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La Cour d'appel de la C.-B. autorise des Premières Nations à aller de l’avant avec une réclamation en matière d'environnement reposant sur un titre ancestral non prouvé

Auteur(s) : Richard J. King, Jennifer Fairfax, Thomas Isaac, Jack Coop, Patrick G. Welsh

29 avril 2015

Introduction

Le 15 avril 2015, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (BCCA) a conclu que le tribunal de première instance avait erré en rejetant une action en matière d’environnement intentée par une Première Nation contre Rio Tinto Alcan Inc. (Alcan) parce que celle-ci ne révélait aucune cause d’action raisonnable pour le motif que les droits ou le titre ancestraux devaient être prouvés devant les tribunaux ou reconnus par la Couronne avant que ce type d’action puisse être intenté. Ce faisant, la BCCA a permis aux Premières Nations Saik’uz et Stellat’en (les Nations Nechako) d’engager une poursuite civile contre Alcan relativement au barrage Kenney et à ses prétendues répercussions sur le réseau hydrographique de la rivière Nechako et la pêche.

Contexte

En septembre 2011, les Nations Nechako, une Première Nation autochtone et une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens, ont engagé une poursuite contre Alcan alléguant que la construction par celle-ci du barrage Kenney avait dérivé et modifié le cours d’eau s’écoulant vers le réseau hydrographique de la rivière Nechako et que, depuis sa construction en 1952, le barrage aurait grandement nui à la pêche. Le barrage Kenney a été construit dans le cadre d’une entente conclue en 1950 par Alcan et la province de la Colombie-Britannique (« C.-B. » ou la « province ») en vertu de la loi intitulée Industrial Development Act (la « Loi »). Conformément à la Loi, la C.-B. pouvait conclure des ententes et prendre des arrangements avec des personnes qui proposaient de développer l’industrie de l’aluminium dans la province et, en ce qui concerne Alcan, pouvait lui accorder les permis nécessaires pour exploiter et construire le barrage Kenney en 1950, ainsi qu’une fonderie près de Kitimat en 1953.

Dans leur réclamation, les Nations Nechako ont soutenu que les terres et le lit de la rivière Nechako sont assujettis aux droits ou au titre ancestraux parce qu’elles utilisaient et occupaient exclusivement le territoire Central Carrier avant l’affirmation de la souveraineté, dont des emplacements spécifiques le long de la rivière Nechako pour la pêche et pour d’autres activités culturelles et spirituelles. Les Nations Nechako ont aussi prétendu que des réserves sont établies sur les rives du réseau hydrographique de la rivière Nechako qui est maintenant régie par la Loi sur les Indiens, ce qui leur confère un droit de riverain en common law. La réclamation visait à empêcher Alcan d’exploiter le barrage Kenney par voie d’ordonnances interlocutoire et permanente (ou le versement de dommages-intérêts en lieu et place de celles‑ci) en conséquence de la nuisance publique et privée et de la violation du droit de riverain.

En guise de réponse, Alcan a présenté une motion en jugement sommaire au motif qu’elle pouvait opposer une défense entière fondée sur le pouvoir d’origine législative aux termes de son entente avec la province en vertu de la Loi ou, par ailleurs, une demande d’ordonnance annulant la réclamation au motif que celle-ci ne révélait pas une cause d’action raisonnable, puisque les droits ou le titre ancestraux n’avaient pas encore été prouvés devant les tribunaux ou reconnu par la Couronne, et qu’ils ne pouvaient donc pas constituer le fondement d’une réclamation. Alcan a aussi sollicité des ordonnances visant à annuler certaines parties des documents présentés au tribunal par les Nations Nechako au motif que ces documents constituaient une attaque indirecte et inacceptable contre les permis d’Alcan (et, par conséquent, une attaque indirecte contre sa défense entière fondée sur le pouvoir d’origine législative).

Décision du juge en chambre (2013 BCSC 2303)

Dans sa décision, le juge en chambre a rejeté la motion en jugement sommaire d’Alcan au motif qu’Alcan n’avait pas réussi à établir une preuve suffisante pour faire valoir la défense de pouvoir d’origine législative. Il a aussi rejeté l’allégation d’Alcan selon laquelle l’argument constitutionnel des Nations Nechako à propos de la défense de pouvoir d’origine législative équivalait à une attaque indirecte contre les permis d’Alcan.

Toutefois, selon le juge en chambre, étant donné que les réclamations des Nations Nechako, soit la nuisance tant publique que privée ainsi que la violation du droit de riverain, étaient fondées sur la revendication non prouvée des droits et du titre ancestraux, ces réclamations n’avaient aucune chance de succès. Le juge en chambre a aussi rejeté la réclamation fondée sur le droit riverain conféré par la common law parce que la province aurait acquis tous les droits d’usage de l’eau avant que la Couronne fédérale acquière les réserves; par conséquent, ces droits ne pouvaient pas être rattachés aux terres de la réserve (et, dans tous les cas, le droit de riverain conféré par la common law avait été aboli en vertu de la loi de la C.-B. intitulée Water Act).

Appel (2015 BCCA 154)

La BCCA a rejeté l'appel incident interjeté par Alcan sur sa motion en jugement sommaire, étant d’accord avec le juge en chambre sur les points suivants : i) la défense de pouvoir d’origine législative était une véritable question litigieuse (en particulier, la question de savoir si les répercussions du barrage Kenney étaient « inévitables ») et ii) la réclamation des Nations Nechako n’équivalait pas à une attaque indirecte contre les permis d’Alcan.

La BCCA a également accueilli l’appel des Nations Nechako et a invalidé le rejet, par le juge en chambre, de leur action au motif qu’elle ne révélait pas une cause d’action raisonnable, permettant ainsi à la poursuite des Nations Nechako d’aller de l’avant. Dans l’évaluation de la motion, la Cour a utilisé le critère bien connu en droit selon lequel elle doit supposer que les faits, tels qu’ils ont été invoqués dans la requête, sont véridiques. Utilisant ce critère, la BCCA a conclu que [traduction] « les réclamations portant sur la nuisance privée, la nuisance publique et l’atteinte au droit de riverain, dans la mesure où elles sont fondées sur les droits ou le titre ancestraux, n’auraient pas dû être annulées parce qu’il n’est pas clair et évident que, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient véridiques, l’avis de poursuite civile ne révèle aucune cause d’action raisonnable relativement à ces réclamations » (au para. 60).

Nuisance

En particulier, concernant la nuisance privée, la BCCA a expliqué que les faits, tels qu’ils ont été allégués, pourraient constituer le fondement d’une action en nuisance :

[traduction] [54]  Les Nations Nechako allèguent qu’elles occupaient exclusivement des parties du territoire Central Carrier, dont la rivière Nechako et les terres le long de ses rives, à l’époque de la souveraineté britannique. Si ce fait allégué est véridique, les Nations Nechako détiendraient le titre ancestral de ces terres. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une propriété en fief simple, le titre ancestral conférerait aux Nations Nechako le droit de posséder les terres. Par conséquent, il n’est pas clair et évident que l’occupation par les Nations Nechako est insuffisante pour le fondement d’une action en nuisance privée.

La Cour a aussi fait remarquer que les Nations Nechako ont allégué des faits à l’appui de la revendication du droit ancestral visant la récolte du poisson et a conclu que cela pouvait aussi constituer le fondement d’une action en nuisance privée.

Concernant la nuisance publique, la Cour a déclaré ce qui suit :

[traduction] … on peut alléguer que le fait de nuire déraisonnablement à l’intérêt public par la récolte de poisson dans le réseau hydrographique de la rivière Nechako est une forme d’atteinte protégée par le délit de nuisance publique. Le droit ancestral autorisant la récolte de poisson revendiqué par les Nations Nechako peut être suffisant pour démontrer qu’elles ont subi des dommages particuliers en raison du détournement de la rivière Nechako au barrage Kenney. Ainsi, selon les faits allégués, il n’est pas clair et évident que les Nations Nechako n’ont pas une cause d’action raisonnable pour nuisance publique.

Droit de riverain

En ce qui concerne l’allégation de violation du droit de riverain, la Cour a statué qu’elle pouvait aussi être fondée sur le titre ancestral revendiqué relativement aux terres adjacentes à la rivière Nechako. Se prononçant sur l’argument d’Alcan selon lequel, conformément à la loi de la C.-B. intitulée Water Act, tous les droits d’usage de l’eau douce sont acquis par la province, la Cour a conclu que l’on pouvait soutenir, comme l’ont revendiqué les Nations Nechako dans leur avis de question constitutionnelle, que cette loi est constitutionnellement inapplicable dans la mesure où elle porte sur un droit de riverain aboli qu’elles détenaient avant l’entrée en vigueur de la loi. Ainsi, il n’était ni clair ni évident qu’une demande fondée sur la violation du droit de riverain n’aurait pas été accueillie.

Demande autorisée sans preuve ou « reconnaissance » du droit ancestral

Ayant conclu que l’action en nuisance et la revendication du droit riverain des Nations Nechako étaient admissibles en droit, la BCCA s’est alors penchée sur ce qu’elle considère comme « la véritable question » de l’appel : « Les droits ancestraux doivent-ils d’abord être reconnus avant que la réclamation soit présentée? »

La BCCA a rejeté la notion selon laquelle une Première Nation doit, avant d’intenter une action civile délictuelle contre une partie qui n’est pas le gouvernement, prouver qu’elle détient un titre ancestral opposable à la Couronne, déclarant ce qui suit :

[traduction] [61]  La décision du juge en chambre a pour effet de créer une condition préalable unique à l’application des droits ou du titre ancestraux. Selon ce point de vue, il ne serait possible de faire valoir ces droits dans le cadre d’une action que si, avant le début de celle-ci, un tribunal compétent a reconnu ces droits ou la Couronne les a acceptés. À mon avis, cela ne serait justifiable que si le titre ou les autres droits ancestraux n’existent pas tant qu’ils ne sont pas ainsi reconnus ou acceptés. Toutefois, il est clair en droit qu’ils existent avant leur reconnaissance ou acceptation. La reconnaissance du tribunal ou l’acceptation de la Couronne ne sert qu’à définir la nature exacte et l’étendue du titre ou des autres droits.

Se fondant sur des arrêts de la Cour suprême du Canada qui ont fait jurisprudence, soit les affaires Van der Peet, Delgamuukw et Tsilhqot’in Nation, le tribunal a conclu que peu importe les droits ancestraux que les Nations Nechako peuvent détenir, ils existent déjà. Par conséquent, il n’y a, en principe, aucune raison d’exiger qu’elles obtiennent d’abord une reconnaissance du tribunal dans le cadre d’une action intentée contre la province avant de pouvoir intenter cette action contre une partie qui n’est pas le gouvernement afin de solliciter un redressement sur le fondement de leurs droits ancestraux. La BCCA a même suggéré que le fait d’en arriver à une conclusion différente pourrait violer les dispositions en matière d’égalité que renferme la Charte des droits et libertés.

Conclusion

Cette décision n’amenuise en rien les défis auxquels sont confrontées les Premières Nations souhaitant confirmer des droits ou un titre ancestraux et, à première vue, il ne sera pas plus facile pour elles d’intenter des actions une fois la question du titre réglée. La Cour a appliqué les critères de droit commun aux revendications de droits ancestraux présentées par un demandeur dans le cadre d’une action délictuelle. Dans ce contexte, la décision n’est pas étonnante. Toutefois, si elle fait jurisprudence, elle pourrait empêcher l’industrie d’obtenir rapidement une décision provisoire dans les actions où les droits ou le titre ancestraux n’ont pas déjà été prouvés ou reconnus. Ainsi, l’industrie risque de devenir partie à des litiges interminables mettant en jeu les droits ou le titre ancestraux que seule la Couronne devrait entreprendre, sans issue sommaire possible.