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Un dernier avertissement pour la mise en place de mesures améliorées de surveillance anti-corruption des opérations à l'étranger

Auteur(s) : Daniel Fombonne, Patrick G. Welsh, Sonja Pavic

20 février 2015

Le 19 février 2015, la Division nationale de la GRC a déposé des accusations contre le Groupe SNC‑Lavalin Inc., sa division SNC‑Lavalin Construction Inc. et sa filiale, SNC‑Lavalin International Inc. (collectivement, SNC). Chaque entité a fait l’objet d’un chef d’accusation de corruption en vertu de l’alinéa 3(1)b) de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers (la « Loi sur la corruption ») et d’un chef d’accusation de fraude en vertu de l’alinéa 380(1) a) du Code criminel.

Compte tenu du fait que certaines sociétés canadiennes exerçant des activités outre-mer n’ont toujours pas mis en place un programme rigoureux de conformité aux règles anti-corruption qui va au-delà d’une simple directive interdisant aux employés et mandataires de l’entreprise de corrompre des agents publics, cette poursuite est le dernier avertissement lancé pour la prise de mesures immédiates visant le respect des lois anti-corruption et l’amélioration de la gouvernance d’entreprise. De plus, peu importe l’issue de cette affaire, les accusations portées contre cette société canadienne ouverte réputée et de premier plan confirment que le gouvernement fédéral est déterminé à réprouver les gestes de corruption commis par des sociétés canadiennes, peu importe leur réputation et leur taille. En outre, cette poursuite rappelle de façon éloquente que des événements remontant à aussi loin que 1999, l’année de l’entrée en vigueur de la Loi sur la corruption, peuvent néanmoins se solder par des poursuites et des déclarations de culpabilité puisque cette loi ne renferme aucune prescription.

Contexte

Ces accusations sont portées contre SNC à l’issue d’une enquête criminelle menée par la GRC qui a duré trois ans et qui portait sur les relations d’affaires de la société en Libye. Les activités criminelles alléguées se sont échelonnées sur 10 ans, soit entre 2001 et 2011; des pots-de-vin d’une valeur de 47,7 millions de dollars auraient été versés à des agents publics et une fraude de 130 millions de dollars ayant trait à la construction du projet Great Man Made River en Libye aurait été commise. Concernant l’enquête en Libye, trois personnes ont déjà été accusées, dont Riadh Ben Aissa, ancien vice-président directeur de SNC, qui a été extradé vers le Canada en octobre après avoir conclu en Suisse une entente relative au plaidoyer. Plusieurs autres anciens employés et cadres de SNC‑Lavalin ont été accusés dans le cadre d’une enquête portant sur un projet de construction d’un pont au Bangladesh, et les activités de la société en Algérie font également l’objet d’une enquête.

Le régime juridique canadien en matière de mesures anti-corruption

La jurisprudence canadienne définit la corruption comme le fait qu’une personne dans l’exercice d’une charge publique reçoit ou se voit offrir une récompense injustifiée afin de l’inciter à assumer ses fonctions contrairement aux règles connues d’honnêteté et d’intégrité. Au Canada, deux lois traitent principalement des mesures anti-corruption, soit la Loi sur la corruption, pour ce qui est des activités commerciales menées à l’étranger, et le Code criminel, pour ce qui est des activités menées au Canada.

Selon la Loi sur la corruption, le fait de verser un pot-de-vin à un agent public étranger constitue une infraction. En vertu de l’alinéa 3(1)b), commet une infraction quiconque, directement ou indirectement, donne, offre ou convient de donner ou d’offrir à un agent public étranger un prêt, une récompense ou un avantage de quelque nature que ce soit pour convaincre ce dernier d’utiliser sa position afin d’influencer les actes ou les décisions de l’État étranger ou de l’organisation internationale publique pour lequel il exerce ses fonctions officielles, et ce, dans le but d’obtenir ou de conserver un avantage dans le cours de ses affaires. Les agents publics visés par la loi ne comprennent pas seulement les employés directs des États étrangers, mais aussi les personnes qui exercent une fonction publique d’un État étranger, dont les personnes employées par un conseil, une commission, une société ou un autre organisme pour y exercer une telle fonction ou qui exercent une telle fonction. La loi ne vise pas que les pots‑de‑vin que l’on peut donner ou offrir ou convenir de donner ou d’offrir à un agent public étranger, mais aussi ceux que l’on peut donner ou offrir ou convenir de donner ou d’offrir à toute personne (comme un membre de la famille) au profit de cette personne. Les sociétés peuvent être condamnées à payer des amendes illimitées, tandis que les particuliers sont passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de 14 ans s’ils sont reconnus coupables d’un acte criminel.

Lorsqu’elle est entrée en vigueur en 1999, la Loi sur la corruption excluait les paiements de facilitation (c.-à-d. ceux visant à hâter ou à garantir l’exécution par un agent public étranger d’un acte de nature courante qui est partie de ses fonctions officielles, notamment la délivrance de visas ou de permis de travail). En juin 2013, des modifications importantes sont entrées en vigueur dans le but d’augmenter le pouvoir de poursuite, de faire passer la peine d’emprisonnement maximale de 5 ans à 14 ans et d’imposer de nouvelles exigences pour la tenue de livres comptables. En outre, dans le cadre des modifications, l’exception relative aux paiements de facilitation sera éliminée à une date que le Cabinet fédéral fixera par décret. En apportant ces modifications d’envergure à la loi, le gouvernement fédéral indique clairement son intention de continuer à accroître ses efforts pour lutter contre la corruption. Les changements législatifs sont décrits plus en détail dans le bulletin Actualités Osler de juin 2013.

Le Code criminel renferme plusieurs dispositions anti-corruption, dont des dispositions portant sur des crimes de « corruption et de désobéissance », comme les fraudes envers le gouvernement, les abus de confiance criminels commis par un fonctionnaire public, ainsi que d’autres dispositions, comme la fraude et l’infraction qui découle de « commissions secrètes ».

Poursuites antérieures au Canada

Jusqu’ici, le gouvernement canadien a poursuivi avec succès trois sociétés canadiennes : Hydro Kleen Group, Niko Resources Ltd. (Niko) et Griffiths Energy International Inc (GEI). Les sociétés ont été accusées en vertu de l’alinéa 3(1)b) de la Loi sur la corruption, qui est la source de l’une des accusations portées contre SNC.

Niko est la première société à encourir une pénalité importante en vertu de la Loi sur la corruption. En juin 2011, elle a plaidé coupable à un chef d’accusation de corruption, ce qui lui a valu une amende de 9,5 millions de dollars et une probation de trois ans. Cette société internationale de production et d’exploration de pétrole et de gaz naturel inscrite à la TSX avait négocié un contrat d’établissement du prix du gaz avec le gouvernement du Bangladesh. Après deux explosions à son champ de gaz naturel situé dans le nord-est du Bangladesh, la filiale bangladaise de Niko a fourni un véhicule d’une valeur d’environ 190 000 $ au ministre de l’Énergie du Bangladesh et a acquitté à hauteur de 5 000 $ les frais liés à un voyage en Amérique du Nord que le ministre avait fait à des fins personnelles et qui constituait le prolongement de son voyage d’affaires légitime à destination de Calgary.

La deuxième poursuite vise GEI, qui s’est vu forcée de communiquer volontairement certains renseignements à l’issue de l’enquête interne faisant partie du contrôle diligent que les preneurs fermes exigeaient aux fins du premier appel à l’épargne de l’entreprise. Elle a accepté de plaider coupable à l’utilisation de conventions de consultation fictives qui ont servi à verser 2 millions de dollars américains à des entités appartenant à l’ambassadeur du Tchad au Canada et à sa conjointe et contrôlées par ceux‑ci. En janvier 2013, GEI a plaidé coupable et accepté de payer une amende de 10,35 millions de dollars.

Les affaires Niko et GEI ont été réglées avant procès. Par contre, en mai 2014, Nazir Karigar, représentant de Cryptometrics Canada, société de technologie établie à Ottawa, est le premier à avoir été reconnu coupable, en vertu de la Loi sur la corruption, de complot en vue de corrompre des agents d’Air India; M. Karigar a été condamné à une peine d’emprisonnement de trois ans. L’affaire R. c. Karigar est, de fait, la première poursuite intentée en vertu de la Loi sur la corruption qui a été réglée dans le cadre d’un procès. Vous trouverez de plus amples renseignements dans notre bulletin Actualités Osler diffusé antérieurement.

L'OCDE et la prise de mesures coercitives à l'échelle internationale

L’accroissement des mesures coercitives de lutte contre la corruption au Canada résulte directement des initiatives de l’OCDE visant à faire en sorte que les pays signataires, comme le Canada, respectent les obligations législatives qu’elles ont contractées en signant la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales de l’OCDE. Après avoir essuyé les critiques sévères de l’OCDE, le Canada a multiplié les efforts pour mettre en application cette convention.

À la fin de 2008, sur la scène internationale et à l’issue d’une enquête qui a fait grand bruit, Siemens a dû verser aux autorités américaines l’amende la plus élevée infligée jusqu’ici, soit 800 millions de dollars, ainsi qu’un montant semblable aux autorités allemandes chargées de l’application de la loi. Depuis, on s’attend à devoir payer des amendes astronomiques aux États‑Unis. Au Royaume‑Uni, la poursuite intentée contre BAE Systems ressort clairement du lot puisqu’elle s’est soldée par le paiement d’amendes aux autorités américaines et britanniques. Depuis, en vertu de la loi intitulée U.K. Bribery Act de 2011, il est maintenant possible d’imposer des amendes plus élevées au Royaume-Uni, et les restrictions relatives aux pénalités qui étaient prévues jusqu’alors ont été abolies.

Non seulement la Loi sur la corruption ne renferme aucune prescription, mais elle confère aussi aux juges le pouvoir d’imposer des amendes illimitées aux entreprises. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les dirigeants d’entreprises sont aussi passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de 14 ans ou, s’il s’agit de gestes commis avant juin 2013, de cinq ans.

Conclusion

La poursuite de SNC‑Lavalin pour corruption d’agents publics étrangers et fraude pourrait bien s’avérer LA cause qui incitera les dirigeants et administrateurs de sociétés canadiennes à passer au peigne fin les activités de leurs entreprises étrangères, dont celles de leurs représentants, ainsi que leurs livres comptables et contrôles internes. On peut s’attendre à ce que cette poursuite incite les sociétés canadiennes qui exercent des activités outre-mer et qui, jusqu’ici, n’ont pas obéi aux rappels à l’ordre à mettre en place des programmes rigoureux de conformité à la législation anti-corruption.