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Le privilège relatif aux opérations pourrait ne plus protéger les avis juridiques partagés, après l’arrêt Minister of National Revenue v. Iggillis Holdings Inc., 2016 FC 1352

Auteur(s) : Douglas Bryce, Alexander Cobb, Helen Ferrigan

22 décembre 2016

Une récente décision de la Cour fédérale du Canada [disponible en anglais seulement] pourrait avoir d’importantes conséquences sur la conduite de parties commerciales. Au cours du processus de vérification préalable à une opération proposée, il n’est pas rare pour les parties de souhaiter partager des communications privilégiées en vue de conclure l’opération. Au Canada, on a reconnu de plus en plus qu’il était permis aux parties de le faire, sans renoncer au privilège applicable, suivant la notion de « privilège d’intérêt commun ». Dans l’arrêt Minister of National Revenue v. Iggillis Holdings Inc. [disponible en anglais seulement], 2016 FC 1352 (Iggillis), la Cour fédérale a grandement remis cette pratique en question. Si la décision, qui a été portée en appel, devenait un arrêt de principe en la matière, les parties devraient modifier leurs pratiques d’examen préalable et de planification de certaines opérations. En particulier, le partage de communications privilégiées entre des parties à une opération commerciale devra être évité, à moins que les parties ne soient représentées par le même cabinet d’avocats.

Privilège d’intérêt commun

Le privilège du secret professionnel de l’avocat protège les communications entre l’avocat et son client, qui ont pour but d’obtenir ou de donner un avis juridique et que les parties entendent garder confidentielles. Normalement, le fait de partager délibérément une communication privilégiée avec un tiers constitue une renonciation au privilège. En effet, la divulgation d’une communication privilégiée à un tiers est incompatible avec l’idée qu’elle était censée rester confidentielle, principe fondamental du secret professionnel. Cependant, une série de décisions émanant de la Cour fédérale et des cours supérieures des provinces ont reconnu que les parties à une opération commerciale sont autorisées à s’échanger des avis juridiques protégés dans la poursuite de leur intérêt commun à réaliser une opération, sans renoncer au caractère privilégié de la communication. Si les parties avaient un « intérêt commun » dans la conclusion de l’opération, les tribunaux étaient prêts à protéger cet intérêt commun, car il en résulte des avantages économiques et sociaux quand les parties engagées dans une opération commerciale sont libres d’échanger des communications privilégiées sans crainte de compromettre le caractère confidentiel de l’information entourant l’obtention d’un avis juridique[1]. Le privilège d’intérêt commun ne s’applique pas à chaque communication partagée. La question de savoir s’il y a eu ou non renonciation au privilège dépend des faits propres à chaque cas et des attentes des parties.

Avant l’arrêt Iggillis, l’arrêt de principe de la Cour fédérale en la matière était Pitney Bowes of Canada Ltd. c. Canada [2] (Pitney Bowes). Dans la cause Pitney Bowes, l’Agence du revenu du Canada (ARC) demandait la divulgation d’un avis juridique qu’une partie à une opération proposée avait communiqué aux autres parties. La Cour fédérale a jugé qu’on n’avait pas renoncé au caractère privilégié de l’avis juridique en communiquant celui-ci aux autres parties. La Cour a souligné que les avis juridiques avaient été préparés en vue de leur communication et que le fait de les partager avait profité à toutes les parties qui tentaient de conclure l’opération. Les principes soulignés par la Cour dans l’arrêt Pitney Bowes ont été appliqués dans plusieurs causes ultérieures, tant par la Cour fédérale que par les cours supérieures des provinces pour maintenir le privilège d’intérêt commun à l’égard des documents partagés [3].

L’autorité de cette série de causes a été entièrement remise en question par la décision de la Cour fédérale dans la cause Iggillis.

Iggillis

Dans la cause Iggillis, l’Agence du revenu du Canada (ARC) voulait obtenir copie d’un document de travail d’un conseiller juridique (le document) relatif à une série d’opérations commerciales en cours. Le document avait été rédigé par l’avocat d’Abacus Capital (Abacus) et faisait état des questions fiscales découlant des opérations et d’une série de mesures qui permettraient de réaliser les ventes envisagées d’une manière la plus avantageuse sur le plan fiscal tant pour les vendeurs que pour l’acheteur. L’avocat d’Abacus a envoyé ce document à l’avocat des vendeurs pour indiquer à ces derniers les mesures envisagées pour réaliser les opérations et leur faire part des risques fiscaux et juridiques connexes. Le document était donc important à l’évolution des négociations, mais s’il avait été divulgué à l’ARC, cette dernière aurait pu s’en servir comme « feuille de route » pour contester les déclarations de revenu des parties.

La Cour a jugé que le document constituait un avis juridique préparé par l’avocat pour son client et était donc protégé par le secret professionnel. La question était donc d’établir si l’on avait renoncé au secret professionnel en partageant ce document. La Cour a conclu par l’affirmative.

La Cour a remarqué que le privilège d’intérêt commun avait été d’abord soulevé dans le cas de défendeurs conjoints en matière criminelle ayant tous deux reçu des avis juridiques d’un même avocat pour leur permettre de se communiquer des stratégies de défense. Le principe avait ultérieurement été appliqué aux litiges de nature tant civile que criminelle, puis à des contextes purement transactionnels où les documents communiqués avaient été déclarés protégés par le privilège d’intérêt commun « consultatif » (par opposition au privilège relatif au litige). La Cour a établi la distinction entre les causes de « secret professionnel conjoint » où les parties reçoivent toutes deux des avis juridiques d’un même cabinet et celles où des avocats distincts, mais « alliés », se communiquaient des avis juridiques afin de suivre une stratégie juridique coordonnée.

S’appuyant sur la jurisprudence américaine récente (notamment le récent arrêt Ambac Assurance Corp v. Countrywide Home Loans Inc. de la cour d’appel de New York) et sur des commentaires d’universitaires, la Cour fédérale a conclu que le privilège d’intérêt commun consultatif était incompatible avec les principes sur lesquels repose le secret professionnel. La Cour s’inquiétait également de ce que l’extension du privilège d’intérêt commun consultatif avait entravé l’administration de la justice en mettant indûment hors de portée des preuves potentiellement pertinentes pour d’autres parties, les autorités gouvernementales et les tribunaux eux-mêmes. D’après la Cour, le privilège d’intérêt commun consultatif ne sert en fait que deux fins, dont aucune ne méritait d’être protégée : premièrement, il permet des opérations où des litiges sont anticipés; deuxièmement, il procure à ceux qui invoquent ce privilège un avantage stratégique important en cas de litige en empêchant la partie adverse et le tribunal d’avoir accès à des éléments de preuve d’importance.

La Cour a conclu que tout avantage associé à la réalisation d’opérations commerciales ne justifiait pas les coûts qu’il entraînait pour l’administration de la justice et l’entrave au « processus juridique de recherche de la vérité » des tribunaux.

La Cour a statué que le fait de se prévaloir exagérément du privilège d’intérêt commun dans le contexte d’opérations commerciales est une pratique courante qui crée un potentiel d’abus, surtout dans le secteur des opérations de fusion-acquisition de grande valeur. De plus, protéger le privilège d’intérêt commun consultatif favorise les litiges et la non-conformité aux lois en vigueur en permettant de réaliser des opérations à risque élevé et en protégeant des communications qui pourraient démontrer qu’il y a eu illégalité. La Cour a, semble-t-il, accepté l’allégation de l’ARC selon laquelle le privilège d’intérêt commun consultatif dans le contexte d’opérations commerciales est généralement invoqué par des parties ayant des intentions douteuses. La Cour estimait que ces plans d’évitement fiscal bénéficiaient grandement du privilège d’intérêt commun, sans pour autant procurer des avantages économiques ou sociaux significatifs à la société.

Suivant cette analyse, la Cour a conclu que le privilège d’intérêt commun consultatif ne pouvait en l’occurrence protéger le document contre sa divulgation à l’ARC. La Cour a distingué la cause Pitney Bowes qui traitait de la représentation conjointe de clients de la cause Iggillis qui traitait plutôt du privilège d’intérêt commun d’avocats alliés invoqué par des parties distinctes. La Cour est allée cependant plus loin en affirmant que la Cour fédérale dans Pitney Bowes avait appliqué une jurisprudence erronée qui s’appuyait sur le « faux » raisonnement politique selon lequel ce privilège favorisait les opérations commerciales et qui ne donnait pas une interprétation adéquate de la loi.

Où l’arrêt Iggillis nous mène-t-il ?

L’arrêt Iggillis est en appel devant la Cour d’appel fédérale. Cependant, avant que la Cour d’appel fédérale n’en décide, le statut du privilège d’intérêt commun consultatif, couramment accepté par le passé dans le contexte d’opérations commerciales, est maintenant très incertain. Cette décision limite grandement la capacité des parties à échanger des documents protégés dans le cadre d’une opération d’acquisition ou d’autres ententes commerciales entre des parties sans lien de dépendance.

En effet, l’arrêt Iggillis limite l’application du privilège d’intérêt commun consultatif dans le cadre d’opérations commerciales aux situations où les communications partagées sont également protégées conjointement et directement par le secret professionnel, c’est-à-dire où toutes les parties à l’opération sont représentées par le même avocat ou par le même cabinet. Le privilège des avis juridiques « d’avocats alliés », comme dans le cas où l’avocat d’un vendeur et celui de l’acheteur collaborent ou partagent leurs analyses des questions fiscales et juridiques — qu’elles découlent d’une opération proposée directement ou d’un litige existant ou potentiel — peut maintenant être considéré comme ayant fait l’objet d’une renonciation si l’information est partagée avec une contrepartie potentielle. Dans ces situations, il sera beaucoup plus difficile de s’opposer à la divulgation à l’ARC, aux autorités de réglementation ou à des tiers en invoquant le privilège d’intérêt commun.

Sur ce plan, l’arrêt Iggillis contredit grandement l’arrêt Pitney Bowes. Il est difficile de prédire comment d’autres juges concilieront ces deux décisions, qui émanent du même tribunal. L’arrêt Iggillis est la décision la plus récente et elle tient compte de décisions juridiques provenant des États-Unis qui sont postérieures à Pitney Bowes. C’est pourquoi, à tout le moins, la valeur jurisprudentielle de la cause Pitney Bowes est maintenant grandement remise en question.

Il est également important de souligner que l’arrêt Iggillis contredit bon nombre de décisions rendues par les cours supérieures des provinces. Ces décisions ont généralement été rendues par suite de tentatives visant à obtenir des communications privilégiées dans le cadre de litiges de nature civile. L’arrêt Iggillis n’est pas contraignant pour les Cours supérieures des provinces et n’aura pas, à proprement parler, préséance sur la jurisprudence établie par les décisions antérieures des Cours supérieures. Cependant, beaucoup de décisions des Cours supérieures ont suivi le raisonnement de l’arrêt Pitney Bowes. Qui plus est, les parties à des opérations commerciales devront tenir compte du risque de renonciation au privilège, tant à l’égard des litiges civils futurs qu’à l’égard des demandes des autorités fiscales. Par conséquent, les parties peuvent finir par adopter la plus grande prudence que commande l’arrêt Iggillis, peu importe ce qui pourrait être jugé admissible devant les cours provinciales.

Au cœur de la décision réside la conclusion de la Cour fédérale voulant que les avantages associés à la protection de communications privilégiées qui sont divulguées dans le contexte d’une opération commerciale potentielle soient hautement spéculatifs, tandis que le coût pour l’administration de la justice est évident (c’est-à-dire, l’élimination de documents pertinents auxquels une autre partie au litige — en l’occurrence l’autorité fiscale — pourrait autrement avoir accès).

Ces deux conclusions semblent se prêter à d’amples débats et attireront certainement l’attention. Le privilège d’intérêt commun permet, dans certaines circonstances limitées, d’empêcher la renonciation au privilège qui autrement résulterait du partage d’un document privilégié avec un tiers. Si cette décision devient l’arrêt de principe et que le fait de partager une communication privilégiée avec une contrepartie à une opération proposée doit être considéré comme une renonciation au privilège, ce partage n’aura pas lieu. Il n’en résultera pas pour autant un avantage pour l’administration de la justice.

De plus, jusqu’à maintenant, il a été largement accepté que des parties à une opération commerciale cherchent souvent, pour des motifs entièrement légitimes, à évaluer un risque juridique donné pour l’autre partie en se fondant sur l’examen de documents privilégiés. Dans certaines opérations commerciales, un tel examen est crucial à la poursuite de l’opération envisagée, par exemple dans le cas où l’acheteur d’un bien ou d’une entreprise héritera du risque en question. Si, en raison de cette décision, la vérification préalable doit cesser, il est donc légitime de s’inquiéter de ce que cette décision aura pour effet d’entraver grandement la conclusion d’opérations à l’avenir.

[1]            Fraser Milner Casgrain LLP v. Canada (Minister of National Revenue), 2002 BCSC 1344, au paragraphe 14.

[2]            (2003), 57 CDI 5179 (Cour fédérale).

[3]            Voir, par exemple, Trillium Motor World v. General Motors et. al., 2014 ONSC 1338 (CanLII), confirmée dans 2014 ONSC 4894 (CanLII)