L’importance d’une information dans un contexte de délit d’initié : les derniers enseignements du Tribunal administratif des marchés financiers du Québec

30 Août 2024 10 MIN DE LECTURE
Auteurs(trice)
Fabrice Benoît

Associé, Litiges, Montréal

Sophie Courville

Sociétaire, Litiges, Montréal

Anaïs Nguyen

Étudiant(e) d'été, Montréal

Quel seuil doit atteindre un projet de transaction pour être considérée comme une information importante inconnue du public? En vertu de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec, une information privilégiée s’entend de toute information qui est, à la fois, inconnue du public (c’est-à-dire, confidentielle) et susceptible d’affecter la décision d’un investisseur raisonnable (c’est-à-dire, importante).[1] Dans l’affaire Autorité des marchés financiers c. Gauthier (Gauthier),[2] le Tribunal administratif des marchés financiers (le Tribunal) a été amené à déterminer le degré de confidentialité et d’importance d’une information dans un contexte de délit d’initié. Dans le cadre de cette détermination, le Tribunal a souligné qu’un projet d’acquisition devait avoir atteint un certain degré de certitude transactionnelle pour être en soi une information importante.

Le contexte

L’affaire Gauthier concernait des allégations de délit d’initié impliquant un usage interdit d’informations privilégiées dans le cadre du projet d’acquisition de Napec inc. (Napec), un émetteur assujetti, par Oaktree Capital Management L.P. (Oaktree) (la Transaction). La Transaction avait pour but d’éviter à Napec de se retrouver en défaut de paiement aux termes d’une entente de crédit syndiquée.

L’Autorité des marchés financiers (l’AMF) a allégué que les intimés, Gauthier et Racine, avaient commis un délit d’initié en utilisant et en communiquant de l’information privilégiée, en violation des articles 187 à 189 de la Loi sur les valeurs mobilières. Le 3 novembre 2017, Gauthier a participé à une conférence téléphonique concernant la privatisation de Napec en sa qualité d’employé d’une banque prêteuse de Napec et a dû signer une entente de confidentialité. L’entente devait rester en vigueur jusqu’à ce que la Transaction soit rendue publique le 4 décembre 2017, et elle a permis à Gauthier d’accéder à de l’information sur la Transaction dans le cadre de l’approbation de modifications à une entente de crédit syndiquée.

Dans l’heure qui a suivi la conférence téléphonique, Gauthier a communiqué avec un ami pour l’inciter à acheter des actions de Napec. Il a également recommandé l’achat d’actions de Napec lors d’événements sociaux entre amis, dont un auquel assistait l’intimé Racine, qui est décrit comme un ami très proche de Gauthier. Racine a par la suite acheté un nombre considérable d’actions de Napec. Jusqu’à ce que la Transaction soit officiellement annoncée au public, Gauthier a continué d’être impliqué au niveau des modifications à l’entente de crédit syndiquée et est resté informé de l’avancement de la Transaction.

Le Tribunal a conclu que Gauthier avait communiqué à plusieurs personnes de l’information privilégiée concernant Napec et fourni sur des opérations des conseils fondés sur cette information. Il a également conclu que Racine avait lui aussi utilisé et diffusé cette information en vue de la négociation de titres de Napec tout en sachant que cette information émanait d’un initié.

Par conséquent, le Tribunal a imposé des pénalités administratives totalisant 350 000 $ à Gauthier et 250 000 $ à Racine. Il a également ordonné à Racine de remettre à l’AMF le profit de 88 398 $ tiré des opérations d’initié. De plus, le Tribunal a imposé à Gauthier et à Racine, pour une période de cinq ans, une interdiction d’exercer toute activité en vue d’effectuer une opération sur valeurs, à l’exception des opérations exécutées pour leur propre compte sous certaines conditions, ainsi qu’une interdiction d’agir comme administrateur ou dirigeant d’une société ouverte et de travailler comme consultant ou gestionnaire de fonds d’investissement.

L’analyse du Tribunal sur ce qui constitue une information privilégiée

Le caractère confidentiel d’une information

Comme mentionné ci-haut, dans un contexte de délit d’initié, une information privilégiée s’entend de toute information encore inconnue du public et susceptible d’affecter la décision d’un investisseur raisonnable. En l’espèce, Gauthier a nié avoir appris l’existence de la Transaction le 3 novembre 2017, et Racine a prétendu que l’information était déjà connue du public, citant des rumeurs qui circulaient au sujet d’une éventuelle opération.

Le Tribunal n’a pas été de cet avis et a établi une distinction claire entre des rumeurs concernant une éventuelle opération et une réelle fusion ou acquisition future. Des rumeurs d’acquisition constituent de simples spéculations, non pas une information communiquée au public, car une information n’est « connue du public » que lorsqu’elle est largement diffusée afin que les marchés soient dûment informés. Dans l’affaire Gauthier, l’information en question n’a été connue du public qu’après le dépôt du communiqué de presse et de la déclaration de changement important le 4 décembre 2017 ; avant ce moment, elle était considérée comme de l’information confidentielle.

La notion de « certitude transactionnelle » et le test de probabilité/importance

L’analyse de l’importance d’une information consiste à déterminer si la connaissance d’une opération particulière est susceptible d’affecter la décision d’un investisseur raisonnable, et il est reconnu que tout changement important dans le statut d’un émetteur assujetti est le type d’information susceptible d’affecter le jugement d’un investisseur prudent.[3]

Dans l’affaire Gauthier, le Tribunal a reconnu que les négociations entourant une éventuelle opération pouvaient affecter la décision d’un investisseur, mais seulement dans la mesure où celles-ci étaient raisonnablement susceptibles de se concrétiser et d’avoir un effet sur le cours du titre.[4] Sur cette base, le Tribunal a observé que, pour être en soi de l’information privilégiée, le projet d’acquisition devait avoir atteint « un certain degré de certitude transactionnelle ».[5] Cette notion, bien qu’il s’agisse d’une nouvelle terminologie, n’est pas nouvelle. En effet, elle semble refléter le test de probabilité/importance (probability/magnitude test) établi par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Basic Inc. v. Levinson (Basic).[6]

L’affaire Basic concernait la fusion de deux sociétés, dont la demanderesse, Basic inc. (Basic). Au cours des années précédentes, bien que les représentants des sociétés aient tenu diverses réunions concernant la possibilité d’une fusion, Basic avait fait des déclarations publiques niant l’existence de négociations en vue d’une fusion. Les intimés, d’anciens actionnaires de Basic accusés de délit d’initié, avaient vendu leurs actions entre le premier démenti public de Basic concernant la fusion et la suspension de la négociation des actions de Basic avant l’annonce de la fusion.

La Cour suprême des États-Unis a conclu que le critère de l’importance devait dépendre de la question de savoir si un investisseur raisonnable jugerait importante l’information concernant le fait omis.[7] Le tribunal a rejeté le critère de l’accord de principe (agreement-in-principle), selon lequel des discussions préliminaires à propos d’une fusion ne deviennent importantes qu’après que les participants à la fusion se sont entendus sur le prix et la structure de l’opération. Le tribunal a plutôt opiné que l’évaluation de la probabilité d’une fusion et de son importance pour l’entreprise nécessitait une approche au cas par cas. Il a ainsi reconnu et entériné le test de probabilité/importance (probability/magnitude test), mentionné pour la première fois dans l’affaire SEC c. Texas Gulf Sulphur Co., et a énoncé un certain nombre d’éléments à prendre en considération lors de l’application de ce test :

  • une indication que les échelons supérieurs de l’entreprise considèrent l’opération comme importante, telle que des résolutions du conseil d’administration, des instructions communiquées aux banques d’investissement, etc.
  • les négociations en cours entre les parties ou leurs intermédiaires, en tant qu’indicateurs de la probabilité que l’opération se concrétise
  • divers autres facteurs, tels que la taille des entreprises concernées et la prime attendue par rapport au cours de l’action

Toutefois, la Cour a estimé qu’aucun événement ou facteur unique, autre que la réalisation de l’opération, ne pouvait déterminer de manière concluante l’importance de discussions entourant une fusion.

Le test de probabilité/importance a ensuite été accepté par des juridictions canadiennes, notamment en Ontario, en Alberta et au Québec. En effet, les Commissions des valeurs mobilières de l’Ontario et de l’Alberta ont toutes deux intégré ce critère dans leur détermination de l’importance d’une information dans les affaires de délit d’initié.[8] Ainsi, conformément au test de probabilité/importance, ces autorités de réglementation considèrent le sérieux des négociations entourant une acquisition comme un facteur clé dans la détermination de l’importance d’une information.[9]

Le test de probabilité/importance a aussi repris par le Tribunal au Québec dans la décision relative à l’affaire Autorité des marchés financiers c. Bertrand, dans laquelle le Tribunal a noté que ce test américain était généralement reconnu par le droit canadien des valeurs mobilières.[10] Il a ensuite été mentionné dans plusieurs autres décisions[11] et, finalement, son application a été résumée dans la décision relative à l’affaire Autorité des marchés financiers c. Baazov. Dans cette décision, le Tribunal a statué que, dans l’analyse du caractère privilégié d’une information, il faut notamment tenir compte des circonstances entourant cette information, de la nature et de la taille de l’émetteur, ainsi que du marché dans lequel il évolue. Le Tribunal a également estimé que, lorsqu’il doit analyser l’impact sur la décision de l’investisseur raisonnable pour un événement contingent, le Tribunal « peut fonder son analyse sur un test de probabilité de l’événement et de son impact, à savoir le “probability/magnitude test” ».[12]

Les répercussions potentielles de la notion de certitude transactionnelle

L’affaire Gauthier réaffirme le principe suivant lequel les restrictions relatives aux opérations d’initié s’appliquent relativement à une transaction dès le moment, non pas où celle-ci est officiellement approuvée, mais plutôt où sa conclusion est considérée comme assez probable, même si les parties ont encore certaines formalités à régler.

Il reste à déterminer si la notion de certitude transactionnelle discutée par le Tribunal pourrait conduire les autorités de réglementation et les tribunaux du Québec à modifier légèrement leur approche lorsqu’ils déterminent l’importance d’une information inconnue du public et son impact sur les investisseurs et les marchés.


[1] Voir la définition d’« information privilégiée » à l’article 5 de la Loi sur les valeurs mobilières, RLRQ, c. V -1.1.

[2] Autorité des marchés financiers c. Gauthier, 2024 QCTMF 26.

[3] Autorité des marchés financiers c. Gauthier, précitée, note 1, par. 70.

[4] Autorité des marchés financiers c. Gauthier, précitée, note 1, par. 72, citant Autorité des marchés financiers c. Roy, 2014 QCBDR 142, par. 140.

[5] Autorité des marchés financiers c. Gauthier, précitée, note 1, par. 71.

[6] Basic Inc. c. Levinson, 485 U.S. 224 (1988), citant SEC c. Texas Gulf Sulphur Co. 401 F.2d 833 (2d Cir. 1968).

[7] Le tribunal américain faisait référence au précédent TSC Industries, Inc. c. Northway, Inc, 426 U.S. 438.

[8] Voir Re Sheridan (1993), 16 O.S.C.B. 6345, Donnini (Re), précitée, note 10, par. 130 à 138, et Holtby, Re, 2013 ABASC 45, par. 510–515.

[9] Holtby, Re, 2013 ABASC 45, par. 510–515.

[10] Autorité des marchés financiers c. Bertrand, 2012 QCBDR 97 citant Donnini (Re), 2002 LNONOSC 570, paras. 130 à 134 ; YBM Magnex International inc. (Re), 2003 LNONOSC 337, par. 525 ; Donald (Re), 2012 LNONOSC 546, par. 205 à 207.

[11] Autorité des marchés financiers c. Lamarre, 2014 QCBDR 29, par. 121 ; Autorité des marchés financiers c. Roy, précitée, note 6, par. 140–141 ; Autorité des marchés financiers c. Pharand, 2014 QCBDR 112, par. 161, 409.

[12] Autorité des marchés financiers c. Baazov, 2017 QCTMF 103, par. 121.