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« Jetonisation » : une valorisation qui comporte ses difficultés juridiques

Auteur(s) : Matthew T. Burgoyne, Laure Fouin

Le 27 février 2024

Pendant le boom des premières offres au public de cyberjetons survenu en 2017 et en 2018, le concept de titrisation des actifs du monde réel (« Real-World Assets » ou « RWA ») en cyberjetons, ou « jetonisation », s’est popularisé. De nombreux innovateurs ont alors vu l’occasion de « désintermédier » les modèles financiers traditionnels et d’accroître la liquidité des marchés secondaires. En 2024, la jetonisation des RWA a non seulement refait surface dans les discussions, mais elle est désormais actualisée par la mise en œuvre de mesures concrètes. De grandes institutions financières, dont JPMorgan Chase, Citibank, UBS, HSBC et BlackRock, ainsi que de (relativement) nouveaux acteurs canadiens comme Atlas One, Polymath et Taurus, ont offert, ou ont annoncé leur intention d’offrir des services et des produits de jetonisation de RWA. Les organisations ont recours à ces services pour jetoniser tout ce qui va des actions et obligations aux terres agricoles, en passant par les métaux précieux. La Banque européenne d’investissement a émis son troisième lot d’obligations jetonisées au début de l’année et Broadridge, société d’infrastructures technologiques financières établie aux États-Unis, facilite désormais la négociation de conventions de rachat jetonisées d’une valeur de plus de 1 000 milliards de dollars chaque mois sur sa plateforme Distributed Ledger Repo

Les émetteurs, les plateformes et les autres entités du Canada prenant part aux placements de RWA jetonisés devraient s’informer sur les régimes de propriété et les mécanismes de transfert; le processus de jetonisation; les lois sur les valeurs mobilières et les dispenses qui y sont prévues; les lois sur la lutte contre le recyclage des produits de la criminalité; les conséquences des lois sur la protection des renseignements personnels et des données; et les mécanismes de protection des consommateurs. Ces questions peuvent jeter la lumière sur diverses actions, notamment la structuration d’un placement de jetons et la conception ou la sélection d’une plateforme de jetonisation et d’une chaîne de blocs appropriée.

Jetonisation

La jetonisation consiste à adosser une chaîne de blocs à un actif. Elle permet principalement d’offrir le RWA sous-jacent sur de nouveaux marchés à un plus grand nombre d’acheteurs et de vendeurs. Grâce à la portée mondiale des marchés des cryptoactifs, les participants peuvent conclure des opérations d’achat et de vente sur les RWA qui, autrement, pourraient ne pas leur être accessibles. En titrisant les RWA en jetons, même les acheteurs sensibles aux prix peuvent s’offrir à prix abordable des RWA qui seraient normalement hors de la portée de leur bourse.

Les jetons peuvent être pourvus de fonctions logiques et associés à d’autres processus automatisés, de sorte qu’ils sont plus faciles à gérer que, par exemple, les valeurs mobilières émises sous forme de certificat ou inscrites en compte auprès d’intermédiaires. La programmabilité des jetons peut réduire la probabilité d’erreurs et soutenir la promotion de règles intégrées, ce qui simplifie le respect des lois, la reddition de comptes, et les vérifications et audits.

Les opérations financières, en particulier celles qui sont transfrontalières, sont souvent retardées en raison du grand nombre d’intermédiaires requis, notamment à l’étape de leur exécution et de leur règlement. Toutefois, grâce à leur nature distribuée et transparente, les registres sous-tendus par des jetons favorisent le règlement quasi instantané des opérations à un coût réduit par rapport à ce qui se fait dans les milieux financiers traditionnels. En outre, avec moins d’intermédiaires, le risque d’erreurs diminue, ce qui améliore la fiabilité des données.

Il est essentiel de reconnaître que la titrisation des RWA en cyberjetons ne modifie en rien la nature des actifs eux-mêmes. Cela souligne l’importance d’effectuer une analyse approfondie des questions juridiques et réglementaires liées aux caractéristiques de l’actif sous-jacent. Qu’il s’agisse des mécanismes de transfert de propriété, de l’application des lois sur les valeurs mobilières ou des mécanismes de protection des consommateurs, la nature du RWA oriente invariablement ces questions. Par exemple, le processus de transfert de propriété d’un actif jetonisé doit respecter le cadre juridique régissant l’actif lui-même, afin que toutes les opérations soient à la fois valides et exécutoires. De même, la caractérisation d’un actif jetonisé en vertu des lois sur les valeurs mobilières dépend de la nature de l’actif sous-jacent et peut avoir de profondes répercussions en termes de conformité, d’encadrement réglementaire et de protection des investisseurs.

Obstacles juridiques

Propriété et transferts

La jetonisation nécessite la création et le transfert de jetons représentatifs de la propriété du RWA sous-jacent. À cette fin, il est essentiel que le cadre juridique de la propriété et du transfert de ces jetons soit clairement établi. Il s’agit, par exemple, de définir les droits et les obligations des porteurs de jetons, d’établir des mécanismes de transfert des jetons, d’assurer le respect des lois applicables régissant les biens et les contrats, et de créer une procédure de vérification de la propriété en cas de perte ou d’endommagement du jeton. Il est essentiel de disposer de conventions soigneusement rédigées sur le plan juridique qui reflètent la nature et la programmation des contrats intelligents relatifs aux jetons. 

Structure de jetonisation

Le processus de jetonisation d’un RWA et les difficultés qui le sous-tendent dépendent largement de la nature du RWA. Par exemple, étant donné qu’aucun registre provincial canadien des titres fonciers n’est encore connecté à une chaîne de blocs, les biens immobiliers doivent être jetonisés par l’entremise d’une structure d’accueil, telle qu’une société par actions ou une société de personnes, qui sera légalement propriétaire de l’actif. Les unités de propriété – telles que les actions, dans le cas d’une société par actions – représentent chacune une fraction d’intérêt dans le bien immobilier. Les unités peuvent être jetonisées, puis négociées sur les marchés des cryptoactifs, car chacune d’elles représente un intérêt dans l’actif sous-jacent.

Dans le cas d’un actif tel qu’un bien immobilier, le choix de la structure d’accueil dépendra d’un certain nombre de facteurs, y compris la nature des actifs jetonisés. Les sociétés par actions et les sociétés de personnes entraînent des coûts de démarrage et de maintenance, ont des conséquences fiscales et sont assujetties à diverses restrictions et exigences, notamment en matière de propriété, qui diffèrent et qui sont susceptibles d’influer sur leur adéquation en tant qu’entité propriétaire. Par exemple, les sociétés par actions établies sous le régime de la Loi sur les sociétés par actions (Ontario) doivent préparer et tenir un registre des particuliers ayant un « contrôle important » de la société. Le respect de cette règle exige un contrôle continu de la propriété des jetons; cependant, cela s’est fait même sur des chaînes de blocs publiques, sans permission.

Lois sur les valeurs mobilières : plus de marchés, plus de problèmes

En théorie, la jetonisation permet de vendre les RWA sur un plus grand nombre de marchés avec moins de restrictions, ce qui donne accès à des réserves de liquidités plus profondes et plus vastes. Les marchés des cryptoactifs fonctionnent en continu, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et l’accès à nombre d’entre eux ne nécessite qu’une connexion Internet. Les RWA et les titres peuvent être décomposés en un nombre infini d’unités et vendus sous forme de fractions de placement. Des tâches auparavant complexes, comme l’achat par un investisseur anonyme en Inde d’une fraction d’intérêt dans un projet immobilier dans l’Ontario rural, sont simplifiées grâce à la jetonisation des RWA.

Toutefois, il est souvent difficile de tirer parti de ces avantages en raison des lois sur les valeurs mobilières. Les jetons qui sont considérés comme des valeurs mobilières ou des produits dérivés sont assujettis à ces lois. Sauf si elles peuvent se prévaloir d’une dispense, les personnes qui placent des valeurs mobilières auprès de résidents canadiens, ou de résidents étrangers à partir du Canada, risquent d’être assujetties aux exigences canadiennes en matière de prospectus et d’inscription. Ces exigences peuvent les obliger à s’inscrire auprès des organismes de réglementation des valeurs mobilières à un titre ou à un autre, à préparer un prospectus ou autre document d’information similaire, à communiquer régulièrement de l’information aux investisseurs et à se conformer à des règles de déclaration et de conformité. Si les jetons sont négociés sur des marchés secondaires, d’autres questions liées aux lois sur les valeurs mobilières entrent en jeu. Sauf si elles sont en mesure de se prévaloir des dispenses à leur disposition, les entités qui exploitent des plateformes pour la négociation des jetons sur les marchés secondaires peuvent être tenues de s’inscrire en tant que bourses de valeurs ou systèmes de négociation parallèles. Les autorités de réglementation des valeurs mobilières peuvent également leur imposer des exigences particulières afin de protéger les investisseurs et de maintenir des marchés équitables et ordonnés. Les entités qui offrent des jetons à des personnes à l’étranger doivent tenir compte des lois sur les valeurs mobilières applicables dans les territoires étrangers en question.

Dans le cadre de toute opération concernant des RWA jetonisés, les émetteurs de RWA jetonisés doivent être en mesure de déterminer et de vérifier l’identité et la localisation de chaque acheteur de jetons afin d’évaluer leurs obligations en vertu des lois sur les valeurs mobilières applicables. Pour cette raison, il est impératif de concevoir un système assorti de solides fonctions permettant la « connaissance du client »[1] (« Know Your Client », en anglais, ou « KYC ») ou de faire affaire avec un service tiers qui dispose d’une telle solution prête à l’emploi.

Lois sur la lutte contre le recyclage des produits de la criminalité

Au Canada, la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes et la Loi sur les entreprises de services monétaires du Québec (ensemble, les lois sur la lutte contre le blanchiment d’argent) s’appliquent relativement à la jetonisation de RWA. Les lois sur la lutte contre le blanchiment d’argent ont pour but d’empêcher toute personne à recourir aux systèmes financiers pour blanchir de l’argent, financer des activités terroristes ou mener d’autres activités illicites. 

Les personnes qui fournissent des services d’échange de cryptomonnaies, ce qui inclut généralement l’échange de cryptojetons contre de la monnaie fiduciaire ou un autre cryptoactif, sont tenues de s’inscrire en tant qu’entreprises de services monétaires (ESM) en vertu des lois sur la lutte contre le blanchiment d’argent. Les ESM sont soumises à une panoplie d’obligations, notamment l’obligation de mener des enquêtes de connaissance du client, de mettre en œuvre des programmes de conformité complets et efficaces, et de déclarer certaines opérations à l’autorité de réglementation compétente. L’émetteur et le fournisseur de services doivent comprendre les obligations qui leur incombent en vertu des lois sur la lutte contre le blanchiment d’argent.

Lois sur la protection des renseignements personnels et des consommateurs

La jetonisation comporte la collecte et l’utilisation de données personnelles, y compris des renseignements sur les investisseurs et le détail des opérations. Le respect des lois sur la protection des renseignements personnels et des données est essentiel pour sauvegarder le droit à la vie privée des particuliers et les protéger contre les violations de données. La mise en œuvre de mesures appropriées de protection des données, l’obtention des consentements nécessaires et la garantie d’un stockage et d’une transmission sécurisés des données sont des aspects cruciaux de la jetonisation.

Les provinces et les territoires du Canada disposent de leurs propres lois en matière de protection des consommateurs, qui leur confèrent des droits et des protections supplémentaires. Ces lois couvrent généralement divers aspects des opérations commerciales, y compris les pratiques déloyales, les clauses contractuelles et les mécanismes de règlement des différends. Elles peuvent s’appliquer aux placements et aux opérations de RWA jetonisés afin de garantir que les consommateurs sont traités équitablement et ont accès à des recours précis en cas de différend.

Choix d’une chaîne de blocs

Les émetteurs qui envisagent un projet de jetonisation de RWA doivent examiner attentivement leurs besoins juridiques avant de choisir leur chaîne de blocs sous-jacente. Toutes les chaînes de blocs ne sont pas égales.

Les fonctionnalités des contrats intelligents varient d’une chaîne de blocs à l’autre. Lorsqu’ils évaluent les diverses chaînes de blocs à leur disposition, les émetteurs doivent tenir compte des limites et des capacités de leur plateforme de contrats intelligents. Ils doivent déterminer si les contrats intelligents peuvent répondre aux exigences juridiques du projet de jetonisation, y compris les droits de propriété, les mécanismes de transfert et les restrictions en la matière, ainsi que les outils de protection des renseignements personnels et des données. Les contrats intelligents devraient être juridiquement exécutoires et respecter les lois des territoires concernés.

Certains émetteurs de RWA jetonisés choisissent d’utiliser des chaînes de blocs sans permissions, mais s’assurent que des courtiers en valeurs mobilières inscrits, tels que des courtiers sur le marché dispensé, vendent les actifs en vertu d’une dispense de prospectus. Cette solution peut se révéler efficace, car elle permet de se décharger de certaines responsabilités juridiques sur un fournisseur de services, tout en respectant les lois sur les valeurs mobilières et les lois sur la lutte contre le blanchiment d’argent.

La meilleure chaîne de blocs pour un émetteur de jetons de RWA dépendra en fin de compte de ses activités et des exigences de conformité applicables, en plus de ses préférences en matière de liquidité, de marché et de technologie.

Conclusion

La jetonisation des actifs du monde réel (« Real-World Assets ») offre des possibilités intéressantes d’accroissement des liquidités et des fractions d’intérêt. Toutefois, il est essentiel de tenir compte de ses aspects juridiques. Le respect de la réglementation, la propriété et le transfert de jetons, la protection des investisseurs et la protection des renseignements personnels, des consommateurs et des données sont quelques-unes des questions juridiques fondamentales qui doivent être examinées avec soin. Des professionnels du droit ayant une connaissance approfondie non seulement des lois en vigueur, mais aussi des technologies des chaînes de blocs peuvent vous aider à faire en sorte que votre processus de jetonisation soit, du point de vue juridique, solide et conforme.


[1] La vitrine linguistique propose la traduction « connaissance du client » : https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/8350440/regle-de-la-connaissance-du-client