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Une attribution de dommages-intérêts de 125 millions de dollars dans l’industrie pharmaceutique est annulée par la règle du ouï-dire

Auteur(s) : J. Bradley White, Nathaniel Lipkus

6 juin 2016

Au cours des dernières années, les tribunaux canadiens ont étudié diverses demandes de dommages-intérêts par des fabricants de médicaments génériques dont les produits ont été tenus à l’écart du marché en raison de brevets appartenant à des fabricants de médicaments de marque déposée protégés par la réglementation sur les brevets pharmaceutiques (le Règlement sur les médicaments brevetés [avis de conformité]). Dans l’un de ces litiges, la Cour fédérale a accordé 125 millions de dollars en dommages-intérêts à Teva, après avoir conclu que le générique de venlafaxine de la société avait été abusivement écarté du marché. Or, le 31 mai 2016, la Cour d’appel fédérale a autorisé l’appel de cette décision aux motifs que le juge de première instance avait fondé sa décision sur une preuve par ouï-dire irrecevable pour déterminer que Teva serait en mesure d’approvisionner le marché. Dans sa décision rendue dans l’affaire Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, le juge Stratas souligne la nouvelle propension à appliquer scrupuleusement les règles de preuve. Nous croyons que cette décision aura une grande incidence sur le déroulement des procédures introduites devant la Cour fédérale à l’avenir.

L’action a été intentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le « Règlement »), en vertu duquel les fabricants de médicaments de marque peuvent faire valoir les brevets figurant dans le Registre de brevets de manière à empêcher l’approbation d’une demande relative à un médicament générique. L’exercice d’une action en justice en vertu du Règlement déclenche une suspension automatique de 24 mois durant laquelle la version générique d’un médicament ne peut être approuvée tant que l'affaire n'a pas été jugée. Wyeth, qui a été absorbée par Pfizer, a déposé une poursuite contre Ratiopharm, qui a été absorbée par Teva, en vertu du Règlement, relativement à un brevet pour son médicament appelé Effexor XR (venlafaxine). Il a été conclu que le brevet avait été indûment inscrit au registre en association avec le produit de Wyeth. L’inscription inappropriée a retardé de plus de 18 mois l’entrée sur le marché du produit de Ratiopharm.

Le Règlement autorise le fabriquant d’un générique à réclamer des dommages-intérêts pour la durée pendant laquelle le médicament a été tenu à l’écart du marché en raison d’une procédure de demande de brevet ayant échoué. À l’issue du procès, Teva (en tant que successeur de Ratiopharm) s’est vue accorder des dommages-intérêts de 125 millions de dollars, y compris des intérêts avant jugement, pour le retard subi relativement à sa demande d’approbation de son médicament venlafaxine.

L’une des questions en litige au procès visait à déterminer si le fournisseur de Ratiopharm, relativement à la matière première venlafaxine, avait la capacité et l’intention de fabriquer et de fournir de la venlafaxine de manière à approvisionner le marché canadien. Au procès, le vice-président, Gestion du développement et affaires réglementaires de Teva a déclaré que le fournisseur était prêt à le faire. Il a affirmé avoir reçu des signaux encourageants à la suite d’une visite sur les lieux et a mentionné différents courriels échangés entre ses subalternes et le fournisseur. Pfizer s’est objecté à ces courriels, alléguant qu’ils constituaient des preuves par ouï-dire irrecevables, mais le juge de première instance a estimé que la preuve serait admise et évaluée de manière appropriée. Bien qu’il ait reconnu qu’aucun témoin de ce fournisseur n’était venu témoigner et offrir une preuve directe, le juge de première instance a estimé que la preuve apportée par Teva sur la question de l’approvisionnement était fiable.

La Cour d’appel fédérale a rejeté plusieurs motifs d’appel invoqués par Pfizer, mais était très préoccupée par le fait que la preuve de ouï-dire avait été admise. La Cour a noté qu’il incombait à Teva, en tant que demandeur, d’établir la preuve qu’elle aurait pu avoir accès au produit en quantité suffisante, qu’elle l’aurait utilisé ou qu’elle aurait pu l’utiliser. Dans l’exposé de ses motifs, le juge Stratas a souligné que certaines règles de preuve avaient été assouplies ces derniers temps et que :

[83] [Traduction] […] attirés par cette tendance à la flexibilité, certains juges dans différents territoires avaient été tentés d'accueillir toutes les preuves pertinentes, sous réserve de l’évaluation ultérieure de la valeur probante de la preuve. Selon notre Cour suprême, Il s’agirait là d’une hérésie. […]

La Cour a statué que la preuve émanant du fournisseur et des membres du personnel de Teva constituait une preuve par ouï-dire et qu’elle n’était pas admissible. Le juge Stratas a souligné le droit des parties dans une instance civile de contester les preuves présentées contre elles et a affirmé que « [traduction] tous les méfaits associés à l’admission de la preuve par ouï-dire étaient présents en l’instance ». Le témoin cité par Teva n’était pas en mesure de fournir une preuve directe, une preuve primaire de la capacité d’exploitation du fournisseur, des contraintes avec lesquelles on avait dû composer et des mesures qu’on aurait pu prendre. La Cour a établi que la preuve fournie n’était ni nécessaire ni fiable (dans le cas contraire, on aurait pu faire exception à la non recevabilité de la preuve par ouï-dire) et que la preuve par ouï-dire ne pouvait être admise pour corroborer d’autres éléments de preuve, admettre en preuve le témoignage d’un dirigeant plutôt que celui d’un employé ou encore pour attester de l’état d’esprit d’auteurs de courriels non authentifiés.

La Cour n’a pas apprécié de nouveau la preuve, elle a plutôt renvoyé la cause au juge de première instance afin que celui-ci tranche la question de savoir si Ratiopharm (Teva) aurait eu accès et aurait pu avoir accès à des quantités suffisantes de venlafaxine en temps opportun de manière à approvisionner le marché; la question ayant une incidence directe sur les dommages-intérêts auxquels la société aurait pu avoir droit. Cependant, afin de guider le juge de première instance dans sa réévaluation, le juge Stratas a insisté sur la rigueur qu’il devait s’imposer dans le choix des éléments de preuve dont il tiendra compte et des motifs sur lesquels il se fondera pour tirer des conclusions de la preuve, en citant des cas de jurisprudence pertinents quant au moment et à la façon de tirer certaines conclusions.

Dans sa décision, la Cour d’appel fédérale a fourni une feuille de route à l’intention des parties en litige, des conseillers juridiques et des juges de première instance relativement à la norme renouvelée selon laquelle la preuve au procès devrait être évaluée par la Cour fédérale. Cette affaire incite à accorder une importance accrue aux règles de preuve et, en particulier, à la règle de non admissibilité de la preuve par ouï-dire. À tout le moins, les parties qui se présenteront devant la Cour fédérale sont maintenant très au fait des normes applicables à l’évaluation de la preuve présentée au soutien d'une réclamation en dommages-intérêts.