accords de financement de litiges par des tiers ont été approuvés. Une telle ligne de conduite est compatible avec la pratique des tribunaux inférieurs. Dans l’affaire Crystallex,[6] la Cour d’appel de l’Ontario a approuvé un accord de financement par un tiers dans des circonstances similaires à celles de l’affaire Bluberi.

Dans l’affaire Bluberi, considérant que le seul actif de Bluberi était une créance qui pouvait être monétisée au profit des créanciers, la CSC a jugé qu’il était dans l’intérêt des créanciers d’autoriser un tel financement conformément à la section 11.2 de la LACC afin de maximiser leur recouvrement. La CSC a rejeté l’argument de Callidus selon lequel l’accord de financement de litige constituait un plan d’arrangement et devait être soumise à un vote. Selon la CSC, la notion de plan d’arrangement nécessite un certain compromis des droits des créanciers. Un accord de financement de litige par un tiers n’est pas automatiquement considéré comme un plan d’arrangement. Cette qualification est circonstancielle et il est préférable qu’elle soit déterminée par le juge de la LACC.

Répercussions

  1. In its reasons, the SCC restated that in certain circumstances, a liquidation that preserves going-concern value and the ongoing business operations of the debtor may become the predominant remedial focus of CCAA proceedings, thereby making liquidating CCAA proceedings settled law in Canada. This clarification is welcomed given the likely wave of CCAA filings by companies severely affected by the current COVID-19 crisis.
  2. The extension of the improper purpose doctrine to the CCAA, in addition to the recent addition to the CCAA of section 18.6, requiring any interested person to act in good faith, will likely bring about increased scrutiny of stakeholders’ conduct in the proceedings. Stakeholders must manoeuvre in the proceedings having the principles of creditor democracy and good faith in mind. Acting in the creditor’s self-interest now has limits subject to the discretion of the CCAA judge.
  3. The recognition by the SCC that third-party litigation funding is not per se illegal in Canada and can be approved as interim financing under section 11.2 of the CCAA is likely to be of significant importance in insolvency practice and in litigation more broadly. Litigation funding will become another tool in the asset maximization toolbox, in addition to giving debtors access to justice. In the current economic environment, litigation funding may become a common place occurrence in insolvency proceedings.

[1] 9354-9186 Québec Inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10.

[2] Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, RSC 1985, c C-36.

[3] Supra, Note 1, au para 70.

[4] Laserworks Computer Services Inc. (Bankruptcy), Re, 1998 NSCA 42, 165 N.S.R. (2d) 296.

[5] Supra, Note 1, au para 71.

[6] Re Crystallex International Corporation, 2012 ONSC 2125, 91 C.B.R. (5th) 169.