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Bienvenue dans la danse des brevets pharmaceutiques canadiens

Auteur(s) : J. Bradley White, Nathaniel Lipkus

Le 26 septembre 2017

Depuis près de 25 ans, le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) du Canada est la pierre angulaire des litiges en matière de brevets pharmaceutiques au Canada. Adapté librement de la loi intitulée Hatch-Waxman Act des États-Unis, le Règlement visait à établir l’équilibre entre l’application efficace des brevets relativement à des médicaments nouveaux et novateurs, et l’entrée sur le marché opportune de génériques à plus faible prix, comme solution de rechange.

Cependant, après des années d’importants litiges aux termes du Règlement, le système canadien a fait l’objet de critiques de plus en plus nombreuses, tant au pays qu’à l’étranger. Bien que la procédure de litige aux termes du Règlement était conçue à l’origine comme une procédure sommaire et efficace, s'appuyant sur un dossier papier comportant des affidavits des contre-interrogatoires hors cour, plutôt qu’un procès en bonne et due forme, c'est tout le contraire qui s'est produit. Étant donné la complexité factuelle et juridique croissante des affaires en cause, les juges se trouvent face à des douzaines de volumes de preuve d’experts, sans pouvoir compter sur la comparution de témoins pour les aider à résoudre les questions en litige. Les deux parties plaident sans tirer avantage d'une communication préalable officielle ou du pouvoir d’assignation, ce que signifie que les documents et les témoignages clés sont souvent absents du dossier de preuve.

Le système est souvent critiqué parce qu’il ne règle pas les litiges entre les parties, au bout du compte. Même s’il est censé simplifier le litige initial, le Règlement permet aux parties perdantes d’intenter une deuxième procédure à l’égard des brevets mêmes qui ont fait l’objet des procédures qu’elles ont perdues. On qualifie souvent cela de « double péril », et c'est considéré comme une importante source de complications pour les sociétés internationales qui intentent des poursuites dans de multiples territoires de compétence.  Et le quiproquo qui consistait à autoriser une deuxième poursuite était l'indisponibilité d'un appel pour les titulaires de brevets déboutés au terme de la première instance en vertu du Règlement.

Mais tout cela va finalement changer. Le 7 septembre 2017, le gouvernement canadien a finalisé les modifications au Règlement qui changeront fondamentalement le système de lien entre la mise en marché et les brevets du Canada. Ces modifications changeront la nature des procédures, qui passeront de requêtes sommaires à des procès en matière de brevets sous forme d’action, comportant pleins droits d’appel, comparution de témoins et jugements définitifs relativement à des questions de brevets en litige. Ces modifications font suite à la conclusion de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne, et sont entrées en vigueur dans le cadre de la mise en œuvre de l’AECG, le 21 septembre 2017.

La modification du Règlement vise à rétablir l’équilibre entre l’application efficace des brevets et l’entrée sur le marché, en temps opportun, de versions génériques et biosimilaires de produits de marque. Cet équilibre est unique au monde et repositionnera le Canada comme l’un des principaux territoires de compétence pour ce qui est des litiges en matière de brevets pharmaceutiques et biotechnologiques. Le présent article aborde les principales modifications apportées au Règlement, qui intéresseront les sociétés du secteur des sciences de la vie faisant affaire au Canada.

Le nouveau « rôle-fusée » de l’Amérique du Nord

L’un des défis à relever pour passer d’une requête sommaire à un procès en règle sera de s’assurer que toutes les affaires sont jugées dans un délai de 24 mois, délai qui demeure inchangé par rapport au système actuel. Au cours d’une période de consultation décrétée par le gouvernement, le secteur de fabrication des médicaments de marque a tenté de faire porter le délai de 24 mois à 30 mois, mais sans succès.

La Cour fédérale du Canada se prépare maintenant à juger des litiges en vertu du nouveau Règlement. Comme il est indiqué ci-dessous, en vue de faire procéder les affaires rapidement, les justiciables devront satisfaire à d’importantes obligations préalables en matière de communication préalable de documents. L’interrogatoire préalable oral fera partie de l'ordre des choses. Au procès, même si tous les témoins seront soumis à un contre-interrogatoire, pour minimiser la durée du procès, une grande portion de la preuve principale d’une partie sera déposée par voie d’affidavits avant le procès, plutôt que lors de la comparution au procès.

Au moment de signifier son plaidoyer initial, soit l’avis d’allégation (AA), le demandeur d’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires devra produire tous les documents sur lesquels il a appuyé ses allégations d’invalidité, et une copie des portions pertinentes de sa présentation réglementaire. Les titulaires de brevets devront faire face aux mêmes obligations importantes en matière de production de documents. À la demande des fabricants de génériques, les titulaires de brevets devront divulguer les coordonnées de l’inventeur et produire les documents relatifs à une invention faisant l’objet d’allégations, ainsi que les carnets de laboratoire. Les parties qui divulguent les renseignements peuvent imposer des obligations de confidentialité raisonnables, sous réserve de révision par la Cour.

La portée de la communication préalable, dans les cas de litige en matière de brevets, est plus restreinte au Canada qu’aux États-Unis. Habituellement, un témoin représentant une entreprise est interrogé pour chacune des parties, dans le cadre de l’interrogatoire d’un témoin en vertu de la disposition 30(b)(6), aux États-Unis.  Les inventeurs peuvent également être interrogés, bien que leurs réponses ne lient pas le titulaire de brevet. Les dépositions de tiers ou de témoins d'une autre partie ne sont pas autorisées de plein droit, même s’il est possible d’obtenir l’interrogatoire préalable de tiers, en cas de nécessité confirmée.

La Cour fédérale vise à ce que les procès portant sur des litiges relatifs à des brevets pharmaceutiques durent au maximum deux semaines, et aient lieu dans les 21 mois suivant le début des procédures.

Plus de « double péril », mais la certitude du marché n’est pas garantie

Le remplacement des procédures sommaires par des actions en bonne et due forme aux termes de la Loi sur les brevets fera en sorte que les décisions judiciaires en arriveront à une conclusion quant à la contrefaçon de brevet et à la validité des brevets en litige.

Les décisions pourront faire l’objet d’un appel par les deux parties. À la suite d’un AA, les titulaires de brevet doivent revendiquer les droits des brevets inscrits, s’ils avaient des motifs raisonnables d’intenter une action, ou se voir déchoir de leur droit de le faire. Cependant, il existe plusieurs scénarios selon lesquels un demandeur d’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires peut rechercher la certitude du marché aux termes de la réglementation, et être tout de même en position de risque pour un lancement. Par exemple :

  • un titulaire de brevet peut renoncer à son droit à une période d’interdiction de 24 mois, ce qui forcerait un demandeur d’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires à songer à lancer son produit avant que le litige ne soit tranché;
  • un titulaire de brevet peut avoir des brevets non inscrits qu’il attend de revendiquer jusqu’à ce qu’un médicament générique ou biosimilaire soit lancé;
  • de nouveaux faits peuvent être mis en lumière à l’entrée sur le marché, qui donnent un motif distinct de réclamation pour contrefaçon de brevet  qui n’était pas raisonnablement disponible ou qui n’avait pas été traité lors d’un litige antérieur.

De plus, un premier demandeur d’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires peut décider d’essayer d’obtenir réparation en cas d’invalidité uniquement en matière personnelle (in personam) plutôt qu'en matière réelle (in rem), de telle sorte qu’une décision selon laquelle un brevet serait invalide ne fait pas retirer un brevet inscrit du registre des brevets. Le cas échéant, les demandeurs subséquents pourraient encore avoir à plaider concernant des brevets ayant déjà fait l’objet de procès.

Les lettres d’avis ont des conséquences moins importantes

Aux termes de l’ancien règlement, l’AA définit la portée de la procédure relative au brevet qui s’ensuit. En cour, les arguments de fabricants de génériques sont limités à ce qui figure dans l’AA. Si les arguments d’un fabricant de génériques ne sont pas étayés par l’AA, celui-ci est alors considéré comme insuffisant pour soutenir cet argument en cour.

Les modifications accordent aux fabricants de génériques une plus grande marge de manœuvre dans la rédaction de l’AA, étant donné que l’étendue des procédures serait définie par les plaidoiries au cours du procès, plutôt que par les allégations figurant dans l’AA. Le règlement modifié conservera la signification d’un AA comme première mesure à prendre en cas de litige portant sur des brevets pharmaceutiques, mais il assouplira certaines des règles rigoureuses élaborées dans la jurisprudence concernant les AA et leur caractère suffisant, qui causaient des frustrations aux fabricants de médicaments génériques. Plus particulièrement, l’AA n’a besoin de fournir des détails que sur les allégations d’invalidité, sans limiter les questions et les arguments qui peuvent être soulevés à la défense des fabricants de génériques dans des actions en contrefaçon.

Les modifications créent un élément stratégique à prendre en compte pour les fabricants de génériques qui envisagent d’intenter des poursuites. Il se peut que les fabricants de génériques décident de ne pas alléguer l’invalidité dans l’AA, puis d’invoquer l’invalidité ultérieurement, en réponse à des allégations de contrefaçon. Il reste à déterminer l’effet concret de la fourniture de détails inadéquats, même si l’on prévoit que les juges pourraient être disposés à prolonger le délai d’interdiction de 24 mois empêchant l’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires, lorsque le demandeur d’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires a tardé à fournir les détails relatifs à l’invalidité.

Dommages-intérêts accrus au titre de l’article 8

Si un fabricant de médicaments génériques ou biosimilaires a gain de cause en vertu du Règlement, il pourrait avoir droit à des dommages-intérêts pour les pertes subies pendant que les procédures étaient en cours (ce qu’on appelle souvent les « dommages-intérêts au titre de l’article 8 »). Ce dédommagement, qui est offert aux termes des deux versions du Règlement, est offert au lieu d’une exclusivité sur le marché, qui est accordée à un premier demandeur en vertu de la loi intitulée Hatch-Waxman Act.

Aux termes de l’ancien Règlement, le fabricant de médicaments génériques ou biosimilaires ne pouvait réclamer les dommages que pour la période située entre le jour où un AA pour la demande relative à un médicament avait été reçue, et le jour où les procédures s'étaient conclues en faveur du fabricant de génériques.

Cela signifiait que les premiers arrivants ne pouvaient pas recouvrer des parts de marché perdues en permanence lorsque des fabricants de génériques entrés sur le marché ultérieurement avaient été en mesure de rattraper les premiers sur le marché. Les modifications permettront dorénavant aux demandeurs de tenir compte des pertes essuyées à la suite du retard à entrer sur le marché qui persiste, une fois le litige réglé. Par conséquent, les dommages-intérêts en vertu de l’article 8 pourraient dorénavant mieux dédommager le premier fabricant de génériques pour la perte de sa part de marché à long terme.

La théorie des jeux à propos de l’interdiction de 24 mois

Aux termes de l’ancien Règlement, au début d’un litige, le titulaire de brevets bénéficiait systématiquement d’une période d’interdiction de 24 mois empêchant Santé Canada d’approuver le médicament d’un demandeur d’approbation de médicaments génériques. Cependant, en pratique, le titulaire de brevet ne pouvait pas renoncer à cette interdiction s’il craignait qu’un demandeur d’approbation de médicaments génériques ait gain de cause et le poursuive en dommages-intérêts aux termes de l’article 8. Renoncer à l’interdiction mettrait fin aux procédures, qui seraient réputées être théoriques une fois que Santé Canada aurait donné son approbation.

En vertu du nouveau Règlement, le titulaire de brevet bénéficiera dorénavant d’une plus grande souplesse stratégique. Le titulaire de brevet est maintenant autorisé à renoncer à la période d’interdiction de 24 mois, sans que cela porte atteinte à l’action en contrefaçon sous-jacente. Il faut qu’il soit renoncé à la période d’interdiction dès le début des procédures. En renonçant à l’interdiction, le titulaire de brevet évite l’éventuelle responsabilité des dommages-intérêts au titre de l’article 8, tout en pouvant être en mesure de poursuivre les procédures en contrefaçon de brevet. Parallèlement, le demandeur d’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires doit prendre la décision d’accéder au marché ou non, au risque de contrefaire un brevet, si le litige n'est pas tranché en sa faveur.

Cette nouvelle souplesse stratégique en faveur des titulaires de brevets apporte d’importants éléments stratégiques à considérer pour les demandeurs d’approbation de médicaments génériques ou biosimilaires. Par le passé, des entreprises avaient obtenu d’importants dommages-intérêts au titre de l’article 8, même si elles n’avaient pas réussi à récolter de grands bénéfices sur le marché. Les entreprises avaient peut-être un incitatif à signifier un AA en vue d’obtenir des dommages-intérêts, plutôt que des profits sur le marché. Cet incitatif non rattaché au marché n’existera plus. En vertu du nouveau Règlement, les titulaires de brevet auront la capacité unilatérale de supprimer la responsabilité des dommages-intérêts au titre de l’article 8, en renonçant à la période d’interdiction.

En réfléchissant au fait de renoncer à la période d’interdiction ou non, les titulaires de brevet évalueront le risque lié à la responsabilité des dommages-intérêts au titre de l’article 8 en fonction de la solidité de leur preuve et d’autres facteurs qui pourraient avoir une incidence sur la responsabilité des dommages-intérêts au titre de l’article 8, y compris la disposition d’un demandeur subséquent à procéder à un lancement « à risque », la dynamique de la concurrence et l’incidence des stratégies de gestion du cycle de vie sur les dommages-intérêts accordés. Même s’il peut parfois être logique de renoncer à la période d’interdiction, les titulaires de brevet ne le feront pas à la légère, en raison de la prévision d’une baisse des bénéfices et d’une perte d’une part de marché aux mains d’un nouveau venu sur le marché. Si le titulaire de brevet renonce à la période d’interdiction et qu’il a gain de cause dans ses procédures, il pourra profiter des dommages-intérêts découlant de la contrefaçon de brevet, à la suite du lancement à risque auquel aura procédé le nouveau venu sur le marché.

La danse est sur le point de commencer

La nouvelle danse canadienne relative aux brevets est sur le point de commencer, et tous les participants, fabricants de médicaments génériques et biosimilaires, sont invités. Ces modifications font suite à d’autres changements importants en matière de propriété intellectuelle visant les sociétés pharmaceutiques au Canada, y compris la suppression de la « doctrine de la promesse » du droit sur l’utilité des brevets, la prolongation de la durée des brevets découlant des retards liés à réglementation, la modernisation du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, et l’évolution de la grille d’établissement des prix et des remboursements des médicaments au Canada, d’une façon plus générale. En cette époque de changements rapides, le Règlement apportera une modification fondamentale au contexte des brevets pharmaceutiques au Canada. Comme toujours, les gagnants seront ceux qui poseront les gestes les plus avisés.

Cet article a initialement été publié dans Managing Intellectual Property, le 26 septembre 2017.