Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Montréal
Stagiaire en droit, Montréal
Stagiaire en droit, Montréal
Le 30 mai dernier, le projet de loi C-13, qui propose plusieurs changements en vue de protéger et de promouvoir de façon plus soutenue la langue française, a franchi l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes. Le projet de loi est en cours d’examen par le Comité permanent des langues officielles, et la date limite pour soumettre un mémoire est le 31 octobre 2022.
Les efforts du gouvernement fédéral pour moderniser son approche à l’égard des langues officielles du Canada font suite à l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec du projet de loi 96, qui a entraîné d’importantes modifications à la Charte de la langue française (Charte). Le projet de loi C-13 comporte deux parties : la première modifie la Loi sur les langues officielles et la deuxième édicte la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale (la Loi). Si la version actuelle du projet de loi est adoptée, la Loi prévoira de nouveaux droits et de nouvelles obligations en ce qui a trait à l’usage du français auprès des consommateurs et des employés d’entreprises privées de compétence fédérale (entreprises fédérales) qui exercent leurs activités au Québec.
Nouveaux droits des consommateurs
La loi confère aux consommateurs au Québec et dans les régions à forte présence francophone le droit de communiquer en français avec des entreprises fédérales et de recevoir des services de celles-ci dans cette langue. Les entreprises fédérales ont l’obligation de respecter ces droits. Cette obligation relative à la langue s’applique, tant sur le plan de l’écrit que de l’oral, à tout ce qui se rattache aux communications et aux services visés. S’il le souhaite, un consommateur peut communiquer avec l’entreprise dans une langue autre que le français.
La Loi prévoit aussi un mécanisme de plainte au commissaire aux langues officielles (commissaire), auquel peut recourir tout individu ou groupe qui croit qu’une entreprise fédérale a contrevenu à ses obligations. Le commissaire peut également mener une enquête de sa propre initiative. Les entreprises fédérales jugées contrevenantes peuvent alors faire l’objet de recommandations et d’ordonnances énoncées dans la Loi sur les langues officielles, et des dommages-intérêts peuvent être réclamés devant la Cour fédérale.
Nouveaux droits linguistiques au travail
La Loi confère aux employés, ou à ceux qui occupent un poste au sein d’une entreprise fédérale au Québec, le droit de travailler en français. Cela comprend le droit de recevoir toute communication et toute documentation de leur employeur en français, notamment les offres d’emploi, les promotions, les préavis de licenciement, les conventions collectives et les griefs qui en découlent. Cela s’étend également à la langue dans laquelle les instruments de travail et les systèmes informatiques sont accessibles.
Ce nouveau droit n’empêche toutefois pas de communiquer ou de fournir de la documentation dans les deux langues officielles de manière simultanée, pourvu que l’usage du français dans la communication ou la documentation soit au moins équivalent à celui de l’anglais. Les entreprises fédérales devront également informer leurs employés du fait qu’elles sont assujetties à la Loi et du fait qu’ils disposent de recours contre leur employeur relativement à tout enjeu de langue de travail. De plus, les entreprises fédérales devront établir un comité ayant pour mandat d’appuyer la haute direction dans la promotion de l’usage du français au sein de l’entreprise.
Il ne sera pas possible d’exiger la connaissance d’une langue autre que le français comme condition d’emploi, à moins que la compréhension de cette autre langue soit objectivement justifiable pour le poste visé. Il sera interdit de traiter défavorablement un employé au seul motif qu’il n’a pas une connaissance suffisante d’une autre langue ou qu’il a exercé les droits prévus sous le régime de la Loi.
La Loi prévoit des droits acquis, de sorte qu’un employé qui n’a pas une connaissance adéquate du français au moment où la Loi est adoptée ne peut pas être traité défavorablement pour cette raison. Les entreprises fédérales auront également la responsabilité d’examiner les facteurs et les conditions susceptibles d’expliquer pourquoi certains employés ont une moins bonne connaissance du français, et pourraient être tenues d’adopter des mesures pour promouvoir la connaissance du français chez les employés.
Si une entreprise fédérale contrevient aux droits linguistiques au travail, les employés peuvent porter plainte auprès du commissaire. Si le commissaire n’est pas en mesure de régler une plainte dans un délai raisonnable, la plainte peut être renvoyée au Conseil canadien des relations industrielles. Le Conseil peut prendre un certain nombre de mesures, notamment permettre au plaignant de reprendre son travail et prendre toute mesure que le Conseil juge équitable et qui est susceptible de contrebalancer les effets de la contravention ou d’y remédier.
Conflits potentiels découlant de l’application du projet de loi C-13 et de la Charte de la langue française du Québec
Il faut noter que le projet de loi C-13 offre aux entreprises fédérales la possibilité de s’assujettir à la Charte, plutôt qu’à la Loi, dans le cadre de ses activités au Québec, un choix qui serait réversible.
Contrairement au mécanisme de choix prévu dans la Loi, le projet de loi 96 du Québec indique qu’il ne peut être interprété de façon à en empêcher l’application à toute entreprise ou à tout employeur qui exerce ses activités au Québec. Bien que la Charte n’énonce pas expressément qu’elle s’applique aux entreprises fédérales, le ministre de la Justice du Québec a indiqué au cours de l’étude du projet de loi 96 que la Charte allait s’appliquer aux entreprises qui exercent leurs activités dans la province, et ce, même si elles relèvent de la compétence du Parlement du Canada. L’organisme de réglementation chargé d’appliquer la Charte, l’Office québécois de la langue française, enjoint aux entreprises fédérales qui exercent leurs activités au Québec de s’inscrire à un « programme de francisation » en vertu de la Charte.
De plus, le mécanisme de recours prévu en vertu de la Charte diffère de celui énoncé dans le projet de loi C-13, est plus large et entraîne la création d’un nouveau droit privé d’action pour tous les résidents du Québec qui permet de demander des mesures injonctives, des dommages-intérêts et des dommages-intérêts punitifs pour des violations aux dispositions de la Charte, et ce, sans qu’il soit d’abord nécessaire de saisir l’Office québécois de la langue française de cette affaire au moyen d’une plainte. Cela diffère du mécanisme de recours prévu en vertu du projet de loi C-13, qui confère un droit privé d’action, mais seulement devant la Cour fédérale et seulement après le dépôt d’une plainte auprès du commissaire. Les entreprises fédérales exerçant leurs activités au Québec qui respectent la Loi et qui ne choisissent pas de s’assujettir à la Charte du Québec pourraient néanmoins devoir composer avec l’application concurrente de la Charte et de son mécanisme de recours.
Ce conflit potentiel pourrait donner lieu à une bataille constitutionnelle sur la répartition des pouvoirs. Dans le cadre de l’approche moderne à l’égard du règlement des questions constitutionnelles de cette nature, les tribunaux mettent l’accent sur le principe de fédéralisme coopératif. Ce principe favorise l’application simultanée de lois valides adoptées aux niveaux fédéral et provincial, et ce, même si elles portent sur le même sujet. Dans le cadre de la décision rendue récemment concernant Bell Canada[1], la Cour d’appel du Québec a jugé valide l’application de la Loi sur la protection du consommateur du Québec à des entreprises fédérales, au motif que la compétence du gouvernement fédéral n’était pas entravée par l’application de la loi provinciale. À l’inverse, selon un principe établi depuis longtemps, le Parlement du Canada possède la compétence exclusive pour régir les parties essentielles des entreprises fédérales, notamment leur gestion et leur exploitation[2], et bon nombre des dispositions de la Charte du Québec visent à régir ce même sujet, malgré la compétence fédérale exclusive en matière d’entreprises fédérales.