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La Colombie-Britannique reconnue coupable de faute dans l’exercice d’une charge publique relativement à des refus de délivrer des permis réglementaires

Auteur(s) : Maureen Killoran, c.r., Sander Duncanson, Sean Sutherland, Erin Bower, Lisa Manners

Le 20 octobre 2023

Le 10 octobre 2023, la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la Cour), dans l’affaire Greengen Holdings Ltd v British Columbia (Ministry of Forests, Lands and Natural Resources Operations) (la décision), a reconnu la province de la Colombie-Britannique (la Province) coupable de faute dans l’exercice d’une charge publique pour le motif que des hauts fonctionnaires du gouvernement qui ne détenaient pas l’autorité requise par la loi avaient décidé d’opposer un refus à la délivrance des permis réglementaires pour un projet hydroélectrique.  

Cette décision constitue une nouvelle application de la notion de faute dans l’exercice d’une charge publique (misfeasance in public office), qui permet de tenir les fonctionnaires responsables d’une ingérence illégale et inappropriée dans les processus réglementaires et décisionnels. Elle a des conséquences importantes pour les réclamations futures contre le gouvernement dans le contexte des autorisations réglementaires.

Contexte

La partie civile, Greengen Holdings Ltd (Greengen), cherchait à bâtir une centrale hydroélectrique (le projet) sur la rivière Fries, près de la ville de Squamish, en Colombie-Britannique. Greengen a entamé le processus d’approbation réglementaire pour le projet en 2005.

Le projet nécessitait un permis d’utilisation des terres (land tenure) en vertu de l’article 11 de la loi intitulée Land Act[i] et un permis d’utilisation des eaux (water licence) en vertu de l’article 7 de la loi intitulée Water Act[ii] (les permis). Certains fonctionnaires nommés au sein du bureau de gestion intégrée des terres du ministère de l’Agriculture et des Terres et de la division de gestion des eaux du ministère de l’Environnement (les décideurs en vertu de la loi) détenaient l’autorité requise par la loi pour délivrer les permis en vertu de la Land Act et de la Water Act, respectivement[iii].

Deux emplacements culturels de la nation Squamish se trouvent à proximité de l’emplacement proposé pour le projet[iv]. La nation Squamish a commencé à exprimer son opposition au projet en 2007, au motif que le projet aurait des répercussions sur la pratique des bains spirituels de la communauté sur ces emplacements culturels. Toutefois, la nation Squamish n’a pas fourni de renseignements complémentaires sur ces prétendues répercussions lorsque les fonctionnaires provinciaux les ont demandés.

En août 2009, les décideurs en vertu de la loi ont émis deux lettres de décision indiquant par écrit que les permis avaient été refusés. Les lettres de décision étaient l’aboutissement d’un long processus au cours duquel Greengen et les ministères provinciaux et organismes de réglementation compétents ont eu de nombreuses communications[v], y compris un appel téléphonique contesté qui a eu lieu en novembre 2008 (l’appel de novembre) entre les représentants de Greengen et les sous-ministres adjoints responsables des deux organismes provinciaux compétents (les sous-ministres adjoints), au cours duquel Greengen a affirmé que les sous-ministres adjoints (qui n’étaient pas les décideurs en vertu de la loi) avaient dit que la Province avait décidé d’opposer un refus à la délivrance des permis[vi].

Greengen a déposé contre la Province une réclamation pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Elle a prétendu que les sous-ministres adjoints, plutôt que les décideurs en vertu de la loi, avaient pris la décision d’opposer un refus à la délivrance des permis[vii]. La Cour a donné raison à Greengen sur ce point.

Greengen a fait valoir deux autres prétentions de faute dans l’exercice d’une charge publique : (1) la Province a pris la décision d’opposer un refus à la délivrance des permis à des « fins politiques parallèles » (collateral political purposes)[viii] liées à la relation de la Province avec la nation Squamish, et (2) la décision de la Province était illégale parce que les fonctionnaires provinciaux ont accepté les affirmations de la nation Squamish au sujet des bains spirituels et des répercussions du projet sur cette pratique sans avoir reçu de renseignements complémentaires[ix]. La Cour a rejeté les prétentions de Greengen sur ces questions supplémentaires, mais a laissé la porte ouverte aux réclamations portant sur des prétentions similaires.

Faute dans l’exercice d’une charge publique

Une faute dans l’exercice d’une charge publique est un délit qui concerne l’abus de pouvoir par des fonctionnaires. Il existe deux catégories de comportements fautifs qu’un fonctionnaire peut avoir dans l’exercice d’une charge publique : (1) les comportements dont le but exprès est de nuire à une personne ou à une catégorie de personnes, et (2) les comportements qui outrepassent l’étendue des pouvoirs qui sont conférés au fonctionnaire par la loi[x]. Dans les deux cas, la partie civile doit également prouver qu’elle a subi un préjudice, que le comportement fautif est à l’origine du préjudice et que le préjudice en question est indemnisable en vertu du droit de la responsabilité délictuelle[xi].

Greengen s’est concentrée sur la deuxième catégorie de comportements fautifs, qui doivent répondre aux critères suivants : (1) le comportement du fonctionnaire dans l’exercice d’une charge publique doit être illégal et délibéré, et (2) le fonctionnaire doit savoir que son comportement est illégal et susceptible de porter préjudice à la partie civile[xii]. Pour être illégal, le comportement peut se résumer à la simple violation de dispositions législatives ou, comme dans le cas présent, se rapporter au fait que, en agissant de la sorte, un fonctionnaire a outrepassé ses pouvoirs en vertu de la loi ou visé un but inapproprié[xiii].

Les tribunaux ont toujours incité à la prudence dans l’application de la notion de faute dans l’exercice d’une charge publique. En effet, très peu de tribunaux canadiens ont conclu à la responsabilité[xiv].

La décision de la Cour

Les sous-ministres adjoints ont pris la décision de manière inappropriée

La Cour a estimé que les sous-ministres adjoints avaient eu un comportement qui outrepassait leurs pouvoirs en vertu de la loi en décidant d’opposer un refus à la délivrance des permis, comme ils l’ont fait savoir lors de l’appel de novembre. Cette décision était illégale parce que : (1) ce sont les sous-ministres adjoints qui ont pris la décision, et non les décideurs en vertu de la loi, ou, à tout le moins, (2) les communications des sous-ministres adjoints ont eu pour effet d’entraver le pouvoir décisionnel des décideurs en vertu de la loi à des fins inappropriées, à savoir que les sous-ministres adjoints avaient décidé que le projet ne devait pas être autorisé à aller de l’avant sans l’accord de la nation Squamish[xv].

Comme les sous-ministres adjoints étaient tous deux des fonctionnaires expérimentés qui comprenaient le processus décisionnel prévu par la loi, la Cour a conclu qu’ils savaient ou auraient dû comprendre que la décision d’opposer un refus à la délivrance des permis n’était pas de leur ressort[xvi].

Causalité et dommages-intérêts

En raison de la faute des sous-ministres adjoints, la Cour a conclu que Greengen avait perdu l’occasion de réaliser un projet hydroélectrique rentable et qu’elle avait droit à des dommages-intérêts[xvii]. Souhaitant être replacée dans la situation qui aurait été la sienne si les permis avaient été délivrés, Greengen a demandé des dommages-intérêts compris entre 53,8 et 75,1 millions de dollars (ce qui représente la valeur actuelle des flux de trésorerie perdus par Greengen, y compris les intérêts composés)[xviii]. Cependant, la Cour n’a finalement accordé que 10,125 millions de dollars en dommages-intérêts, en raison de plusieurs « risques liés à des éventualités » (contingency risks), soit le risque que le projet n’atteigne pas le stade de l’exploitation commerciale ou le risque qu’il n’atteigne pas les objectifs financiers prévus[xix], de même que le risque que Greengen n’obtienne pas les autres permis ou le soutien de la nation Squamish requis pour réaliser le projet[xx]. La Cour a considéré ces risques comme des [traduction libre] « obstacles potentiels importants à la viabilité [du projet] et à sa probabilité attendue », et a conclu que Greengen n’avait que 18 % de chances de voir son projet aboutir[xxi].

La Cour a refusé d’examiner les prétentions relatives à l’obligation de consulter

Pour étayer son argumentaire quant à la faute, Greengen a prétendu que les décideurs en vertu de la loi avaient commis une faute en acceptant les affirmations de la nation Squamish au sujet des bains spirituels sans avoir reçu d’elle des renseignements permettant d’étayer une telle conclusion[xxii]. Greengen a fait valoir que cela allait à l’encontre de la notion selon laquelle une consultation est, non pas une obligation unilatérale, mais une obligation réciproque suivant laquelle les communautés autochtones sont tenues de partager des renseignements avec la Couronne pour étayer leurs revendications, obligation qui a été confirmée à maintes reprises par les tribunaux.

La Cour a refusé d’aborder la question dans son intégralité parce qu’elle avait conclu que la réclamation pour faute était fondée sur l’appel de novembre[xxiii]. En outre, bien que la Cour ait estimé que l’un des raisonnements du décideur en vertu de la loi à l’appui de l’acceptation inconditionnelle des affirmations de la nation Squamish était « probablement déraisonnable » (probably unreasonable), la Cour a conclu que les erreurs commises n’atteignaient pas le niveau de la mauvaise foi[xxiv].

Par conséquent, la décision laisse ouverte la possibilité qu’une réclamation similaire suffisamment étayée soit accueillie à l’avenir.

Importance de la décision pour les promoteurs de projets portant sur les ressources naturelles et les autres secteurs réglementés

Cette affaire illustre comment un processus décisionnel inapproprié dans le contexte des approbations réglementaires et de la prise de décisions en vertu de la loi peut donner lieu à des réclamations pour faute. La décision établit clairement que les décisions prises en vertu de la loi doivent l’être par la personne ou l’organe que le législateur a désigné en vertu de la loi. Les hauts fonctionnaires ne peuvent pas prendre de décisions que le législateur ne leur a pas confiées, ni influer de manière inappropriée sur les décisions d’autres fonctionnaires.

Par le passé, les affaires d’influence ou de processus décisionnel inapproprié étaient traitées par voie de demande de contrôle judiciaire. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il est présumé que le dossier de preuve se limite aux documents présentés au décideur, il n’est pas possible d’obtenir des dommages-intérêts pécuniaires et on cherche habituellement à faire annuler une décision inappropriée et à faire ordonner une révision. La décision ouvre la voie, en cas de faute, aux procédures civiles visant à obtenir des dommages-intérêts pour perte de l’opportunité qui aurait découlé d’une décision positive. Dans le cadre d’une telle procédure civile, la communication préalable de documents et l’interrogatoire préalable permettent d’explorer le processus décisionnel, ainsi que de contre-interroger les fonctionnaires visés.

Pour les promoteurs de projets et les autres entités réglementées qui considèrent le processus de révision comme un recours inutile étant donné la possibilité qu’une deuxième décision défavorable soit rendue, la réclamation en dommages-intérêts constitue une solution de rechange venant combler une lacune importante dans l’accès à la justice en cas de comportement illégal de la part des gouvernements. En conséquence, la décision confirme que les gouvernements peuvent être tenus responsables des pertes monétaires que ses comportements illégaux dans le cadre du processus de prise de décisions peuvent causer aux parties concernées.


[i] Land Act, RSBC 1996, c. 245.

[ii] Water Act, RSBC 1996, c. 483.

[iii] Greengen Holdings Ltd v British Columbia (Ministry of Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2023 BCSC 1758 21 [Greengen Holdings], paragraphes 3, 4.

[iv] Greengen Holdings, paragraphe 17.

[v] Greengen Holdings, paragraphe 6.

[vi] Greengen Holdings, paragraphe 10.

[vii] Greengen Holdings, paragraphe 10.

[viii] Greengen Holdings, paragraphe 20.

[ix] Greengen Holdings, paragraphe 11.

[x] Odhavji Estate c. Woodhouse, 2003 CSC 69, paragraphe 22 [Odhavji].

[xi] Odhavji, paragraphe 32.

[xii] Odhavji, paragraphe 22.

[xiii] Powder Mountain Resorts Ltd v British Columbia, 2001 BCCA 619, paragraphe 67 [Powder Mountain].

[xiv] Powder Mountain, paragraphe 8.

[xv] Greengen Holdings, paragraphe 282

[xvi] Greengen Holdings, paragraphes 288 et 291.

[xvii] Greengen Holdings, paragraphes 336 et 337.

[xviii] Greengen Holdings, paragraphe 373.

[xix] Greengen Holdings, paragraphes 480 et 411.

[xx] Greengen Holdings, paragraphes 421, 464, 481.

[xxi] Greengen Holdings, paragraphe 414 .

[xxii] Greengen Holdings, paragraphe 11.

[xxiii] Greengen Holdings, paragraphes 327 et 328.

[xxiv] Greengen Holdings, paragraphes 315-317.