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Voici venu le temps de discuter de la propriété des actifs de propriété intellectuelle générés par l’IA

Auteur(s) : Nathaniel Lipkus, Barry Fong, J. Bradley White

Le 13 décembre 2021

Des systèmes de protection de la propriété intellectuelle (« PI ») ont été mis en place depuis le Moyen Âge, encourageant les techniciens qualifiés et innovants grâce aux monopoles accordés à certaines industries. Pendant des centaines d’années, la politique en matière de propriété intellectuelle a été guidée par l’impératif de récompenser la créativité ou l’ingéniosité humaine qui apporte de nouvelles œuvres créatives et des inventions utiles à la société, en échange de la divulgation de ces œuvres et inventions pour favoriser le progrès, ce que l’on appelle le « marché ».

L’avènement de l’apprentissage automatique et de l’intelligence artificielle (« IA ») moderne remet désormais en question ce paradigme. Les ordinateurs sont devenus plus puissants et, à mesure qu’ils acquièrent des fonctions cérébrales d’ordre supérieur grâce à l’apprentissage automatique, ils ont développé la capacité d’exercer des activités que les humains considéreraient autrement comme originales ou inventives, créant ainsi des œuvres dignes de la protection par le droit d’auteur et des inventions dignes de brevets. Les ordinateurs quantiques vont certainement accélérer cette tendance.

Mais à qui appartiennent ces créations in silicio? La réponse est loin d’être claire, en partie en raison des objectifs politiques concurrents qui sous-tendent les systèmes de PI. Bien que la protection de la propriété intellectuelle soit conçue pour récompenser les humains à l’égard de leur créativité et de leur ingéniosité afin d’encourager ce type de comportement, elle est également conçue pour faire progresser le progrès technologique, quelle que soit la manière dont il se manifeste. Les lois de la propriété intellectuelle sont conçues par des humains pour des humains – mais doit-il en être ainsi?

L’année dernière, cette question a été mise au premier plan, tant dans le domaine des brevets que dans celui des droits d’auteur.

Brevets : l’IA peut-elle être une inventrice?

L’année 2021 a vu se profiler les premières décisions judiciaires mondiales visant à déterminer si un non-humain peut être un inventeur aux fins du droit des brevets. Le système d’IA appelé DABUS (Device for the Autonomous Bootstrapping of Unified Sentience) a été désigné inventeur dans une demande de brevet qui a été déposée dans 17 pays. DABUS a été créé par le chercheur Stephen Thaler et il est déclaré être le propriétaire des demandes de brevet. Les bureaux des brevets ont été contraints de déterminer si un brevet pour lequel DABUS a été désigné comme inventeur peut être délivré. Jusqu’à présent, quatre pays se sont exprimés à cet égard et les résultats sont mitigés.

En juillet 2021, DABUS a remporté deux victoires. Tout d’abord, le bureau des brevets d’Afrique du Sud a délivré un brevet mentionnant DABUS comme inventeur, bien qu’aucun motif n’ait été fourni, car l’Afrique du Sud accorde des brevets sans examen sur le fond (et ce brevet demeure assujetti à une contestation judiciaire).

Peu après, la Cour fédérale d’Australie est parvenue au même résultat en vertu du droit australien, expliquant que le droit des brevets n’exige pas que l’inventeur soit humain. Le tribunal australien était motivé par la nécessité de promouvoir et de récompenser l’innovation technologique, observant que le terme « inventeur » n’était pas défini et que son sens ordinaire (comme d’autres noms d’agent, comme « ordinateur » ou « lave-vaisselle ») n’exclut pas les non-humains. Après avoir conclu que DABUS était l’inventeur, le tribunal a estimé que Stephen Thaler était le propriétaire de l’invention parce qu’il tirait son titre de propriété de l’inventeur, DABUS. Pour arriver à ce résultat, le tribunal a expliqué qu’il n’était pas nécessaire qu’un inventeur soit une personne morale capable de céder des droits pour conclure que le titre de propriété a été « dérivé » de l’inventeur conformément à la Patents Act de l’Australie. Il sera intéressant de voir si ce raisonnement justifiant la cession des droits d’un inventeur non humain à un cessionnaire humain sera appliqué dans d’autres territoires.

Les tribunaux du Royaume-Uni et des États-Unis sont arrivés à une conclusion différente sur la question de l’invention. La Cour d’appel du Royaume-Uni a conclu que le caractère et les obligations d’un inventeur nécessitent qu’il soit humain. Les machines n’ont pas de personnalité juridique et ne peuvent pas avoir de droits ni en transférer à leurs propriétaires. Une machine ne peut pas déclarer qu’elle est le véritable inventeur d’une invention. Aux États-Unis, la District Court de l’Eastern District de l’État de Virginie a souligné la définition d’un inventeur dans la loi américaine sur les brevets comme étant un « particulier » (individual), qui doit être une « personne physique » (natural person) en vertu de la loi américaine, et l’obligation pour un inventeur d’indiquer sa « conviction » (belief) concernant sa qualité d’inventeur.

Aucune autorité canadienne ne s’est encore prononcée sur cette question, mais comme le droit canadien des brevets s’inspire très étroitement du droit des États-Unis et du Royaume-Uni, il va de soi que les visions de ces pays auront du poids dans toute affaire future. Cependant, comme en Australie, il n’y a pas de définition de l’« inventeur » dans la Loi sur les brevets du Canada.

Droit d’auteur : l’IA peut-elle être une auteure?

L’IA soulève également des questions nouvelles en matière de droit d’auteur, notamment sur la question de la paternité et de la propriété des œuvres générées par l’IA. En vertu de la loi actuelle sur le droit d’auteur au Canada, il n’est pas clair si les œuvres générées par l’IA sont protégées par le droit d’auteur. Le droit d’auteur protège les œuvres qui sont le produit de l’exercice de l’habileté et du jugement d’un auteur. La règle par défaut est que l’auteur est le premier titulaire du droit d’auteur (sous réserve de certaines exceptions). La Loi sur le droit d’auteur du Canada ne définit pas le terme « auteur », mais la jurisprudence en matière de droit d’auteur suggère qu’un auteur doit être une personne physique.

Les systèmes d’IA sont désormais capables de créer des œuvres qui sont générées – dans une certaine mesure ou même entièrement – indépendamment de l’intervention humaine. Cette évolution remet en cause la doctrine juridique établie qui a interprété et défini la qualité d’auteur comme un acte d’expression émanant d’un être humain. La question de savoir si les œuvres générées par l’IA sont protégées par le droit d’auteur et, dans l’affirmative, qui détient les droits sur ces œuvres reconnus par la loi, est une question importante qui a des implications sur la politique publique et l’économie canadienne.

En juillet 2021, le gouvernement du Canada a publié un document de consultation sollicitant des observations, notamment à l’égard d’un cadre moderne en matière de droit d’auteur pour l’IA au Canada. En ce qui concerne la paternité et la propriété des œuvres générées par l’IA, le document de consultation suggère trois approches possibles :

  • La première approche consiste à rendre les œuvres entièrement générées par l’IA inadmissibles à la protection du droit d’auteur. Cette approche reflète l’état du droit dans un certain nombre de pays, dont l’Australie, où (contrairement aux inventions brevetées) le droit d’auteur ne protège que les œuvres produites par un auteur humain, et non les œuvres générées par une machine.
  • La deuxième approche consiste à attribuer la paternité de l’œuvre à l’être humain ou aux êtres humains qui ont organisé sa création (mais pas à l’IA qui a effectivement créé l’œuvre). Cette approche des œuvres générées par l’IA a été mise en œuvre par des modifications législatives dans plusieurs pays de common law, notamment au Royaume-Uni, en Irlande et en Nouvelle-Zélande.
  • La troisième approche consiste à autoriser la protection par le droit d’auteur des œuvres générées par l’IA, mais à les considérer comme « sans auteur ». Selon cette approche, on peut supposer qu’aucun droit moral ne serait attaché aux œuvres générées par l’IA, ce qui signifie qu’aucun particulier n’aurait le droit de voir son nom attribué à l’œuvre en tant qu’auteur ou de préserver l’intégrité de l’œuvre.

Si l’adoption de l’une ou l’autre des approches susmentionnées contribuerait à clarifier les droits légaux sur les œuvres générées par l’IA en vertu du droit canadien, chacune d’elle a des implications économiques et de politique publique importantes. C’est particulièrement le cas étant donné l’importance de l’IA dans l’économie moderne et l’intérêt public à promouvoir le développement et l’utilisation de l’IA au Canada. Il reste à voir quelle approche le Canada adoptera.

Implications de la reconnaissance croissante de la propriété intellectuelle générée par l’IA

La décision de reconnaître et de récompenser officiellement les créations générées par l’IA dans le cadre des systèmes de propriété intellectuelle a des conséquences importantes.

Si les prestataires de services alimentés par l’IA ne peuvent pas protéger leurs créations, ils n’auront pas de pouvoir de négociation dans les accords commerciaux. Dans cette situation, les affaires commerciales devront être structurées de manière à ce que les contributions humaines servent de base pour faire valoir ou obtenir la protection par droit d’auteur ou par brevet. Si les régimes de brevets et de droit d’auteur sont considérés comme inadéquats, les entreprises peuvent également choisir de protéger leurs innovations en tant que secrets commerciaux plutôt que de divulguer publiquement leur PI. Les différences entre les territoires de compétence compliqueront ces évaluations commerciales.

À l’inverse, si les créations générées par l’IA peuvent bénéficier d’une protection par brevet ou par droit d’auteur, les propriétaires de l’IA la plus puissante auront le pouvoir de prendre le contrôle de pans entiers de la propriété intellectuelle, ce qui pourrait déclencher un bras de fer en matière de PI, opposant les humains aux machines. À ce stade précoce, où l’IA n’est qu’occasionnellement inventive, il est difficile d’imaginer réellement où cette autonomisation peut mener.

Les décisions politiques canadiennes en matière de PI concernant les créations générées par l’IA seront probablement motivées par le désir d’attirer, plutôt que de décourager, les investissements dans la recherche et le développement de l’IA au Canada. Ces décisions exigeront réflexion et créativité, et (osons le dire) une touche humaine.