Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Stagiaire en droit, Toronto
Key Takeaways
- La Cour d’appel de l’Ontario a précisé les limites du pouvoir d’enquête de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario.
- La Commission a exigé trop de documents, dont certains qui n’étaient pas pertinents, ce qui va à l’encontre des principes de la pertinence et du caractère raisonnable établis par la Loi sur les valeurs mobilières.
- La décision met en évidence la nécessité d’un mécanisme formel pour examiner la portée des enquêtes menées par la Commission afin de protéger les droits des personnes.
Une décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario a apporté des éclaircissements sur la portée et les limites du pouvoir d’enquête d’un organisme de réglementation des marchés financiers et sur la capacité d’une partie à contester les assignations à comparaître émises en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières (la Loi) de l’Ontario.
Dans l’affaire Binance Holdings Limited v. Ontario Securities Commission, 2025 ONCA 751, la Cour a estimé qu’une assignation émise par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (la Commission) constituait une saisie déraisonnable et contraire à l’article 8 de la Charte. Elle a en outre précisé que dans les enquêtes qu’elle mène en vertu de la Loi, les larges pouvoirs de la Commission restent circonscrits par les limites constitutionnelles. La décision stipule également qu’une assignation délivrée en vertu de la Loi peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire, confirmant ainsi que ce recours est approprié et apportant des éclaircissements sur une procédure autrement nébuleuse.
Contexte
Cette affaire a une longue histoire qui s’étend sur plusieurs années. Il convient néanmoins de rappeler brièvement les faits pour situer le contexte. En mars 2021, la Commission a informé les diverses plateformes de négociation de cryptoactifs, y compris Binance, que si elles comptaient exercer leurs activités en Ontario, il leur fallait se conformer à la législation ontarienne sur les valeurs mobilières sous peine de faire l’objet de mesures réglementaires. Binance a alors décidé de cesser ses activités en Ontario, mais les utilisateurs ontariens ont quand même poursuivi leur activité sur sa plateforme. C’est pourquoi la Commission a rendu en vertu de l’alinéa 11(1)(a) de la Loi une ordonnance d’enquête sur des allégations de négociation sans inscription à titre de courtier, de placements illégaux, de contournement de la législation ontarienne sur les valeurs mobilières et de déclarations trompeuses. En mai 2023, l’un des enquêteurs désignés de la Commission a émis en vertu de l’article 13 de la Loi une assignation à comparaître comportant la demande suivante :
[traduction] Veuillez fournir toutes les communications concernant l’Ontario (ou l’ensemble du Canada) parmi « les administrateurs, les dirigeants, les employés, les entrepreneurs, les mandataires et les consultants de Binance Holdings Limited et des entités liées » pour la période du 1er janvier 2021 à ce jour.
Binance a initialement demandé réparation auprès du Tribunal des marchés financiers (le Tribunal), l’organe juridictionnel chargé de mener les audiences en vertu de la Loi, créé en 2022 à la suite de la séparation entre la Commission et son organe juridictionnel. Binance a déposé une demande auprès du Tribunal en vue de faire révoquer l’ordonnance d’enquête et l’assignation de la Commission, en partie parce qu’elles avaient une portée excessive et constituaient une ingérence déraisonnable. Le Tribunal n’a toutefois pas examiné le bien-fondé de ces arguments, concluant que depuis la séparation, il n’avait plus compétence en vertu de l’article 144(1) de la Loi. Selon l’interprétation que fait le Tribunal de l’article 144(1), celui-ci n’a pas compétence pour révoquer ou modifier les décisions prises par la Commission; il accorde ce pouvoir exclusivement à la « Commission ».
En conséquence, le Tribunal a déterminé qu’il ne réexaminerait ni ne réviserait les décisions prises par la Commission, et qu’il s’en tiendrait à celles prises par le Tribunal, laissant Binance sans recours possible auprès du Tribunal. En réaction, Binance a déposé auprès de la Cour divisionnaire une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de délivrer l’ordonnance d’enquête et les assignations qui en découlent. Elle y a fait valoir que l’assignation avait une portée excessive, contraire à l’article 8 de la Charte qui offre une protection contre les « perquisitions ou saisies abusives ». La Cour divisionnaire a examiné le bien-fondé de la contestation de l’ordonnance d’enquête par Binance et a conclu qu’elle ne devait pas être annulée. Cependant, la Cour divisionnaire a refusé de se prononcer sur le bien-fondé de la contestation de l’assignation par Binance en vertu de la Charte, parce que Binance n’avait pas soulevé cet argument devant la Commission en première instance. La Cour divisionnaire a également refusé de fixer une date pour une requête urgente visant à suspendre l’assignation en attendant la décision sur la demande de contrôle judiciaire de Binance. C’est pourquoi Binance a été contrainte de fournir « des dizaines de milliers de pages de documents » à la Commission, malgré le recours en instance.
En réponse à la décision procédurale de la Cour divisionnaire sur l’assignation, Binance a déposé auprès de la Commission une demande fondée sur l’article 144(1), qui a été entendue par un administrateur nommé en vertu de l’article 5(3) de Loi de 2021 sur la Commission des valeurs mobilières pour agir en tant que commissaire (le commissaire). Le commissaire a estimé qu’il n’avait pas le pouvoir de modifier l’assignation. Binance a saisi la Cour d’appel pour contester à la fois la décision de la Cour divisionnaire sur l’assignation et la décision du commissaire.
Décision de la Cour d’appel
La Cour d’appel de l’Ontario a déterminé ce qui suit :
- La Commission n’avait pas compétence pour révoquer ou modifier l’assignation.
- La Cour divisionnaire a commis une erreur en refusant d’examiner les arguments de Binance fondés sur la Charte.
- La Cour divisionnaire n’a pas commis d’erreur en refusant de suspendre l’assignation en attendant l’examen judiciaire.
- L’assignation constituait une saisie déraisonnable, contraire à l’article 8 de la Charte.
Par ailleurs, la Cour a recommandé à la Commission de ne plus exiger désormais des demandes d’interrogatoire par écrit dans le cadre d’une assignation.
Pouvoir de modifier ou de révoquer l’assignation
Comme indiqué ci-dessus, la Cour d’appel a rejeté les arguments de Binance sur la compétence de la Commission, affirmant que celle-ci n’était pas habilitée à révoquer ou à modifier les assignations. Elle a toutefois estimé que la Cour divisionnaire avait commis une erreur en refusant d’examiner le bien-fondé des arguments de Binance fondés sur la Charte.
Bien que les tribunaux puissent refuser le contrôle judiciaire lorsqu’il existe des solutions de rechange adéquates, la Cour divisionnaire a refusé le contrôle judiciaire sans avoir préalablement déterminé si la Commission était habilitée à accorder une solution de rechange adéquate. En effet, la Cour divisionnaire s’est fondée sur la simple possibilité d’un autre recours sans vérifier son efficacité. La Cour d’appel a donc accueilli l’appel de Binance à l’encontre de la décision de la Cour divisionnaire qui refusait le contrôle judiciaire et elle a jugé approprié de se prononcer sur les questions constitutionnelles qui auraient pu être soulevées par le tribunal inférieur.
Binance n’avait pas droit à un sursis à l’exécution de l’assignation
Binance a fait valoir que la Cour divisionnaire avait commis une erreur en refusant de suspendre l’assignation, car elle avait le droit de contester la demande de production de documents avant de devoir s’y conformer. Comme indiqué, la Cour d’appel a rejeté cet argument. Elle a estimé que, contrairement aux affaires pénales, il n’existe aucune garantie constitutionnelle de contrôle judiciaire préalable à l’exécution d’une ordonnance de production de documents dans le contexte réglementaire. L’absence de contrôle judiciaire sur une demande de production de documents est un facteur pertinent pour évaluer le caractère raisonnable de la demande, mais il ne s’agit pas d’un droit autonome.
La validité constitutionnelle de l’assignation
En examinant si l’assignation portait atteinte aux droits garantis à Binance par l’article 8 de la Charte, la Cour a fait remarquer que les détenteurs de documents commerciaux peuvent raisonnablement s’attendre à ce que les documents visés par une saisie soient protégés par le droit à la vie privée, mais que cette attente raisonnable est faible. La Cour a toutefois estimé que la faiblesse de cette attente ne signifiait pas pour autant qu’il n’y avait « aucune attente en matière de protection de la vie privée ». La portée d’une ordonnance de production valide doit donc être limitée à des critères équitables et raisonnables. Par conséquent, la production imposée à Binance de ses documents commerciaux a porté atteinte à ses droits garantis par l’article 8 de la Charte.
La Cour d’appel a rejeté l’argument de la Commission selon lequel l’article 13 de la Loi autoriserait des demandes de production sans restriction. Elle a déterminé que le pouvoir de la Commission d’exiger la production de documents en vertu de l’article 13 de la Loi était soumis à une condition de pertinence. Les demandes de production qui dépassent l’objet de l’enquête ou qui exigent la production de documents sans motif raisonnable de croire qu’ils sont pertinents sont donc trop générales et déraisonnables, ce qui est contraire à l’article 8 de la Charte.
Cette assignation exigeait la production, sans restriction, de toutes les communications entre les employés ou sous-traitants de Binance ou de ses entités apparentées, non seulement en Ontario, mais dans tout le Canada, quel que soit leur objet. La Cour d’appel a qualifié cette exigence de [traduction] « stupéfiante par son ampleur » et « formulée sans préoccupation apparente quant à la pertinence de ce qui était demandé, au-delà de la simple spéculation qu’il pourrait y avoir quelque chose de pertinent qui, autrement, serait manqué ». L’assignation était donc disproportionnée. Plutôt que de permettre à la Commission de conserver les documents saisis jusqu’à ce que soit émise une assignation conforme à la Charte, il lui a été ordonné de restituer tous les documents recueillis en vertu de l’assignation invalide.
L’assignation exigeait aussi des réponses à des questions écrites, par exemple, la demande faite à Binance de « confirmer » les détails des comptes ontariens et de décrire les méthodes employées pour les identifier. Binance a fait valoir que ces demandes dépassaient les pouvoirs d’enquête de la Commission prévus par la Loi. Étant donné que la Commission a admis qu’elle ne voulait pas obtenir les réponses à ces questions, la Cour d’appel ne s’est pas prononcée. La Cour a toutefois fait part de ses préoccupations face à ces demandes. Elle a souligné qu’aux termes de l’article 13 de la Loi, les enquêteurs peuvent « assigner une personne et la contraindre à comparaître », et « assigner une personne ou une compagnie et l’obliger à produire des documents et autres objets ». Il n’est mentionné nulle part qu’un enquêteur est habilité à utiliser une assignation pour obtenir des réponses écrites à des demandes de renseignements. La Cour a donc recommandé à la Commission de ne plus recourir à ce type de formulation à l’avenir.
Conséquences
La Cour d’appel a précisé que les pouvoirs d’enquête étendus de la Commission ne sont pas illimités, mais plutôt restreints par une évaluation de leur pertinence. De plus, la décision souligne que les tribunaux sont disposés à examiner l’exercice des pouvoirs d’enquête de la Commission lorsque les mécanismes administratifs existants sont inopérants ou inefficaces. L’analyse de la Cour d’appel porte à croire que les ordonnances de production de documents émises par d’autres organismes de réglementation sont sujettes à un examen similaire.
En outre, Binance s’interroge sur le fait de savoir si l’article 13 de la Loi autorise la Commission à exiger des réponses à des questions écrites par le biais d’une assignation. Ces limitations ne dispensent toutefois pas les personnes visées par une assignation de s’y conformer avant toute décision de contrôle judiciaire, car il n’existe pas de droit absolu à un contrôle judiciaire préalable au respect d’une ordonnance de production de documents dans le contexte réglementaire.
Les tribunaux ont toujours reconnu l’expertise unique des organismes de réglementation et des tribunaux des marchés financiers, notamment la Cour suprême du Canada dans l’affaire Comité pour l’égalité de traitement des actionnaires minoritaires d’Asbestos c. Ontario (Commission des valeurs mobilières)[1], où elle préconise un « degré de déférence judiciaire élevé » envers les décisions de la Commission et du Tribunal, en raison de leur « expertise dans la réglementation des marchés financiers »[2].
À la lumière de ces éléments, la Commission peut elle-même concevoir un mécanisme qui lui permettra d’examiner suffisamment la portée des enquêtes menées par son personnel. Une telle « voie de sortie » officielle pourrait peut-être mieux protéger les droits des témoins et des personnes visées par une enquête contre les demandes de renseignements fastidieuses et coûteuses qui sont finalement jugées déraisonnables et inutiles, en plus de constituer un tampon plus efficace entre le processus administratif et l’intervention des tribunaux. En attendant que cette réforme soit lancée et mise en œuvre, la décision de la Cour d’appel éclaire la voie à suivre pour contester le pouvoir d’enquête de la Commission.
[2] 2001 CSC 37 au par 49.