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Il n’est plus possible d’être bleu : les monopoles sur la couleur sont à blâmer

Le 22 avril 2020

En marketing, on ne saurait trop insister sur le pouvoir des couleurs. Dans un récent sondage sur les couleurs et les marques, soixante-huit pour cent des personnes interrogées ont répondu que lorsqu’elles font des achats, les couleurs les aident à identifier les marques. Un autre sondage a rapporté que soixante-deux pour cent des personnes interrogées ayant vu des annonces publicitaires d’une durée de trente secondes avaient associé des marques en fonction de la couleur.

Que l’on parle des semelles de couleur rouge écarlate symboliques des chaussures à talons hauts de la marque Louboutin, de la couleur orange vif des boîtes-cadeaux Hermès (« un objet emblématique à part entière ») et de la couleur rose barbe à papa de l’isolant en fibre de verre Owens-Corning, toutes ces couleurs fonctionnent comme des raccourcis cognitifs permettant de les associer distinctement à leurs produits respectifs.

Prenez quelques secondes pour penser à la première idée qui vous vient à l’esprit lorsque le mot Tiffany est prononcé. Ce n’est certainement pas la fille moins connue de Donald Trump, mais plutôt le détaillant de bijoux de luxe, rendu populaire dans les années 50 par la nouvelle de 1958 de Truman Capote et par la comédie Breakfast at Tiffany’s réalisée en 1961 et mettant en vedette Audrey Hepburn. Quels sont les éléments de la marque qui vous viennent à l’esprit? Sans doute, l’image la plus immédiate est celle de Tiffany Blue – « symbole international d’élégance et de raffinement ».

La couleur éponyme est si essentielle à la marque que Pantone l’a normalisée pour assurer l’uniformité de ses emballages à ruban Tiffany, le Blue Box Café, le cuir, la papeterie ainsi que les pièces d’horlogerie assorties de couleur bleu œuf de merle. Il n’est donc pas surprenant que l’entreprise ait enregistré des marques de commerce aux États-Unis et ailleurs revendiquant la couleur comme étant une caractéristique de ses produits, y compris ses boîtes cadeaux et pochettes à bijoux.

Peu d’entreprises bénéficient de la reconnaissance instantanée de leur marque comme c’est le cas de Tiffany et encore moins peuvent la maîtriser avec une seule couleur. Néanmoins, de nouvelles entreprises ont tenté de s’inspirer de la stratégie du puissant bijoutier en revendiquant des droits exclusifs sur la couleur. Par exemple, en mai 2019, Glossier, l’entreprise en démarrage de produits de beauté, a déposé des demandes d’enregistrement de marque de commerce relativement à ses boîtes distinctives à lignes roses et ses sachets à bulles d’air roses. Après un premier refus de la part du United States Patent and Trademarks Office (USPTO), Glossier a affirmé que son emballage rose a acquis un caractère distinctif : « [traduction] lorsqu’ils voient la boîte rose, les clients savent immédiatement que c’est une boîte Glossier ». Il reste à voir si l’USPTO sera du même avis.

Des chroniqueurs récents comme The Fashion Law ont écrit sur la valeur de la couleur et sur l’augmentation de marques non traditionnelles de manière générale : « [traduction]… dans une ère fondamentalement numérique, où Instagram sert souvent de plateforme principale pour la découverte de nouveaux produits et où de nombreuses marques font de nombreux efforts publicitaires à grande échelle, mettre l’accent sur des éléments de marque supplémentaires très visuels a beaucoup de sens ». Elizabeth Segran de Fast Company souligne que la tendance vers une image de marque plus minimaliste reflète le déclin correspondant de la position dominante des logos.

Jusqu’à récemment, la couleur n’était considérée que comme l’une des caractéristiques d’une marque au Canada. Toutefois, le 17 juin 2019, les modifications apportées à la Loi sur les marques de commerce ont élargi la définition de « marque de commerce » pour y inclure les couleurs, de même qu’une variété de marques non traditionnelles comme les formes tridimensionnelles, les hologrammes, les images en mouvement, les goûts et les textures. La modernisation de la Loi sur les marques de commerce a rendu le Canada conforme aux normes internationales tel que le reflète le Traité de Singapour qui couvre de nouveaux types de marques de commerce, comme la couleur.

Avant cette modification législative, la couleur ne pouvait être enregistrée que si elle était appliquée à une forme particulière. Dans l’une des premières décisions à ce sujet, l’affaire Smith Kline & French Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce [1987] C.F. 628, la cour fédérale a accueilli l’appel de la décision du registraire refusant l’enregistrement de la couleur verte appliquée aux comprimés Tagamet. La Cour fédérale a conclu que la nuance spécifique de vert telle qu’appliquée à la surface d’un comprimé de forme particulière pouvait être enregistrée puisque cette situation n’était pas une demande d’enregistrement d’une couleur isolée et que la couleur pouvait servir d’élément distinctif du comprimé.

La décision Smith Kline a reconnu la capacité d’enregistrer une couleur qui était associée à un comprimé en 1987. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision dans l’affaire Astrazeneca AB c. Novopharm Ltd., SCJ No 166. Pourtant, par un étrange revirement, la Commission des oppositions des marques de commerce (COMC) n’a pas déclaré que le comprimé le plus populaire et le plus reconnu, soit la « petite pilule bleue », aussi connue sous l’appellation Viagra, était suffisamment distinct pour être enregistré (voir Novopharm Ltd. v. Pfizer Products Inc. [2009] TMOB 180.)

Alors que la COMC a reconnu que le comprimé bleu en forme de losange pouvait être enregistré, elle a estimé que la preuve présentée par Pfizer n’avait pas établi que la couleur bleue de sa marque était un caractère distinctif acquis du comprimé connu sous le nom de Viagra, à la date pertinente. La contestation de Novopharm a porté fruit puisque cela signifiait que la version générique du Viagra pouvait avoir la même couleur que le médicament de marque déposée, sans qu’il n’y ait atteinte à une marque de couleur.

Il n’y a aucun doute que le fait de permettre l’enregistrement d’une couleur, sans référence à une forme ou à un objet spécifique, supprime un obstacle qui peut offrir aux propriétaires de marques de produits plus de flexibilité pour construire leur empire. Le monopole sur une couleur, au sein d’une catégorie particulière de produits et de services, offre aux spécialistes du marketing la latitude requise pour étendre l’identité de la marque au moyen de diverses plateformes et supports. L’enregistrement d’une couleur libère également du fardeau d’enregistrer chaque composante d’une marque de manière fragmentaire. Une protection peut s’appliquer sans problème aux emballages, à un arrangement esthétique Instagram ou à l’aménagement intérieur de magasins.

Les entreprises situées au Canada cherchent déjà à se prévaloir de la possibilité d’enregistrer des couleurs. Par exemple, la Banque TD a récemment présenté des demandes pour enregistrer sa palette de couleur verte emblématique sous le nom de TD Verte et TD Verte numérique. MasterCard a demandé l’enregistrement de sa combinaison signature de rouge et jaune, la Banque Nationale du Canada a demandé l’enregistrement du rouge, et Interac a demandé l’enregistrement de la couleur ocre. Des entreprises comme Owens-Corning, qui a des enregistrements différents au Canada pour la couleur rose de sa mousse isolante de polyuréthane, ses évents d’entretoit et ses barres d’armature en polystyrène, pourraient bénéficier de l’enregistrement distinct d’une couleur qui, par le biais d’un seul enregistrement, pourrait s’appliquer à une variété de produits.

Bien sûr, afin de bénéficier d’une protection à si grande échelle, un demandeur doit démontrer qu’à la date du dépôt de la demande, la couleur elle-même est distinctive et qu’elle agit comme un moyen d’identification spécifique de la marque aux yeux de sa clientèle cible.

Les marques moins bien établies ou moins cohérentes peuvent trouver qu’il est difficile de surmonter cet obstacle. Néanmoins, l’extension des marques de commerce aux marques non traditionnelles rend le régime des marques de commerce du Canada plus conforme aux techniques modernes de mise en marché et à la tendance actuelle à utiliser les couleurs plutôt que les logos comme élément signifiant. Il est maintenant temps de penser à de nouvelles nuances de couleur pour créer votre empire.

La version originale de cet article est parue dans The Lawyer’s Daily (www.thelawyersdaily.ca), qui fait partie de LexisNexis Canada Inc.