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La Cour suprême rend la décision d’Alta Energy : le contribuable gagne, l’application de la RGAÉ aux conventions fiscales est clarifiée

Auteur(s) : Patrick Marley, Pooja Mihailovich, Ilana Ludwin

Le 26 novembre 2021

Dans ce bulletin d’actualités :

  • Le 26 novembre 2021, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Alta Energy concernant l’application de la règle générale anti-évitement du Canada (la RGAÉ) aux conventions fiscales
  • La Cour suprême a rejeté l’argument du gouvernement selon lequel le contribuable, un résident du Luxembourg, ne pourrait se prévaloir de la convention fiscale entre le Canada et le Luxembourg parce qu’il s’est livré à un chalandage fiscal et que ses liens avec le Luxembourg n’étaient pas suffisamment importants
  • Les motifs contiennent des indications utiles sur la manière dont la RGAÉ pourrait s’appliquer à d’autres différends fiscaux impliquant une convention fiscale
  • L’impact de l’instrument multilatéral (l’IM) sur les futurs cas de la RGAÉ des conventions fiscales, et en particulier sur le critère de l’objet principal (COP) - la règle générale anti-évitement de l’IM - reste à voir

 

Plus tôt dans la journée, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49. C’est la première fois que la Cour suprême se penche sur l’application de la règle générale anti-évitement (la RGAÉ) à une convention fiscale. En rejetant l’appel de la Couronne, les juges majoritaires de la Cour suprême ont confirmé la décision des tribunaux inférieurs selon laquelle la RGAÉ ne s’appliquait pas lorsque le contribuable, une société résidant au Luxembourg, invoquait la convention fiscale entre le Canada et le Luxembourg pour exonérer un gain en capital de l’impôt sur le revenu canadien. Le juge en chef Wagner et les juges Rowe et Martin sont dissidents en faveur de la Couronne.

Contexte de l’appel

Le contribuable, une société luxembourgeoise, appartenait à une société en commandite. Les membres de la société en commandite n’étaient pas majoritairement des résidents du Luxembourg. Le contribuable détenait des actions dans une société canadienne (Canco). Canco, à son tour, détenait une participation directe dans des avoirs miniers canadiens (des concessions pétrolières et gazières en Alberta), dans lesquels elle exerçait des activités d’exploration et de production. Lorsque le contribuable a vendu les actions de Canco en 2013, il a réalisé un gain en capital de plus de 380 millions de dollars, et a fait valoir que ce gain en capital était exempt d’impôt au Canada.

Le paragraphe 13(4)(a) de la Convention Canada-Luxembourg en matière d’impôt sur le revenu (la Convention) donne le droit, au Canada, de soumettre un résident du Luxembourg à l’impôt sur le gain provenant de l’aliénation d’actions si la valeur de ces actions est principalement tirée de biens immobiliers situés au Canada. L’expression « bien immobilier » exclut expressément les biens dans lesquels la société a exercé son activité.

Lors du procès, la Cour canadienne de l’impôt (CCI) a conclu qu’en l’absence de l’application de la RGAÉ, le contribuable pouvait bénéficier d’une exemption aux termes de la Convention. Plus précisément, la CCI a conclu que les actions n’étaient pas des « biens immeubles », car les actifs sous-jacents étaient des biens dans lesquels les activités de la société étaient exploitées en vertu de l’article 13(4)(a). La CCI a également conclu que la RGAÉ ne s’appliquait pas pour refuser l’avantage applicable prévu par la Convention. Par conséquent, le Canada ne pouvait pas imposer le gain en capital. La Couronne a fait appel de la décision de première instance devant la Cour d’appel fédérale (la CAF) uniquement en ce qui concerne la RGAÉ.

La CAF a confirmé la conclusion de la CCI selon laquelle la RGAÉ ne s’appliquait pas : l’objectif des dispositions pertinentes de la Convention était clairement indiqué dans son texte et les résidents du Luxembourg qui remplissaient autrement les conditions requises par la Convention devraient pouvoir se prévaloir de l’avantage prévu par la Convention (dans ce cas, l’exonération d’impôt au Canada sur le gain en capital). Pour une discussion plus détaillée sur la décision de la CAF, veuillez consulter le bulletin d’actualités Osler daté du 19 février 2020.

En appel devant la Cour suprême, la Couronne a allégué que la CAF avait commis une erreur dans son application de la RGAÉ, en fondant son analyse sur le texte des dispositions pertinentes de la Convention plutôt que sur leur justification sous-jacente ou politique. La Couronne a soutenu que les dispositions de la Convention avaient pour politique de répartir les droits d’imposition en fonction des liens économiques avec chaque État contractant. Bien que la Couronne ait admis que le contribuable était un résident du Luxembourg aux fins de la Convention, elle a néanmoins soutenu que le contribuable avait des liens économiques ou commerciaux limités avec le Luxembourg et qu’il s’était donc livré à un « chalandage fiscal » abusif, contraire à la justification politique des dispositions de la Convention dont le contribuable s’était prévalu.

En réponse, le contribuable a fait valoir que la politique des dispositions pertinentes de la Convention n’avait pas été interprétée plus largement que le texte lui-même et qu’une analyse textuelle, contextuelle et intentionnelle de ces dispositions ne démontrait aucune intention de s’écarter des critères soigneusement définis négociés et convenus par le Canada et le Luxembourg. Le contribuable a également soutenu qu’en cherchant à faire appliquer la RGAÉ, la Couronne ajoutait en fait une condition non exprimée au critère de résidence prévu par la Convention (c.-à-d., des liens économiques suffisants).

Décision majoritaire de la Cour suprême

Le juge Côté, s’exprimant au nom d’une majorité de six membres de la Cour suprême, a convenu avec le contribuable que la politique des dispositions pertinentes de la Convention était clairement indiquée dans le texte, appuyée par son contexte et l’objet de ces dispositions. La majorité a donc conclu que l’avantage de la Convention en question ne devrait pas être refusé à un résident du Luxembourg qui a par ailleurs rempli les conditions requises par la Convention sous prétexte que ses liens avec le Luxembourg sont en quelque sorte insuffisants.

La majorité a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel le « chalandage fiscal » est abusif en soi et a refusé l’invitation de la Couronne à ajouter des exigences supplémentaires non fondées dans le texte ou, comme la majorité l’a formulé, à permettre au Canada de « revoir son entente » avec le Luxembourg, ce qui pourrait empêcher certains résidents d’obtenir les avantages prévus par la Convention. La majorité s’est plutôt concentrée sur l’exigence de résidence dans la Convention et sur la nécessité de respecter la manière dont les partenaires de la Convention choisissent de définir cette exigence dans leur loi nationale.

En arrivant à cette conclusion, la majorité a également observé que la RGAÉ était destinée à s’appliquer aux stratégies fiscales imprévues. Étant donné que l’utilisation de sociétés de canalisation des bénéfices n’était pas imprévue au moment de la conclusion de la Convention, elle aurait pu être traitée par un certain nombre de dispositions anti-évitement supplémentaires, y compris celles suggérées dans le modèle de convention fiscale de l’OCDE. Aucune de ces dispositions n’a été incluse dans la Convention. Le Canada a plutôt choisi de favoriser la compétitivité et l’investissement international, et l’exclusion de l’exploitation d’une entreprise prévue au paragraphe 13(4)(a) faisait partie intégrante de ce choix.

Dans une préface à l’analyse de la RGAÉ, la majorité a également averti que les tribunaux ne devraient pas faire l’amalgame entre le fait qu’une transaction soit principalement (ou même uniquement) motivée par des raisons fiscales et le fait qu’elle soit abusive, et a suggéré que cet amalgame avait coloré toute l’analyse des juges dissidents (discutée ci-dessous). La nécessité de séparer l’analyse de l’évitement fiscal de l’analyse de l’abus est inhérente à la structure même de la RGAÉ, où l’objectif est pris en compte dans la deuxième étape de l’analyse de la RGAÉ, mais n’est pas suffisant pour établir un abus dans la troisième étape. La majorité a également réitéré la mise en garde antérieure de la Cour suprême dans les arrêts Copthorne et Canada Trustco, à savoir qu’il faut éviter d’imprégner l’analyse de l’abus de jugements de valeur, et qu’il est nécessaire de fonder l’analyse de l’abus et du mauvais usage sur les dispositions en cause plutôt que de s’appuyer sur des objectifs politiques plus larges.

La dissidence

Écrivant pour une dissidence de trois membres, les juges Rowe et Martin estiment que le « chalandage fiscal » est abusif lorsqu’il y a absence d’un « lien économique véritable avec l’État de résidence ». La dissidence a estimé qu’il n’y avait pas de lien « authentique » en l’espèce et que « l’absence manifeste de lien économique » du contribuable avec le Luxembourg contrecarrait la politique des dispositions pertinentes de la Convention. Il est curieux à cet égard que la dissidence ait qualifié la présence du contribuable au Luxembourg de « pure apparence » et de « fabrication de toutes pièces », étant donné que la Couronne a admis que le contribuable était en fait un résident du Luxembourg aux fins de la Convention.

En ce qui concerne plus particulièrement l’exclusion relative à l’exploitation d’une entreprise, la dissidence était d’avis que la politique de cette exclusion est fondée sur des situations où l’activité commerciale, et non le bien immobilier lui-même, détermine la valeur du bien. La dissidence a également déclaré, sans références, qu’« il est impossible que le Canada et le Luxembourg aient tous deux voulu permettre aux résidents d’États tiers d’obtenir indirectement des avantages fiscaux qu’ils ne pouvaient pas obtenir directement, en l’absence de tout lien économique véritable avec le Luxembourg. »

Remarques et points à retenir

La décision majoritaire dans l’affaire Alta Energy fournit une confirmation bienvenue que l’abus allégué dans les cas de la RGAÉ doit être clair, et qu’il est possible que la politique d’une disposition ne soit pas interprétée plus largement que le texte lui-même. Les contribuables peuvent donc être rassurés qu’Alta Energy soutienne l’attente que toute application de la RGAÉ aux transactions passées qui ont donné lieu à des avantages conventionnels se fera d’une manière prévisible, cohérente et équitable.

La décision donne également lieu à deux considérations importantes : l’impact de la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base et le transfert de bénéfices (l’IM), et l’application de la RGAÉ de manière plus générale.

L’IM et le COP

En passant, la majorité a noté qu’au moment où le Canada a conclu la Convention, la communauté internationale n’avait pas fait d’efforts importants pour freiner le chalandage fiscal de convention. De tels efforts ont été déployés plus récemment et ont abouti notamment à l’IM, que le Canada, le Luxembourg et de nombreux autres partenaires conventionnels du Canada ont signé et ratifié. Comme le laisse entendre la majorité, l’impact de la décision de la Cour suprême sur les transactions futures a été tempéré par l’introduction de l’IM et, en particulier, par l’introduction du critère de l’objet principal (COP), ainsi que par le préambule modifié (qui indique que les conventions ne sont pas destinées à créer des possibilités de non-imposition ou de réduction de l’imposition par des stratégies de chalandage fiscal).

La COP est une vaste règle anti-évitement qui s’applique à de nombreuses conventions bilatérales du Canada en vertu de l’IM. Similaire à la RGAÉ, le COP refuse l’avantage au titre d’une convention fiscale s’il est raisonnable de conclure que l’un des principaux objectifs du montage ou de l’opération en question consiste à obtenir l’avantage fiscal, à moins qu’il soit établi que l’octroi de cet avantage soit conforme à l’objet et au but des dispositions pertinentes de cette convention.

À l’avenir, l’interaction entre la RGAÉ et le COP sera une question clé au fur et à mesure que surgiront des différends fiscaux faisant intervenir des conventions couvertes par l’IM. Les États-Unis, le plus important partenaire commercial du Canada, ne sont pas signataires de l’IM et ne devraient pas le devenir à l’heure actuelle. La décision rendue dans l’affaire Alta Energy continuera donc d’être particulièrement pertinente pour les questions relatives à la convention fiscale entre le Canada et les États-Unis, sous réserve de l’examen du paragraphe sur la limitation des avantages dans cette convention. Cependant, 96 autres pays ont signé l’IM à ce jour, dont le Royaume-Uni, le Mexique, la Chine et d’autres partenaires commerciaux importants (bien que tous les signataires ne l’aient pas encore ratifié au niveau national; voir la liste actuelle des signataires et le statut de l’entrée en vigueur).

Malgré la similitude entre la RGAÉ et le COP, l’ARC n’a pas exclu d’appliquer les deux dispositions à la même transaction ou au même avantage. Pour obtenir d’autres renseignements sur l’instrument multilatéral, le COP et l’approche proposée par l’ARC pour l’application du COP, veuillez consulter le bulletin d’actualités Osler daté du 1er mars 2021.

Proposition de la RGAÉ

La RGAÉ n’est censée s’appliquer que dans les situations où le détournement ou l’abus perçu est clair, tout doute résiduel devant être résolu en faveur du contribuable. Les points de vue nettement divergents de la majorité et de la dissidence sont dignes de mention à cet égard.

Six juges de la Cour suprême ont estimé qu’il n’y avait pas d’abus du tout. Les trois autres juges dissidents ont commencé leurs motifs en reconnaissant que les lacunes et les inadéquations des règles fiscales internationales entraînent des milliards de pertes de revenus, et ont finalement conclu que l’abus présumé dans ce cas était « clair ». Face à ces approches divergentes, il est difficile de voir comment la minorité a conclu que le seuil élevé de clarté requis pour l’application de la RGAÉ était atteint dans ces circonstances, et il est intéressant que la majorité ait expressément fait référence aux erreurs fondamentales qui ont conduit aux opinions dissidentes.

Le budget 2021 indiquait que le gouvernement prendrait des mesures pour renforcer et moderniser la RGAÉ, comme l’annonçait l’énoncé économique de l’automne 2020. Il reste à voir, le cas échéant, les modifications apportées en réponse à Alta Energy et à d’autres décisions récentes de la RGAÉ.

Pour plus de renseignements sur l’appel d’Alta Energy, l’IM ou sur d’autres questions fiscales, veuillez communiquer avec un membre du groupe de droit fiscal d’Osler.