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Se préparer à affronter le virus de l'Ebola : les principaux enseignements que les directeurs d'hôpitaux peuvent tirer de l'expérience du SRAS

Auteur(s) : Michael Watts, David Solomon

31 octobre 2014

Le présent article examine les obligations de diligence distinctes, et potentiellement contradictoires, qu'ont les conseils d'hôpitaux envers les employés et les patients lorsque survient une flambée épidémique de maladie infectieuse, et la question de savoir comment les directeurs (et les représentants et superviseurs) pourraient être tenus personnellement responsables d'un manquement à leur devoir de s'acquitter de leurs obligations légales en conformité avec les normes de diligence prévues, particulièrement tel que cela pourrait se produire lorsqu'ils agissent en s'appuyant sur des lignes directrices ou des directives (ensemble, les lignes directrices) provenant du gouvernement ou d'un organisme gouvernemental. Même si cette analyse porte principalement sur le cas de l'Ontario, les considérations faites ici sont pertinentes pour tous les hôpitaux situés dans des territoires de common law.

Récemment, la présidente de la Fédération canadienne des syndicats d'infirmières/infirmiers (les syndicats d'infirmières/infirmiers), Linda Silas, a critiqué les lignes directrices de l’Agence de la santé publique du Canada se rapportant au virus de l'Ebola en affirmant qu'elles [traduction] « sont loin d'être à la hauteur » de celles publiées par le ministère de la Santé et des Soins de longue durée (MSSLD) de l'Ontario

           Nous implorons (l’Agence de la santé publique) d'appliquer le principe de prudence : dès que l'on a un doute, on protège... Nous avons clairement établi que les directives de l'Ontario devraient représenter la norme minimum que le pays devrait envisager d'adopter, et que nous n'accepterons rien de moins.  

Selon les représentants des syndicats d'infirmières/infirmiers, les lignes directrices fédérales ne sont pas en accord avec le [traduction] « principe de prudence » puisque, entre autres, elles ne tiennent pas compte des inquiétudes liées à la transmission potentielle du virus de l'Ebola par l'entremise d'aérosols, et qu'elles ne prévoient pas une dotation minimum obligatoire de deux infirmières/infirmiers par patient infecté par le virus de l'Ebola.

Ces commentaires mettent en relief les deux principaux enseignements tirés de l'expérience du SRAS en Ontario et que tous les directeurs d'hôpitaux devraient prendre en considération lorsqu'ils déchargent leur conseil de l'obligation de surveiller l'application des mesures visant à protéger les employés qui soignent les patients souffrant peut-être d'une maladie infectieuse, à savoir :

  • Lorsqu'ils publient des lignes directrices sous forme de politiques, les gouvernements n'ont pas d'obligation de diligence, en droit privé, envers les employés ou les patients; les responsables des hôpitaux doivent donc déterminer eux-mêmes si leurslignes directrices constituent des précautions raisonnables dans le contexte qui leur est propre.
  • Les hôpitaux et leurs directeurs, représentants et superviseurs ont une obligation légale accrue de « prendre toutes les précautions raisonnables dans les circonstances » pour assurer la protection des employés en conformité avec le principe de prudence voulant qu'il ne faut pas attendre d'obtenir des confirmations scientifiques avant de prendre des mesures raisonnables pour réduire le risque (cette question est traitée en détail plus loin).

Pour comprendre ces enseignements, il faut examiner les litiges survenus dans la foulée de la flambée épidémique de SRAS de 2003, ainsi que le rapport final de la Commission d'enquête sur le SRAS (le rapport sur le SRAS – en anglais seulement) et le cadre législatif qui régit les hôpitaux publics et impose des obligations à leur conseil d'administration.

On peut soutenir que les hôpitaux et leurs directeurs, représentants et superviseurs ont une obligation de prudence accrue aux termes de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) de l'Ontario, à savoir qu'ils doivent assurer la protection des employés en conformité avec le principe de prudence, et que cette obligation a préséance sur l'obligation de diligence raisonnable qu'ont les hôpitaux et leurs directeurs et représentants aux termes de la Loi sur les hôpitaux publics (LHP) de l'Ontario.

Même si la norme de prudence n'est pas prise en considération d'un point de vue juridique dans le contexte dela préséance de la LSST sur la LHP, les responsables des hôpitaux peuvent s'attendre à ce que ces arguments soient présentés dans le cadre de litiges relatifs à un manquement allégué à l'obligation de protéger les employés contre les maladies infectieuses.

Le gouvernement n'a pas d'obligation de diligence en vertu du droit privé

À la suite de la flambée épidémique de SRAS survenue en Ontario en 2003, les infirmières/infirmiers et les patients touchés, et leur famille, ont entamé cinq poursuites1 contre le gouvernement du Canada, le gouvernement de l'Ontario et la ville de Toronto ainsi que les hôpitaux et médecins (ensemble, les litiges relatifs au SRAS)2. Mais certains demandeurs ne poursuivaient pas tous les paliers de gouvernement ou avaient des griefs différents. En règle générale, cela dit, on reprochait entre autres choses à l'Ontario et à la ville de Toronto [traduction] « d'avoir émis des directives contradictoires confondantes ou autrement inappropriées » et au Canada [traduction] « d'avoir approuvé ou cautionné la décision qu'avaient prise l'Ontario et la ville de Toronto de réduire les systèmes de contrôle des infections »3.

Abarquez c. Ontario (Abarquez) était le seul recours collectif intenté par des infirmières/infirmiers et leur famille, et même s'il ne visait que l'Ontario, il faisait état de reproches dirigés contre le MSSLD, le Centre provincial des opérations (CPO) et le ministère du Travail (MT), dont les suivants :

  • le MSSLD et le CPO ont omis de fournir des renseignements sur le SRAS aux infirmières/infirmiers en temps opportun;
  • les directives que l'Ontario a communiquées aux hôpitaux étaient inadéquates et leur application exposait les demandeurs au risque de contracter le SRAS;
  • le MSSLD ou le CPO étaient des employeurs/superviseurs au sens de la LSST et ont omis de préserver la santé et la sécurité des infirmières/infirmiers dans les hôpitaux;
  • le MT a omis de se conformer aux normes en matière de santé et de sécurité au travail ainsi qu'aux directives;
  • l'Ontario n'a pas respecté le droit des infirmières/infirmiers à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne tel que prévu à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, dans la mesure où il a agi de mauvaise foi lorsqu'il a exercé un pouvoir discrétionnaire à des fins inappropriées.

En réaction aux litiges relatifs au SRAS, chaque palier de gouvernement a déposé des requêtes préliminaires pour faire annuler les poursuites dont il faisait l'objet étant donné qu'il était [traduction] « vraiment évident » qu'aucun motif de poursuite n'existait puisque les gouvernements n'ont pas d'obligation de diligence envers les employés ou les patients en vertu du droit privé. Les requêtes ont été entendues ensemble par la Cour supérieure de justice de l'Ontario.

Le Canada a soutenu avec succès qu'il agissait à titre de preneur de décisions durant la flambée épidémique de SRAS (et non pas au niveau opérationnel) et qu'il  n'avait donc pas d'obligation de diligence de droit privé à ce moment-là. La ville de Toronto a quant à elle réussi à faire accepter l'argument voulant que c'était le conseil  de Health – un organisme agissant à titre indépendant établi aux termes de la Loi sur la protection et la promotion de la santé de l'Ontario – et qu'elle n'avait donc pas d'obligation de diligence de droit privé à l'époque.

L'Ontario, cela dit, a été débouté dans le premier cas. La Cour a jugé qu'il n'était pas [traduction] « vraiment évident » que l'Ontario agissait seulement à titre de preneur de décisions lorsqu'il a publié des déclarations, des directives et des lignes directrices durant la flambée épidémique de SRAS. La Cour s'est particulièrement intéressée à l'allégation voulant que l'Ontario avait agi de mauvaise foi et nourri des intentions répréhensibles lorsqu'il avait décrété prématurément que la déclaration de mesures d'urgence n'était plus en vigueur4.

L'appel interjeté par l'Ontario à l'encontre des décisions a été accueilli par la Cour d'appel de l'Ontario. La Cour a rejeté les poursuites contre l'Ontario en statuant que si elle établissait que cette province a une obligation de diligence de droit privé envers les employés ou les patients, cela s'opposerait à l'obligation de diligence plus générale qu'elle a envers l'ensemble des citoyens5. Comme les demandeurs n'ont pu démontrer qu'ils avaient [traduction] « transigé directement » avec l'Ontario (aux termes, par exemple, de lignes directrices auxquelles ils auraient été expressément assujettis), ils n'ont pas pu établir non plus que l'Ontario avait agi [traduction] « au niveau opérationnel » ou que cette province avait des liens suffisamment [traduction] « étroits » avec eux pour que l'on puisse dire qu'elle avait une obligation de diligence de droit privé envers eux dans les circonstances.

Même s'il y avait certaines preuves démontrant à première vue l'existence de liens étroits entre les demandeurs et l'Ontario, la Cour a avancé que cette province était tenue,d'un point de vue politique, de protéger les intérêts de l'ensemble des citoyens plutôt que de s'intéresser à ceux des demandeurs. Les décisions concernant la prise, la suppression ou la remise en vigueur de mesures visant à lutter contre le SRAS sont des exemples de décisions devant être rendues dans l'intérêt du public plutôt qu'en faveur d'un petit groupe de gens.

Comme la Cour a confirmé dans le cadre des poursuites relatives au SRAS que le gouvernement n'a pas d'obligation de diligence en droit privé en ce qui concerne la protection des employés, ce même gouvernement ne peut être accusé en justice de négligence ayant peut-être causé des préjudices à des employés qui suivaient des lignes directrices qui, avec le recul, étaient peut-être inadéquates.En revanche, il est évident que les hôpitaux et leurs directeurs, représentants et superviseurs ont l'obligation, en droit privé, de « prendre toute précaution raisonnable dans les circonstances » pour assurer la protection des employés aux termes de la LSST. De fait, dans Williams c. Canada6 (Williams), le principal litige se rapportant au SRAS, la Cour souligne que les établissements de soins de santé et les professionnels qui y travaillent ont fait preuve de [traduction] « négligence sur le plan opérationnel » :

            J'ajouterais à cet égard que ce dénouement n'implique pas que la demanderesse n'a aucun recours; elle devra toutefois démontrer qu'elle a subi un préjudice en raison d'actes de négligence sur le plan opérationnel imputables à ceux qui sont responsables de la mise en œuvre des directives, soit les établissements de soins de santé et les professionnels de la santé.   

Par conséquent, les directeurs d'hôpitaux doivent s'assurer que les lignes directrices qu'ils appliquent constituent des précautions raisonnables dans le contexte qui est propre à leur hôpital, faute de quoi ils pourraient être tenus personnellement responsables de tout manquement à cet égard. Même si la responsabilité des directeurs d'hôpitaux ne peut être mise en cause lorsqu'ils remplissent en toute bonne foi les obligations que leur confère la LHP, ils perdent cette protection s'ils agissent de mauvaise foi7.

Mentionnons, en particulier, qu'aucune protection correspondante (contre la responsabilité) n'est prévue dans la LSST, ce qui donne à penser, au regard de la préséance de la LSST (dont il est question plus loin), que les directeurs pourraient être tenus responsables de tout manquement démontré aux obligations ou normes de diligence prévues par la LSST si l'on s'avisait de citer les dispositions de la LHP s'appliquant à la protection contre la responsabilité.

Le principe de prudence et la préséance de la LSST

Comme les litiges relatifs au SRAS ont confirmé que les hôpitaux ne peuvent pas s'appuyer sur des lignes directrices pour se défendre contre des poursuites pour manquement à l'obligation de protéger les employés, les directeurs d'hôpitaux doivent être conscients non seulement des obligations mais aussi des normes de diligence distinctes qui s'appliquent aux employés et patients. Ces normes ne peuvent être comprises que dans le contexte du principe de prudence et de la [traduction] « préséance » de la LSST sur la LHP.

Ce qui était sous-entendu dans les reproches faits au gouvernement et aux responsables des hôpitaux en cause dans le cadre des litiges relatifs au SRAS, c'était que ledit gouvernement et lesdits hôpitaux ne s'étaient pas conformés au principe de prudence. En plus des reproches qui visaient le gouvernement dans Williams, par exemple, citons aussi ceux qui concernaient les hôpitaux (et les médecins) dans Abarquez :

  • Ils ont omis d'élaborer un plan d'action adéquat pour gérer l'enraiement, le diagnostic et le traitement du SRAS.
  • Ils ont omis d'obliger leurs fonctionnaires, représentants et employés à porter des masques, des chemises d'hôpitaux et des gants lorsqu'ils soignaient des patients chez qui on avait diagnostiqué des symptômes de nature respiratoire.
  • Ils auraient pu et ils auraient dû isoler sur-le-champ tous les patients qui souffraient du SRAS, y compris ceux que l'on soupçonnait d'être atteints de cette maladie, et ils ne l'ont pas fait.
  • Ils ont omis de prendre acte de la situation et de protéger des citoyens contre une maladie facilement transmissible et potentiellement mortelle, alors qu'ils connaissaient ou auraient dû connaître ces caractéristiques du SRAS.
  • Ils ont omis de concevoir ou de déployer une série de mesures pour protéger les patients ou les visiteurs contre un risque de maladie prévisible et marqué, alors qu'ils savaient ou auraient dû savoir que la maladie en cause était facilement transmissible et potentiellement mortelle8.

À leur décharge, les responsables des hôpitaux concernés ont soutenu qu'ils avaient pris toutes les précautions raisonnables dans les circonstances pour protéger les demandeurs contre l'infection par le SRAS, [traduction] « conformément aux normes acceptées s'appliquant à ce type d'obligation de diligence et en accord avec les connaissances scientifiques sur le SRAS dont on disposait à l'époque9 ». Ces « connaissances scientifiques » englobaient le débat scientifique qui avait eu lieu à l'époque à propos de la question de savoir si les infirmières/infirmiers devaient porter des masques respiratoires N95 pour se protéger contre l'infection par le virus du SRAS tel que celui-ci peut être transmis par des aérosols, et ce, alors qu'on ne savait toujours pas à ce moment-là si ce virus pouvait se retrouver en suspension dans l'air. Ironiquement, ce même débat a cours en ce moment au sujet de la question de savoir si le virus de l'Ebola peut ou pourrait finir par se retrouver en suspension dans l'air.

Dans le rapport sur le SRAS, M. le juge Campbell déclare que lorsque la sécurité est en cause, il n'est pas nécessaire de savoir s'il avait été scientifiquement démontré que le virus le du SRAS pouvait se retrouver en suspension dans l'air et qu'on ne peut pas attendre d'obtenir des confirmations de nature scientifique avant de prendre des mesures raisonnables pour réduire le risque (telles que l'utilisation prophylactique de masques respiratoires N95). Ceci est une reformulation du principe de prudence énoncé antérieurement par le M. le juge Krever alors qu'il dirigeait la Commission d'enquête sur l'approvisionnement en sang au Canada :

           Si on a des preuves raisonnables d’une menace imminente à la santé publique, il ne faut pas attendre d’avoir des preuves strictes de l’existence d’un rapport de cause à effet avant de prendre les mesures nécessaires pour contrer ce danger.  

De façon pratique, le principe de prudence sert à orienter les directeurs d'hôpitaux lorsque ceux-ci doivent s'assurer que les préoccupations des employés en matière de sécurité sont traitées avec sérieux et que l'on prend des mesures pour que les employés se sentent en sécurité, même si cela implique que l'on devra mettre en œuvre ou continuer d'observer des précautions accrues en matière de sécurité alors que certains experts pourraient soutenir qu'il n'a pas été scientifiquement démontré que ces précautions sont [traduction] « nécessaires ».

Bien que le principe d'une norme de diligence élevée (soit une obligation de prudence par opposition à une obligation de diligence raisonnable) n'ait pas encore été examiné d'un point de vue juridique, les directeurs et les représentants d'hôpitaux sont déjà généralement tenus, et cela est bien établi au sein des établissements, d'agir avec la même diligence et la même compétence qu'une personne raisonnablement prudente le ferait dans des circonstances comparables (obligation de diligence).

Tel que discuté plus loin, il existe d'autres exigences légales qui obligent les hôpitaux et leurs directeurs et représentants à s'acquitter de leur [traduction] « obligation de diligence raisonnable » quand vient le moment d'approuver et de superviser la mise en œuvre de systèmes et de mesures visant à protéger les employés, les patients et les visiteurs et qu'ils savent ou devraient savoir que la maladie en cause est facilement transmissible et potentiellement mortelle.

Loi sur les hôpitaux publics (Ontario)

Aux termes du règlement relatif à la gestion hospitalière pris en vertu de la LHP, les conseils d'hôpitaux sont d'abord et avant tout responsables de la gouvernance et de la gestion des hôpitaux. Le conseil « fait ce qui suit » : (i) il surveille les activités de l’hôpital pour s’assurer de leur conformité avec la LHP, les règlements et les règlements administratifs de l’hôpital; et (ii) il s’assure que la direction de l'hôpital élabore des plans pour faire face, a) d’une part, aux situations d’urgence qui pourraient faire augmenter la demande habituelle de services fournis par l’hôpital ou perturber la routine de travail à l’hôpital (pandémie) et, d’autre part, b) aux situations où des personnes ne fournissent pas les services qu’elles devraient normalement fournir à l’hôpital (conflits de travail).

Le conseil adopte des règlements administratifs sur ce qui suit : (i) la garantie d’un lieu de travail sécuritaire et salubre à l’hôpital, (ii) l’utilisation sécuritaire des substances, de l’équipement et du matériel médical à l’hôpital, (iii) le recours à des pratiques de travail sécuritaires et salubres à l’hôpital, (iv) la prévention des accidents causant des blessures sur les lieux de l’hôpital, et (v) l’élimination des risques inutiles et la diminution des dangers inhérents au milieu hospitalier.

Le conseil doit aussi « faire ce qui suit » : (i) il assure la création et le fonctionnement d’un programme de surveillance médicale dans le cadre duquel est prévu un programme de surveillance des maladies transmissibles visant toutes les personnes exerçant des activités à l’hôpital, et (ii) il s’assure que l’hôpital prend les mesures nécessaires dans les circonstances pour isoler le malade.

Tel qu'indiqué plus haut, les directeurs peuvent aussi être tenus personnellement responsables d'un manquement du conseil à son obligation de réaliser en toute bonne foi les mandats prévus à la LHP. La Cour d'appel de l'Ontario a déclaré que les directeurs seront réputés avoir agi de mauvaise foi si le conseil exerce son pouvoir légal de prendre des décisions aux termes de la LHP dans un but secret et non pas pour servir l'intérêt public, et ce, alors qu'il aurait dû savoir que sa conduite allait probablement causer du tort à d'autres personnes10. Cela présuppose un seuil relativement peu élevé.

Loi sur la santé et la sécurité au travail (Ontario)

En plus de la LHP, les conseils d'hôpitaux sont aussi assujettis à la LSST. Aux termes de la LSST, les directeurs et représentants d'hôpitaux ont l'obligation générale de faire preuve de toute « l'attention raisonnable » pour que l'hôpital se conforme (i) à la présente loi et aux règlements, (ii) aux ordres et aux exigences des inspecteurs et des directeurs et (iii) aux arrêtés du MT.

Les hôpitaux, en tant qu'[traduction] « employeurs », et leurs « superviseurs » ont l'obligation de diligence expresse de prendre « toutes les précautions raisonnables dans les circonstances pour assurer la protection du travailleur. » Compte tenu de l'obligation générale qu'ont les directeurs et représentants d'agir en conformité avec la LSST, on peut soutenir qu'ils ont eux aussi l'obligation expresse de prendre des précautions pour assurer la protection des employés.

Lorsqu'on analyse l'interaction entre les obligations qu'ont les directeurs d'hôpitaux aux termes de la LHP et celles que leur confère la LSST, il est extrêmement important de noter que la LSST prévoit expressément que ses dispositions « l'emportent » sur les dispositions d’autres lois générales ou spéciales en Ontario, y compris la LHP :

           2. (2) Les dispositions de la présente loi et des règlements l’emportent sur les dispositions d’autres lois générales ou spéciales.  

On peut donc soutenir que suivant la façon dont on interprète la loi, l'obligation qu'ont les directeurs d'hôpitaux de protéger les employés aux termes de la LSST a préséance sur celle de protéger les patients, telle que prévue dans la LHP. Cette préséance, examinée au regard de l'utilisation du mot « précautions » dans la LSST, donne à penser qu'en vertu de cette loi, le principe de prudence est déjà compris dans les normes de diligence que les hôpitaux et leurs directeurs, représentants et superviseurs doivent observer lorsqu'ils s'acquittent de leur obligation de protéger les employés.

Ce point de vue est corroboré par la recommandation figurant dans le rapport sur le SRAS, voulant que le principe de prudence devrait être adopté en tant que [traduction] « principe directeur dans l'ensemble des systèmes de santé, de santé publique et de sécurité des travailleurs de l'Ontario ». Par conséquent, les directeurs d'hôpitaux doivent être prêts à réagir lorsqu'en raison d'obligations qui s'opposent, le conseil pourrait être obligé de faire passer la sécurité des employés avant la fourniture de soins aux patients, et cela devrait être pris en considération lorsqu'on élabore ou approuve des politiques ou des lignes directrices aux termes de la règle du jugement d'affaires. La Cour suprême du Canada a attesté que même si l'obligation fiduciaire d’agir au mieux des intérêts d'une société comprend l'obligation de traiter équitablement et justement toutes les parties intéressées concernées par des poursuites visant cette même société, il peut arriver qu'il soit impossible de répondre aux besoins de ces parties intéressées.11

Recommandations

Lorsqu'ils se préparent à gérer une éventuelle flambée épidémique d'Ebola, les conseils d'hôpitaux devraient, en guise de « précautions raisonnables dans les circonstances » visant à protéger les employés, créer et mettre en œuvre des systèmes et mesures qui seront appliqués à cette fin en conformité avec le principe de prudence, et déterminer eux-mêmes si certaines lignes directrices constituent, justement, des précautions raisonnables dans le contexte qui est propre à leur hôpital12. En fait, cela correspond à la norme défendue par les syndicats d'infirmières/infirmiers, et les conseils d'hôpitaux doivent s'attendre à ce que cette norme soit aussi citée dans le cadre de tout litige découlant d'un manquement à l'obligation de protéger les employés contre une maladie infectieuse telle que le SRAS ou la fièvre Ebola dans le futur.

Compte tenu de la gravité du risque13 et de la responsabilité correspondante14 découlant de la menace que pose le virus de l'Ebola, on recommande aux conseils d'hôpitaux d'obliger l'administration de leur hôpital à leur confirmer de façon régulière que l'essentiel des dispositions de la LHP et de la LSST sont mises en application et que des mesures visant à prévenir les maladies infectieuses (y compris la fièvre Ebola) ont été prises en conformité avec le principe de prudence et une norme adaptée au contexte propre à l'hôpital et au niveau de risque qui y a cours. Même si ces confirmations ne permettent pas en soi de s'acquitter de l'obligation de diligence correspondante, leur réception constitue une mesure de surveillance raisonnable qui permettra au conseil d'être régulièrement informé de la mesure dans laquelle les lois sont appliquées et, s'il y a lieu, de faire un suivi auprès de la direction et de poser des questions relativement aux systèmes et mesures qui ont été ou qui sont en train d'être mis en œuvre pour protéger les employés et les patients contre les maladies infectieuses.

De plus, compte tenu du fait que les intérêts des parties intéressées (c'est-à-dire les intérêts des employés et des patients) s'opposent grandement, et en raison, aussi, de ce qui pourrait se produire si on décrétait que la sécurité des employés a préséance sur la fourniture de soins aux patients, les conseils d'hôpitaux devraient s'assurer de gérer ces intérêts incompatibles avec le plus grand sérieux afin de les concilier, et ils devraient aussi voir à les documenter de façon exhaustive (dans des documents, rapports et procès-verbaux du conseil, par exemple) de manière à ce qu'il soit bien établi que le conseil s'est acquitté de son obligation de diligence raisonnable en toute bonne foi et en agissant dans l'intérêt de l'hôpital, et que le processus mis en œuvre par ce même conseil pour en arriver à sa décision est tel qu'un tribunal dirait que ledit conseil a fait montre d'un jugement d'affaires approprié15.

Alors qu'ils se préparent à affronter le virus de l'Ebola dans le contexte des enseignements tirés de l'expérience du SRAS, les directeurs d'hôpitaux ne doivent pas oublier que le mandat fondamental de la Commission d'enquête sur le SRAS consistait à [traduction] « s'assurer que la santé des Ontariens soit protégée et améliorée, et que les risques posés par le SRAS et d'autres maladies transmissibles soient gérés efficacement dans le futur ». Or le futur, c'est maintenant.


1  Williams c. Ontario, 2009 CA ON 378 (CanLII) [Williams no 2]; Succession de Jamal c. Scarborough Hospital, 2009 CA ON 376 (CanLII); Succession de Henry c.  Scarborough Hospital, 2009 CA ON 3T75 (CanLII); Abarquez c. Ontario, 2009 CA ON 374 (CanLII) [Abarquez]; Succession de Laroza c. Ontario, 2009 CA ON (CanLII).

2  Williams c. Canada (Procureur général), 2005 CarswellOnt 3785 (CS ON) [Williams no 1]; Succession de Jamal c. Scarborough Hospital - Grace Division, [2005] OJ No 3506 (CS ON); Succession de Henry (fiduciaire de) c. Scarborough Hospital, 2005 CarswellOnt 3758 (CS ON); Abarquez c. Ontario, 2005 CarswellOnt 3782 (CS ON); Laroza c. Ontario, 2005 CarswellOnt 3784 (CS ON).

3  Williams no 1, ibid., ¶¶5-14.

4  Williams no 1, supra,note 1, ¶¶89-90.

5  Williamsno 2, supra, note 2, ¶¶9-36; Abarquez,supra, note 2, ¶¶26-27.

6  Williams no 2, supra, note 1.

7  Beiko c. Hotel Dieu Hospital St. Catharines, 2007 CanLII 1912 (CS ON) ¶39; MacArthur c. Meuser, 1997 CanLII 12312 (CS ON) ¶30 et ¶¶41-44.

8  Succession de Jamal c. Scarborough Hospital, déclaration [2005] OJ No 3506 (CS ON), dossier de la Cour no 03-CV-257585CM 1.

9  Succession de Jamal c. Scarborough Hospital, défense [2005] OJ No 3506 (CS ON), dossier de la Cour no 03-CV-257585CM 1.

10  Rosenhek c. Windsor Regional Hospital, 2010 CA ON 13 ¶36, autorisation d'appel refusée, [2010] CSCR No 89.

11  BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC, ¶¶81-83.

12  Tel que cela a été rapporté dans un grand nombre de médias, les Centres for Disease Control and Prevention (CDC) ont récemment révisé leurs lignes directrices sur l'équipement de protection personnelle (EPP) afin de les aligner sur les lignes directrices plus prudentes de Médecins sans frontières, et ce, après que deux infirmières du Texas qui traitaient le premier patient atteint de la fièvre Ebola furent elles-mêmes infectées par ce virus.

13  Citons, à cet égard, la crise que vit le Texas Health Presbyterian Hospital Dallas, qui a accueilli en septembre la première personne ayant reçu un diagnostic d'Ebola aux États-Unis. Le patient en cause est mort, des infirmières ont été infectées, des dizaines d'autres ont été mises en quarantaine et on a fait sortir presque tous les patients et employés de l'hôpital. Greg Botelho et Jacque Wilson, « Thomas Eric Duncan: First Ebola death in U.S. », CNN (8 octobre 2014); Catherine E. Shoichet, Josh Levs et Holly Yan, « Ebola patient flew on commercial jet; why didn't anyone stop her? », CNN (16 octobre 2014); Chris Isidore et Cristina Alesci, « Dallas hospital hit by Ebola losing patients and money » CNN Money (17 octobre 2014).

14  Mentionnons aussi les inspections préventives récentes menées par le MT dans des hôpitaux en Ontario dans le cadre des mesures prises relativement au virus de l'Ebola et à l'issue desquelles seulement deux hôpitaux n'ont pas reçu d'ordonnance d'application des règlements alors que 50 ordonnances de ce genre ont été signifiées à 13 autres hôpitaux. Kelly Grant, « Inspections find 13 Ontario hospitals unprepared for Ebola cases » The Globe and Mail (17 octobre 2014).

15  Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l. et l'Institut des administrateurs de sociétés, Les responsabilités des administrateurs au Canada , 6éd. (octobre 2014), pp. 11-12.