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Du chalandage fiscal au REATB et à l’établissement des prix de transfert : décisions rendues dans des litiges fiscaux internationaux notoires

Auteur(s) : Pooja Mihailovich, Monica Biringer

Le 8 décembre 2020

Trois décisions de la Cour d’appel fédérale (CAF) prononcées pendant la pandémie de COVID-19 ont ravivé l’intérêt à l’égard de certains aspects fondamentaux du régime canadien de fiscalité internationale. Deux de ces décisions seront rendues par la Cour suprême du Canada (CSC) en 2021. Par conséquent, ces aspects du régime fiscal feront l’objet d’un examen et de directives de la part de la plus haute Cour du Canada en 2021.

Dans l’affaire Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L. (2020 CAF 43), la CAF a conclu que la règle générale anti-évitement (RGAE) de la Loi de l’impôt sur le revenu (Loi de l’impôt) ne s’appliquait pas en l’espèce : le contribuable, société résidente du Luxembourg, avait invoqué la convention fiscale entre le Canada et le Luxembourg pour exonérer un gain en capital de l’impôt canadien. Dans l’affaire Canada c. Loblaw Financial Holdings Inc. (2020 CAF 79), la CAF a statué que les revenus gagnés par une filiale barbadienne du contribuable canadien ne constituaient pas un « revenu étranger accumulé, tiré de biens » (REATB), et n’étaient donc pas imposables au Canada. Enfin, dans l’affaire Canada c. Cameco Corporation (2020 CAF 112), la CAF a jugé que les opérations du contribuable avec sa filiale suisse étaient sans lien de dépendance et que, par conséquent, elles respectaient les règles sur les prix de transfert du Canada et leurs politiques sous-jacentes.

La Couronne a obtenu l’autorisation d’en appeler des décisions Alta Energy et Loblaw auprès de la CSC. La Couronne demande également l’autorisation d’en appeler de la décision Cameco auprès de la CSC, mais on ignore encore si l’autorisation sera accordée dans ce troisième cas.

La RGAE et les conventions fiscales : Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L.

Dans l’affaire Alta Energy, les actions du contribuable (une société luxembourgeoise) étaient détenues par une société en commandite, dont les membres n’étaient pas majoritairement résidents du Luxembourg. Le contribuable détenait des actions d’une société canadienne (Canco), acquises dans le cadre d’une restructuration. Canco, quant à elle, détenait une participation directe dans des avoirs miniers canadiens (des concessions pétrolières et gazières en Alberta), où elle exerçait des activités d’exploration et de production. Lorsque le contribuable a vendu les actions de Canco, il a réalisé un gain en capital de 380 millions de dollars, et a fait valoir que ce gain en capital était exempt d’impôt au Canada.

Le paragraphe 13(4)(a) de la Convention Canada-Luxembourg en matière d’impôt sur le revenu (la Convention Canada-Luxembourg) donne le droit, au Canada, de soumettre un résident du Luxembourg à l’impôt sur le gain provenant de l’aliénation d’actions si la valeur de ces actions est principalement tirée de biens immobiliers situés au Canada. L’expression « bien immobilier » exclut expressément les biens dans lesquels la société a exercé son activité.

La Cour canadienne de l’impôt (CCI) a conclu que le contribuable était un résident du Luxembourg et que la valeur des actions de Canco était principalement tirée des biens immobiliers dans lesquels ses activités d’exploration et de production pétrolière et gazière étaient exercées. La Cour de l’impôt a également conclu que la RGAE ne s’appliquait pas pour refuser des avantages applicables de la Convention. L’appel interjeté par la Couronne auprès de la CAF n’avait trait qu’à la RGAE.

En appel, la CAF a statué que l’objet des dispositions pertinentes, notamment le paragraphe 13(4) de la Convention Canada-Luxembourg, était exprimé correctement par le libellé simple de ces dispositions. La CAF a également rejeté la thèse de la Couronne, selon laquelle le paragraphe 13(4) exige que le contribuable ait de solides liens économiques ou commerciaux avec le Luxembourg, étant donné que le seul critère admissible au titre de l’exonération est la résidence au Luxembourg, qui repose sur les obligations fiscales.

La Couronne s’est vu accorder l’autorisation d’en appeler de la décision de la CAF le 6 août 2020. Ainsi, en 2021, la CSC aura l’occasion, pour la première fois, d’examiner l’application de la RGAE à une convention fiscale.

Par ailleurs, comme l’a fait remarquer la CAF, les mesures prises par le ministère des Finances en vue de restreindre le chalandage fiscal qui ne s’appliquaient pas à sa décision (c.-à-d. que l’instrument multilatéral [l’IM] de l’OCDE n’était pas en vigueur à ce moment-là) pourraient avoir une incidence sur les opérations futures. L’IM a pris effet pour des conventions fiscales entre le Canada et de nombreux pays, notamment le Luxembourg, a) concernant les retenues à la source, le 1er janvier 2020, et b) concernant les autres impôts (y compris l’impôt sur les gains en capital), pour une année d’imposition commençant le 1er juin 2020 ou ultérieurement (et, dans le cas des contribuables dont l’année d’imposition correspond à l’année civile, il prendra effet le 1er janvier 2021).

Le REATB : Canada c. Loblaw Financial Holdings Inc.

La question en l’espèce consistait à savoir si des revenus d’environ 475 millions de dollars gagnés par la filiale résidente à la Barbade de Loblaw Financial Holdings Inc., soit Glenhuron Bank Limited, étaient imposables au Canada. Le ministre du Revenu national (le ministre) a établi les cotisations de Loblaw en tenant compte du fait que Glenhuron agissait en tant qu’« entreprise de placement », conformément à la définition du paragraphe 95(1) de la Loi de l’impôt, et que son revenu était donc un REATB. Aux termes du régime de REATB, un contribuable résident canadien peut être tenu de payer de l’impôt sur certains revenus (généralement passifs) gagnés dans une filiale non résidente. Comme solution de rechange à son premier établissement des cotisations, le ministre s’est également appuyé sur la RGAE.

Selon Loblaw, les activités de Glenhuron étaient admissibles à l’exclusion visant les institutions financières dans la définition d’« entreprise de placement » ; par conséquent, ses revenus n’étaient pas imposables au Canada. Loblaw soutenait également que la RGAE ne s’appliquait pas.

La Cour de l’impôt a conclu que Glenhuron satisfaisait à toutes les conditions, sauf une, pour être admissible à l’exclusion visant les institutions financières, soit l’exigence d’exercer ses activités principalement avec des personnes sans lien de dépendance avec elle. Glenhuron ne pouvait donc pas se prévaloir de cette exclusion. Néanmoins, la Cour de l’impôt a conclu que la RGAE ne s’appliquait pas, étant donné l’absence d’opération d’évitement.

La Cour de l’impôt a statué que la juste interprétation du critère d’une relation sans lien de dépendance dans un contexte bancaire exige un examen de la réception et de l’utilisation des fonds. Par ailleurs, la Cour de l’impôt a conclu qu’une exigence non explicite en matière de concurrence dans la composante sans lien de dépendance de l’exclusion visant l’institution financière était pertinente pour sa conclusion, et que cette exigence relative à la concurrence justifiait de placer l’accent sur l’aspect de la réception de l’équation. La Cour de l’impôt a donc fortement insisté sur les sources de capitaux avec lien de dépendance de Glenhuron, particulièrement les capitaux propres reçus de son actionnaire.

Au cours du processus autorisant Loblaw à interjeter appel, la CAF a découvert plusieurs erreurs de droit dans la décision rendue par la Cour de l’impôt.

En retenant le sens ordinaire de l’expression « entreprise menée… avec », la CAF a statué que l’accent devait être placé sur les relations d’affaires, et non sur la réception et l’utilisation des fonds. La détermination de la conduite « principale » d’une entreprise est une analyse factuelle qui cible les activités rémunératrices retenant le temps et l’attention des employés engagés dans la conduite de l’entreprise. Il a donc été accordé peu de poids à la source des capitaux de Glenhuron, dans l’examen de la question à savoir si ses activités commerciales étaient menées principalement avec des personnes sans lien de dépendance avec elle.

De plus, la CAF a conclu que la Cour de l’impôt avait commis une erreur en interprétant l’exclusion visant les institutions financières comme une exigence relative à la concurrence non prévue par la loi. La CAF a fait observer que les tribunaux doivent faire preuve de circonspection avant de prêter une intention non explicite au législateur dans des dispositions claires de la Loi de l’impôt. De plus, la CAF a clarifié que l’objet d’une disposition, dans le cours d’une interprétation ordinaire des lois, ne devrait pas être confondu avec la politique ou le raisonnement sous-jacent de la disposition dans le cours d’une analyse au titre de la RGAE. Il s’agit d’exercices tout à fait différents.

Enfin, tandis que la CAF reconnaissait la préoccupation de la Couronne quant au fait que les revenus de Glenhuron ne seraient pas assujettis à l’impôt au Canada, elle a fait la remarque que ce genre de préoccupation n’autorise pas les tribunaux à donner aux dispositions des lois une interprétation plus vaste qu’elles ne peuvent raisonnablement avoir. Les lacunes législatives, s’il en existe, doivent être comblées par le Parlement.

La demande d’autorisation d’en appeler de la décision de la CAF déposée par la Couronne auprès de la CSC a été avalisée le 29 octobre 2020. Osler représente Loblaw.

Prix de transfert : Canada c. Cameco Corporation

Dans ce cas, le ministre avait établi une nouvelle cotisation à l’endroit de Cameco Corporation (Cameco Canada) afin d’inclure dans le revenu imposable de celle-ci tous les bénéfices d’exploitation tirés de la production d’uranium déclarés par sa filiale suisse (Cameco Europe).

À la suite d’une restructuration de la société, Cameco Europe a dégagé des bénéfices de la vente commerciale d’uranium acheté aux termes de contrats conclus avec Cameco Canada et avec des non-résidents du Canada sans lien de dépendance. Cameco Canada a rendu des services à Cameco Europe aux termes d’une entente de services interentreprises.

Au procès, la Couronne avait invoqué pour argument principal que les opérations de Cameco constituaient un subterfuge, et de façon subsidiaire, que les dispositions de l’article 247 sur les prix de transfert s’appliquaient. La Cour de l’impôt a rejeté la suggestion selon laquelle il y avait eu subterfuge et a conclu qu’aucune disposition sur les prix de transfert n’étayait un redressement, puisque les opérations étaient conformes à la logique commerciale et effectuées sans lien de dépendance. La Couronne n’a pas présenté son argument sur le subterfuge à la Cour d’appel fédérale et ne s’est appuyée que sur les arguments sur les prix de transfert, principalement la partie des dispositions sur la « requalification ».

En confirmant la décision rendue par la Cour de l’impôt, la Cour d’appel fédérale a souligné que le but des dispositions sur les prix de transfert du Canada consiste à veiller à ce que les opérations entre des parties liées soient effectuées sans lien de dépendance. Les dispositions ne permettent pas au ministre de soulever le voile de la personnalité juridique et de réaffecter des profits d’une filiale à une société mère en appliquant la règle de la « requalification » aux dispositions de l’établissement de prix de transfert.

Par ailleurs, la CAF a affirmé que la règle de requalification ne s’applique que dans des circonstances très restreintes, et non lorsque d’hypothétiques personnes sans lien de dépendance ont conclu les opérations en question. Elle a rejeté les critères subjectifs de la Couronne, fondés sur le fait que le contribuable aurait, ou non, conclu l’opération en cause avec une partie sans lien de dépendance.

La décision confirme que l’établissement des prix de transfert est fondamentalement un exercice factuel et que l’objet des règles est atteint lorsque le prix des opérations est fixé aux conditions du marché. La CAF a qualifié de nombreux arguments de la Couronne de remises en cause indirectes des conclusions de fait de la Cour de l’impôt, pour lesquelles il n’y avait aucune erreur manifeste et dominante.

La Couronne a déposé une demande d’autorisation d’en appeler de la décision de la CAF le 30 octobre 2020. Osler représente Cameco.

Observations finales

À la suite de ces décisions, l’Agence du revenu du Canada a laissé entendre publiquement qu’elle examine des positions de rechange en ce qui concerne l’établissement des cotisations et les approches des litiges, tandis que le gouvernement envisage des modifications aux lois. Les appels interjetés auprès de la CSC des décisions Alta Energy et Loblaw signifient que des directives de notre plus haute Cour seront émises sur des questions fiscales internationales fondamentales, ce qui pourrait ouvrir la voie à d’autres modifications.