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La Cour supérieure de l’Ontario reconnaît une nouvelle cause d’action s’attaquant au harcèlement par Internet

Auteur(s) : Kevin O’Brien, Karin Sachar

Fév 9 2021

Dans l’affaire Caplan v. Atas (Caplan), le juge Corbett a pris la mesure extraordinaire de reconnaître un nouveau délit existant en common law, celui de harcèlement par Internet, en réponse à une odieuse campagne de harcèlement en ligne remontant à plusieurs décennies. Ce faisant, il a reconnu les lacunes existantes dans le droit ontarien pour remédier à ce phénomène troublant et a distingué les faits dans cette affaire de ceux de la récente décision rendue dans l’affaire Merrifield v. Canada, dans laquelle la Cour d’appel de l’Ontario a refusé de reconnaître le délit civil de harcèlement.

L’affaire Caplan introduit de nouveaux outils et recours qui seront favorablement accueillis par des demandeurs cherchant à régler le problème de plus en plus répandu du harcèlement, de l’intimidation et du discours haineux en ligne ainsi que du cyberharcèlement. Le juge Corbett a toutefois prévenu que le droit doit continuer d’évoluer, soulignant que :

[traduction] « […] le droit a besoin de meilleurs outils, d’une plus grande coopération intergouvernementale et d’une réglementation plus rigoureuse du “marché” électronique des “idées” dans un monde où l’accès aux moyens de communication de masse est quasi universel. »

Les commentaires du juge Corbett font écho aux préoccupations soulevées par la Commission de réforme du droit de l’Ontario (la CRDO) dans son récent rapport sur « le droit à la diffamation à l’époque d’Internet », à propos duquel nous avons écrit ici. Le juge Corbett est d’accord avec la CRDO pour dire que le législateur devrait s’attaquer directement à la question du harcèlement en ligne.[1] Entre-temps, la reconnaissance du délit de harcèlement en ligne est une évolution positive qui, espérons-le, offrira aux victimes une autre voie de recours pour s’attaquer directement aux préjudices du harcèlement en ligne (en supposant que, cette fois, le délit survive à tout appel).

Contexte

Dans l’affaire Caplan, la décision concerne trois requêtes en jugement sommaire et une requête en jugement par défaut déposées par les demandeurs dans le cadre de quatre actions distinctes, toutes relatives à la conduite d’une même défenderesse, Mme Atas.

Pendant des années, la défenderesse a mené des [traduction] « campagnes systématiques de mensonges préjudiciables visant à causer des préjudices émotionnels et psychologiques » aux demandeurs et à un cercle toujours grandissant de leurs sociétaires. Au moment de l’audience, on dénombrait jusqu’à 150 victimes de ces attaques, des victimes ayant fait l’objet d’accusations sans fondement allant de l’inconduite professionnelle à la pédophilie. Les demandeurs ont intenté des actions pour libelle diffamatoire et (dans deux des cas) pour harcèlement et nuisance privée. De plus, ils ont cherché à faire interdire définitivement les messages diffamatoires et harcelants de la défenderesse.

Malgré le fait que la défenderesse se soit vu interdire de mettre pratiquement tout contenu en ligne en vertu de trois injonctions interlocutoires, elle a continué de diffamer et de harceler les demandeurs sur Internet. Elle a également activement prolongé et compliqué la procédure judiciaire en demandant (pour y mettre fin plus tard) la désignation d’un tuteur à l’instance en raison de maladie mentale, faisant stratégiquement cession de ses biens à la veille des requêtes en jugement sommaire[2] et ne respectant pas à répétition les ordonnances et les directives de la Cour. Même les 74 jours que la défenderesse a passés en prison ne l’ont pas dissuadée de mettre fin à son inconduite.

Les demandeurs ont déposé plus de 30 000 pages de documents à l’appui de leurs requêtes. Après avoir examiné le dossier et pris en considération les principes pertinents de défaut et de jugement sommaire, le juge Corbett a rendu jugement en faveur des demandeurs dans les quatre requêtes.

Le délit de diffamation

Le juge Corbett a estimé que l’abondante preuve versée au dossier par les plaignants contenait des milliers d’exemples de messages en ligne qui étaient à la fois diffamatoires en apparence et dirigés ou destinés à un ou plusieurs des demandeurs. Après avoir passé en revue les éléments de preuve pertinents, la Cour a également déterminé que – malgré les tentatives de la défenderesse de publier ses commentaires en ligne de manière anonyme ou pseudo-anonyme –, les demandeurs avaient prouvé selon la prépondérance des probabilités que la défenderesse était l’auteure des propos diffamatoires.

Ultimement, la Cour a conclu que le fait que la défenderesse n’avait produit aucune preuve à l’appui de ses défenses était fatal dans les circonstances de cette affaire et que le délit de diffamation était établi.

Le délit de harcèlement en ligne

La partie de loin la plus remarquable de la décision a été l’introduction du nouveau délit civil. Le juge Corbett a déterminé que les recours limités prévus par la loi contre la diffamation n’étaient pas suffisants pour contrôler ou arrêter le harcèlement dont la défenderesse était l’auteure. Afin d’offrir des possibilités de recours appropriées pour s’attaquer au harcèlement en question dans cette affaire, il était nécessaire de reconnaître un nouveau délit en common law, soit le délit de harcèlement par Internet.

La clé de cette conclusion a été la constatation qu’un défendeur qui se livre à du harcèlement a l’intention non seulement de nuire à la réputation, mais aussi de [traduction] « harceler et molester par des publications répétées et en série de propos diffamatoires, non seulement des victimes primaires, mais aussi de causer à ces victimes une détresse supplémentaire en ciblant des personnes qui leur sont chères, de manière à provoquer la peur, l’anxiété et la misère ».

Le juge Corbett a distingué la récente décision rendue dans l’affaire Merrifield v. Canada, où la Cour d’appel de l’Ontario a refusé de reconnaître le délit en common law de harcèlement dans un contexte d’emploi. Dans l’affaire Merrifield, la Cour d’appel a conclu que le délit consistant à causer intentionnellement des souffrances morales était un recours suffisant dans les circonstances de l’affaire et que, en tout état de cause, elle n’avait été saisie d’aucune autorité judiciaire étrangère, d’aucune doctrine, ni d’aucune raison impérative d’ordre public pour reconnaître un nouveau délit et ses éléments requis. Toutefois, la Cour n’a pas empêché le développement d’un [traduction] « délit de harcèlement correctement établi qui pourrait s’appliquer dans les contextes appropriés » d’une affaire future.

L’affaire Caplan v. Atas pourrait très bien s’avérer cette affaire. Le juge Corbett a estimé que le délit consistant à causer intentionnellement des souffrances morales n’était pas adéquat ou conçu pour tenir compte de la situation personnelle des demandeurs. En vertu du critère applicable à ce délit, le demandeur doit prouver que la conduite du défendeur est flagrante et scandaleuse, vise à produire un préjudice et entraîne une maladie visible et prouvable. Le juge Corbett a souligné que les demandeurs ne devraient pas avoir à établir une [traduction] « maladie visible et prouvable » avant de pouvoir mettre fin au harcèlement de la défenderesse.

Contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Merrifield, la Cour était saisie de recherche en sciences sociales confirmant que la prévalence du harcèlement en ligne augmente rapidement et a un impact profondément négatif sur ses victimes. Aussi, la Cour bénéficiait de jurisprudence américaine portant sur le délit de harcèlement dans des communications sur Internet. Bien que le juge Corbett ait reconnu qu’aucune cour de common law (à l’extérieur des États-Unis) n’avait reconnu le délit de harcèlement, il a souligné que les arrêts reconnaissant le délit d’atteinte à la vie privée (ou d’intrusion dans la solitude) soutenaient cette évolution de la common law.

Prenant ces considérations ensemble, le juge Corbett a estimé que le préjudice sociétal causé par le harcèlement en ligne justifiait la reconnaissance d’une conduite délictueuse contraire aux principes de common law en Ontario. Le juge Corbett a adopté le critère américain applicable au délit de harcèlement par Internet :

Lorsqu’un défendeur se livre, par malveillance ou par imprudence, à un comportement en matière de communications d’une nature, d’une durée et d’un degré extrêmes, de manière à dépasser toutes les limites possibles de la décence et de la tolérance, dans l’intention de provoquer la peur, l’anxiété et des troubles émotifs ou encore de porter atteinte à la dignité du demandeur, et ce dernier subit un tel préjudice.

La Cour a estimé que la conduite de la défenderesse dans cette affaire répondait manifestement au critère strict susmentionné.

Réparations accordées aux demandeurs

Tout aussi remarquables sont les réparations que le juge Corbett a accordées aux demandeurs, reconnaissant que la dissuasion traditionnelle (par exemple, 74 jours d’incarcération) n’avait pas dissuadé la défenderesse en l’espèce :

  • Injonction permanente : La Cour a accordé une injonction permanente interdisant à la défenderesse toute communication par Internet avec non seulement les plaignants, mais aussi toutes [traduction] « autres victimes de sa diffamation et de son harcèlement, ainsi que leurs familles et personnes apparentées et leurs collaborateurs ». Étendre l’injonction à un groupe aussi large, comprenant des tiers, était nécessaire pour empêcher la défenderesse de diriger son harcèlement vers un nouvel ensemble de victimes associées à ses principales victimes (une tactique à laquelle elle avait eu recours à de nombreuses reprises dans le passé). Selon la Cour, l’une des raisons pour lesquelles il était nécessaire de reconnaître le délit de harcèlement était pour [traduction] « protéger les demandeurs contre un large éventail de comportements fautifs, dont le fait de nuire à autrui pour causer un préjudice à un demandeur ».
  • Transfert de titre des messages offensants : La Cour est allée jusqu’à ordonner que le droit, le titre, l’intérêt et la propriété de la défenderesse relativement à ses divers messages et comptes de courrier électronique litigieux soient transférés, sans recours, à un amicus curiae, soit un avocat ou expert indépendant désigné par la Cour, afin de retirer ces publications d’Internet. En l’espèce, la Cour a estimé qu’ordonner à la défenderesse de retirer ses propos serait inefficace, car elle ne s’y conformerait tout simplement pas, ce qui entraînerait de nouveaux conflits et litiges entre les parties.
  • Conclusions de fait facilitant le retrait des messages : La Cour a aussi tiré des conclusions factuelles concernant la fausseté des messages contestés, bien que les demandeurs n’aient pas eu à s’acquitter de ce fardeau pour établir l’existence de diffamation. Les demandeurs ont expressément demandé ces conclusions de fait « supplémentaires », qui sont nécessaires pour obtenir la suppression de messages dans certains ressorts américains, afin d’éviter d’avoir à rouvrir ces questions devant une autre tribune. La Cour a conclu que les constatations de fait constituaient un redressement accessoire acceptable dans cette affaire, même si elles n’étaient pas nécessaires pour trancher l’affaire en vertu des lois de l’Ontario.

La Cour a aussi conclu que le fait d’obliger la défenderesse à présenter des excuses n’aurait aucune utilité dans cette affaire, car (entre autres raisons) la défenderesse n’était pas une personne publique dont la parole avait de la crédibilité ou du poids et, en tout état de cause, elle ne s’y plierait presque certainement pas.

Principaux points à retenir

La reconnaissance du délit de harcèlement par Internet est une évolution positive (et attendue depuis longtemps) pour les victimes d’abus persistants en ligne, car elle fournit une cause d’action pour un mal social que la loi était auparavant mal outillée pour traiter.

Comme l’a démontré l’affaire Caplan, le nouveau délit peut également donner aux victimes la possibilité de chercher des recours pratiques qui répondent directement au préjudice causé par le harcèlement. Il s’agit notamment d’injonctions permanentes pouvant protéger des tiers qui n’ont pas encore été visés par le harcèlement, d’ordonnances de transfert de titres de messages et de comptes en ligne offensants pour faciliter le retrait de contenu harcelant et de constatations accessoires de la fausseté de déclarations contestées (au moins dans les cas où cela ne créerait pas une charge excessive pour le tribunal). Des demandeurs qui intentent des actions pour harcèlement en ligne doivent envisager de manière proactive toute la gamme des recours possibles lorsqu’ils exposent les réparations demandées.

Bien que l’affaire Caplan marque une avancée importante en matière de reconnaissance du délit de harcèlement en ligne, elle souligne également la capacité limitée de la common law de fournir des recours pratiques aux cibles du harcèlement en ligne de manière rapide et efficace. La Cour a attiré l’attention de la législature, en notant les changements importants recommandés par la CRDO, dont des moyens plus créatifs et plus rapides d’apporter de l’aide à des victimes qui se trouvent dans une situation semblable à celle des demandeurs.

Il reste à voir si la défenderesse fera appel de la décision, ce qui donnerait à la Cour d’appel la possibilité de se pencher sur la question de la réintroduction du délit, cette fois-ci en fonction de faits peut-être plus appropriés. La défenderesse ayant déjà été déclarée plaideuse quérulente, elle ne peut pas faire appel sans l’autorisation de la Cour. Vu l’importance de la question pour la profession et la société en général, un tel examen en appel serait bien accueilli.

 

[1] Alors que d’autres territoires (par ex., l’Angleterre, la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Écosse) ont promulgué des lois pour commencer à lutter contre le harcèlement par Internet, l’Ontario ne l’a pas encore fait malgré les recommandations de la CRDO en faveur de modifications importantes dans ce domaine du droit.

[2] En réponse, les demandeurs ont abandonné leurs demandes en dommages-intérêts et en dépens, ouvrant du coup la voie à la poursuite des requêtes malgré le dépôt par la défenderesse de son bilan à la onzième heure.