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Les bureaux des brevets ne sont pas toujours les mieux avisés pour déterminer ce qui peut être breveté

Auteur(s) : Nathaniel Lipkus

Le 26 avril 2019

Lorsqu’une entreprise invente un nouveau concept, elle doit décider s’il y a lieu d’obtenir la protection d’un brevet. Cette décision aura des répercussions importantes, puisque la procédure de demande de brevet exige que le demandeur divulgue son invention au monde entier et l’obtention de la protection d’un brevet peut être nécessaire à la survie de l’entreprise. Cependant, la meilleure stratégie consiste parfois à garder l’invention secrète, surtout lorsqu’il est impossible de la faire protéger par un brevet. Les lignes directrices publiées par les bureaux des brevets nationaux aident les entreprises à décider s’il y a lieu de breveter ou non leur invention, car elles leur donnent des indications sur les objets qui, selon eux, sont brevetables ou non.

Dans ce contexte, la décision d’avril 2019 de la Cour d’appel pour le circuit fédéral des États-Unis dans Cleveland Clinic Foundation v. True Health Diagnostics LLC (Appel 2018-1218) est particulièrement riche d’enseignements pour le monde des brevets de part et d’autre de la frontière. Dans l’affaire Cleveland Clinic, la Cour d’appel pour le circuit fédéral s’est penchée sur les lignes directrices traitant des règles en matière de brevetabilité publiées par le United States Patent and Trademark Office (USPTO). La Cour a réaffirmé qu’elle n’était pas liée par les lignes directrices du bureau des brevets lorsqu’elle évaluait un brevet, même dans une situation comme celle de l’affaire Cleveland Clinic, où l’invention revendiquée était manifestement brevetable selon les lignes directrices de l’USPTO.

Dans l’affaire Cleveland Clinic, les brevets en question divulguaient des méthodes de diagnostic qui consistaient à utiliser des techniques connues pour mesurer la quantité de leucocytes et les niveaux de myéloperoxydase dans le sang afin d’établir la probabilité qu’un patient soit atteint d’une maladie cardiovasculaire ou développe une telle maladie. La Cour d’appel pour le circuit fédéral a jugé que les brevets étaient invalides au motif qu’ils portaient sur une simple loi naturelle qui n’était pas brevetable (ineligible natural law). La Cour d’appel a appliqué une décision de jurisprudence affirmant que l’idée d’analyser un biomarqueur naturellement présent pour établir la probabilité qu’un patient développe une pathologie donnée ou en soit atteint n’était qu’un simple principe, et [traduction] « un principe n’est pas brevetable. Dans l’absolu, un principe est une vérité fondamentale, une cause originelle, une fonction; celles-ci ne sont pas brevetables, et personne ne peut revendiquer de droit exclusif sur l’une ou l’autre d’entre elles ».

Mais qu’en est-il des lignes directrices de l’USPTO donnant à penser qu’une telle invention était brevetable?

L’affaire Cleveland Clinic avait fait valoir que les revendications en cause étaient des objets brevetables en se fondant sur un exemple d’objet brevetable comportant un libellé de revendication semblable présenté dans les lignes directrices de l’USPTO. Voici ce qu’a répondu la Cour d’appel pour le circuit fédéral :

Nous respectons au plus haut point l’expertise du USPTO sur toutes les questions qui concernent la brevetabilité, y compris l’admissibilité à la protection d’un brevet, mais nous ne sommes pas liés par ses lignes directrices. Et, plus particulièrement en ce qui concerne la question de l’admissibilité à la protection d’un brevet et des efforts des tribunaux en vue d’établir la distinction entre les revendications portant sur les lois naturelles et celles portant sur des applications brevetables de ces lois naturelles, nous sommes conscients de la nécessité de veiller à la cohérence de notre jurisprudence.

Cette affaire sert de leçon aux demandeurs de brevet qui doivent retenir que la politique du bureau des brevets ne fait pas office de loi. Si les demandeurs constatent une différence entre la jurisprudence et les lignes directrices du bureau des brevets, qu’ils sachent que la jurisprudence a préséance. Lorsqu’un brevet est délivré sur des fondements tirés de lignes directrices erronées, comme dans l’affaire Cleveland Clinic, il pourrait ne pas être applicable devant les tribunaux. À l’inverse, si un brevet est rejeté pour des motifs fondés sur des lignes directrices erronées, le demandeur pourrait avoir un recours lui permettant de contester la décision du bureau des brevets devant les tribunaux.

Comme aux États-Unis, les tribunaux canadiens ne sont pas liés par les lignes directrices publiées par les organismes gouvernementaux, tel l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC). Les lignes directrices sont censées être conformes à la jurisprudence canadienne, mais il y a souvent place au débat quand vient le temps de déterminer quelles décisions ont préséance et comment doit être appliquée la jurisprudence dans les contextes où de nouveaux domaines technologiques entrent en jeu.

À l’heure actuelle, le traitement canadien des objets brevetables en matière de méthodes de diagnostic produit un résultat inverse à la décision rendue dans l’affaire Cleveland Clinic. Les tribunaux canadiens n’ont rendu aucune décision concernant la brevetabilité des revendications portant sur des méthodes de diagnostic médical; cependant, l’OPIC a publié des lignes directrices strictes limitant l’approbation de ce type de revendications.

Le document de lignes directrices de l’OPIC, PN2015-02, limite la brevetabilité des méthodes de diagnostic médical à celles qui visent à résoudre un « problème d’acquisition de données » (p. ex., nouvelles techniques permettant l’obtention de données biologiques) ou un « problème d’analyse de données » (p. ex., nouvelles méthodes permettant d’analyser des données biologiques obtenues au moyen de techniques connues).

De prime abord, ces lignes directrices donnent une interprétation plus étroite de l’admissibilité au brevet que la décision de la Cour suprême du Canada dans Shell Oil Co c. Commissaire des brevets, [1982] 2 RCS 536. Dans l’affaire Shell Oil, la Cour suprême a déclaré ce qui suit dans son jugement établissant que l’usage nouveau d’un composé déjà connu était brevetable au sens de la Loi sur les brevets du Canada :

Dans ce cas, la découverte de l’appelante a augmenté le bagage de connaissances au sujet de ces composés en leur trouvant des propriétés jusqu’alors inconnues et elle a établi la méthode par laquelle on peut leur donner une application pratique. À mon sens, cela constitue une « réalisation… présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité » et les compositions sont la réalisation pratique de la nouvelle connaissance.

Les lignes directrices de l’OPIC ont essuyé une autre critique, qui est celle d’avoir adopté une approche différente pour l’interprétation des brevets que celle adoptée par la Cour suprême du Canada dans Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, en ne mettant plus l’emphase sur les éléments essentiels des revendications du brevet quand vient le temps d’évaluer l’admissibilité d’un objet.

Au cours des dernières années, alors que les demandes de brevet portant sur des méthodes de diagnostic médical ont stagné à l’OPIC, les demandeurs ont fait valoir que les lignes directrices de l’OPIC étaient excessivement restrictives et incompatibles avec le jugement de l’affaire Shell Oil et d’autres jugements de la Cour suprême et décisions de cours d’appel. Ces arguments ont systématiquement donné lieu à des rejets ou à de longs délais. À ce jour, aucun demandeur de brevet n’a contesté une décision de l’OPIC devant les tribunaux.

La décision rendue dans l’affaire Cleveland Clinic devrait rappeler aux demandeurs que les lignes directrices du bureau des brevets ne lient pas les tribunaux, et qu’il peut parfois s’avérer nécessaire d’interjeter appel de la décision du bureau des brevets afin de donner l’occasion aux tribunaux de créer la jurisprudence qui permettra au système des brevets de fonctionner comme il se doit. Cet exercice serait tout particulièrement utile dans le domaine des brevets de méthodes de diagnostic médical, où une nouvelle décision de jurisprudence interprétant l’affaire Shell Oil et l’applicabilité du jugement de l’affaire Free World Trust aux questions de l’admissibilité des objets brevetables serait fort bienvenue.

Les entrepreneurs qui mettent au point des méthodes de diagnostic médical nouvelles et novatrices veulent bénéficier d’une protection par brevet équitable en contrepartie de la prestation de services de santé améliorés. C’était l’intention du gouvernement de reconnaître ce marché quand il a adopté la Loi sur les brevets. Au fur et à mesure que les technologies évoluent, le droit des brevets doit être suffisamment clair pour que les entrepreneurs comprennent dans quelles situations ils peuvent bénéficier de ce marché. De temps à autre, lorsque le droit manque de clarté, il faut prendre le taureau par les cornes.

Pour en savoir davantage au sujet des brevets canadiens dans le domaine des sciences de la vie, communiquez avec Nathaniel Lipkus ou Yulia Konarski, ou avec un autre membre de l’équipe de premier plan d’Osler spécialisée en propriété intellectuelle et sciences de la vie.